Dieu veut que tous les hommes soient sauvés ! par Marcel Neusch – Textes d’Augustin
Dieu veut que tous les hommes soient sauvés ! par Marcel Neusch
Dieu veut que tous les hommes soient sauvés !
Sans doute, les auditeurs d’Augustin étaient en majorité des chrétiens, fidèles et catéchumènes. Ce sont eux qui viennent l’écouter à l’église. Mais à côté des chrétiens de la « Grande Eglise », il y a ceux qui ont fait schisme, les donatistes, ou qui adhèrent à d’autres croyances, les manichéens. Il y a surtout les païens, peu nombreux (pauci), dit-il, en réalité plus nombreux qu’il ne veut bien l’admettre. Aucune catégorie sociale ne le laisse indifférent. Car ce qui est en jeu, c’est le salut, et Augustin ne se résigne à la perte de personne.
A quelles conditions peut-on être sauvé ? Augustin est parfois excessif, par exemple lorsqu’il prétend, face aux donatistes, qu’en dehors de l’Eglise, on peut tout avoir, sauf le salut. Certes, il fait une différence entre l’Eglise et le Royaume. S’il incline parfois à les confondre (Cité de Dieu 20, 9), c’est dans la mesure où l’Eglise visible est le lieu où le Royaume est déjà inauguré. Mais ailleurs, il qualifie d’extravagante l’opinion qui les identifie (Sur la virginité 24). Autrement dit, on peut appartenir au Royaume sans appartenir à l’Eglise, et inversement.
Qu’il y ait accès au salut hors de l’Eglise visible, l’idée affleure parfois, même si c’est rarement. Augustin sait que les apparences peuvent être trompeuses. Il affirme non sans audace : « Dans cette ineffable science de Dieu, beaucoup de ceux qui paraissent au-dehors sont au-dedans et beaucoup de ceux qui paraissent au dedans sont au dehors (Sur le baptême V, 27, 38). C’est cette conviction qui sera clairement reçue à Vatican II. Nous lisons en effet dans Lumen Gentium (n° 13) : « A cette unité (catholique) appartiennent sous différentes formes ou sont ordonnés, et les fidèles catholiques, et ceux qui par ailleurs ont foi dans le Christ, et enfin tous les hommes sans exception que la grâce de Dieu appelle au salut. »
En réalisant ce numéro des Itinéraires Augustiniens sur les contemporains d’Augustin, il ne s’agit pas seulement de découvrir le milieu social et religieux d’Hippone. Tous ceux qu’il a croisés dans les rues d’Hippone ou à Carthage ont été ses interlocuteurs, à un moment ou à un autre. Son intention n’était pas de vaincre en eux des adversaires, mais de les convaincre de la vérité catholique, l’enjeu étant leur salut.
« Pour vous je suis évêque, avec vous je suis chrétien ! », disait-il. Vobis sum episcopus, vobiscum sum christianus (cité à Vatican II dans LG n° 32). S’il tenait par-dessus tout à son titre de chrétien, il n’était pas moins attaché à son titre d’évêque, titre d’une responsabilité devant Dieu, qui s’étend bien au-delà des seuls chrétiens.
Toutes les nations sont appelées au salut. L’Eglise, tentée de se fermer sur elle-même, a fait l’option dès le départ d’accueillir les païens, toutes portes ouvertes. Nul n’est exclu a priori du salut. Les deux textes d’Augustin soulignent cette universalité du salut offert par Jésus-Christ à tout homme.
Tout homme qui invoquera le nom du Seigneur sera sauvé !
« Un temps devait venir où tous les peuples croiraient en Dieu ; et le bienheureux Apôtre, nous parlant de ce temps annoncé par les prophètes, cite ce témoignage de l’un d’eux « Et tout homme qui invoquera le nom du Seigneur sera sauvé. » A l’origine, le seul Israël invoquait le nom du Seigneur, Créateur du ciel et de la terre. Les autres nations invoquaient des idoles muettes et sourdes qui ne les entendaient point, ou des démons qui les entendaient, mais pour leur malheur. Vint enfin la plénitude des temps et la prophétie fut réalisée : « Et tout homme qui invoquera le nom du Seigneur sera sauvé. » Cependant les Juifs voyaient d’un œil d’envie la prédication de l’Evangile aux Gentils ; même ceux d’Israël qui croyaient au Christ prétendaient qu’il ne fallait pas annoncer l’Evangile aux incirconcis ; déjà, c’est contre eux que l’apôtre Paul cite le témoignage : « et tout homme qui invoquera le nom du Seigneur sera sauvé… »
(Sermon 56, 1. in Georges Humeau, Les plus beaux sermons de saint Augustin. IEA, 1986. I, p. 234.)
Devant toutes les nations, le Seigneur a dévoilé son salut
« Le Seigneur a fait connaître son salut. » Sa droite, son bras, son salut, c’est Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont il est dit : « Et toute chair verra le salut de Dieu » (Lc 3, 6). C’est encore de ce salut que le saint vieillard Siméon a dit en prenant l’enfant dans ses bras : « C’est maintenant, Seigneur, que tu peux laisser aller en paix ton serviteur, selon ta parole, car mes yeux ont vu ton salut (Lc 2, 28). Le Seigneur a fait connaître son salut. » A qui l’a-t-il fait connaître ? A une partie du monde ou au monde entier ? Ce n’est point à une partie seulement. Que nul ne nous trompe, que nul ne nous séduise en disant : « Le Christ est ici, ou il est là. » Dire qu’il est ici ou là, c’est ne montrer que des parties du monde. Or, « à qui le Seigneur a-t-il révélé son salut ? » Ecoute la suite : « Devant toutes les nations, il a dévoilé sa justice. » La droite de Dieu, le bras de Dieu, le salut de Dieu et la justice de Dieu, c’est notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ.
(Augustin, Discours sur les Psaumes Cerf, 2007. Ps 97, 2)
L’auditoire de saint Augustin, par Mihaï Iulian Danca
« Je les aime de la même tendresse les uns comme les autres » (Lettre 209)
« Pour vous je suis évêque, avec vous je suis chrétien » (Sermon 340)
Saint Augustin exerça son ministère pastoral dans le diocèse d’Hippone pendant plus de trente-cinq ans, de 391 à 426. Si beaucoup d’entre nous connaissent son parcours jusqu’au moment de sa conversion, nous connaissons peut-être un peu moins la période qui a suivi cet épisode marquant de son existence. Or, sur un plan religieux, la meilleure partie de la vie d’Augustin ne fait que commencer au moment où il abandonne les habits du vieil homme pour revêtir l’homme nouveau. Et c’est cette existence nouvelle qui captive les milieux les plus diversifiés de l’Afrique. La parole d’Augustin attire non seulement toutes sortes de catégories de chrétiens, mais aussi des païens, des juifs, et même des schismatiques, comme les donatistes. Nous allons donc esquisser le portrait de ce public à qui Augustin a consacré la majeure partie de sa vie et de son ministère1.
Les païens en voie de disparition
Les habitants d’Hippone étaient en grande majorité chrétiens. Ils appartenaient à la plupart des classes sociales, rassemblant des pêcheurs, des marins, des manœuvres, des tisserands, des maraîchers, des commerçants, des soldats, des fonctionnaires, des hommes de lettres et même des ascètes. Augustin éprouvait même une certaine fierté lorsqu’il disait de sa communauté qu’ «il n’y a pas une maison qui ne compte au moins un chrétien, et presque pas de maisons où le nombre des chrétiens ne dépasse pas celui des païens » (Sermo 302, 19, 21 ; Ep. 199, 38).
Pourtant, l’Afrique comptait encore un grand nombre de païens, plus particulièrement dans les catégories sociales élevées. Il y avait encore des villes où les païens formaient la majorité et où la cohabitation avec les chrétiens n’était pas toujours facile. A Calama, la cité épiscopale de Possidius, ou à Madaure, la patrie d’Apulée, les païens causaient des difficultés aux chrétiens. Mais généralement, la noblesse africaine était, à quelques exceptions près, entièrement chrétienne : « Qu’y a-t-il de plus nombreux que l’Eglise, répandue dans tout l’univers ? Parmi les riches ? Combien de riches sont entrés dans son sein ! Parmi les pauvres? Combien de milliers d’entre eux l’on y compte ! Parmi les nobles ? La noblesse y est presque tout entière » (Sermo 51,4).
Parmi ceux qui n’avaient pas encore adhéré à la foi chrétienne, il subsistait des païens influents qui ne voulaient rien entendre de cette religion de masse qu’était devenue à leurs yeux le christianisme. S’ils s’obstinaient à ne pas rentrer c’était en partie à cause d’un certain nombre de contraintes, entre autres celle concernant la liberté de leur comportement sexuel. D’autres païens se scandalisaient de la banalité des mœurs, prétendument nouvelles, des chrétiens : « Les étrangers qui ne veulent pas devenir chrétiens y trouvent des occasions de s’excuser ; et quand on les exhorte à croire, ils répondent : Veux-tu que je ressemble à un tel et un tel? Ils les nomment. Il dit vrai quelquefois » (Sermo 15,6) et surtout de leurs interminables controverses doctrinales : « Le seul reproche qu’ils nous adressent est celui-ci : Pourquoi, disent-ils, ne vous entendez-vous pas? Ainsi ceux qui sont restés païens parmi les gentils n’ont plus rien à objecter contre le Christ et ils ne blâment plus dans les chrétiens que leurs divisions » (Sermo 47,28). D’autres encore récusaient cette facilité avec laquelle le baptême effaçait les péchés, ce qui revenait à dire que tout au long de la vie, celui qui allait se faire baptiser avait l’autorisation de faire ce qu’il voulait, de mener une vie de désordre pour se faire ensuite baptiser à la dernière minute, sur son lit de mort. Sans doute que la période extrêmement longue du catéchuménat (parfois plus de soixante ans) pouvait se prêter à de telles interprétations erronées.
L’histoire a retenu également parmi les adversaires du christianisme quelques polémistes savants, tel le rhéteur Maxime de Madaure avec qui Augustin a eu quelques accrochages assez forts (Ep. 17), mais aussi des savants dont l’intérêt pour le christianisme était sincère. On peut citer parmi ces derniers, Longinien, un lettré imprégné de platonisme, qu’Augustin désigna comme un homme profondément honnête (Ep. 234, 1-3 ; 233).
L’espace religieux de l’Empire va changer à partir des années 391-392 lorsque les décrets particulièrement oppressifs de Valentinien II et Théodose interdisent toute pratique du culte païen. Augustin a donné son assentiment à ces lois qui liquidaient de fait le paganisme (Ep.91, 8 ; 103,1 ; 97,2) et dans ses sermons il n’hésite pas à féliciter le zèle manifesté par les chrétiens contre les faux dieux : « Dieu veut en effet, Dieu ordonne que l’on fasse disparaître toutes les superstitions des païens et des gentils […] il est des lieux où sans avoir été excité par aucun exemple on a commencé à accomplir sérieusement cette destruction salutaire : ne sommes-nous donc pas autorisés à croire qu’en présence de ce qui s’est fait ailleurs on pourra agir ici plus complètement encore, au nom du Seigneur et avec le secours de sa main? […] Vous venez de crier : Carthage doit ressembler à Rome ! Quoi! La capitale de la gentilité a commencé et les autres villes ne l’imiteront pas ? […] Les dieux romains sont anéantis à Rome, et ils sont encore ici? » (Sermo 24,6). Le mépris des idoles peut aller très loin car Augustin s’empresse parfois de prêcher contre eux, et il se moque des dieux de bois, de pierre, de bronze, de marbre, d’argent et d’or qui « ont des yeux d’or, mais voient aussi peu que ceux de matière vile » (Sermo 105,12).
Certes, s’il était facile de chasser les idoles des temples, il était beaucoup plus difficile de les chasser du cœur et de l’imagination de l’homme. Les jeux de l’amphithéâtre avec les combats d’animaux ou les luttes des gladiateurs, les courses qui avaient lieu au cirque, les grands spectacles du théâtre avec ses acteurs régulièrement composés de prostituées et d’entremetteurs attiraient bon nombre de baptisés à tel point que pendant les jours de grandes fêtes et de jeux, l’église était quasiment vide : « Vous êtes là, devant moi, une poignée seulement. Voici que va venir le jour de la Passion du Christ, voici bientôt Pâques. Et ce local ne pourra pas contenir votre foule ; il sera rempli de ceux-là mêmes qui à présent remplissent le théâtre » (Denis2 17, 8 et 9 ; In psalmos 50,1 ; 19,6). Or, un évêque du temps d’Augustin devait naturellement prêcher contre toutes ces pratiques comme il sait le faire par exemple à Carthage où les spectacles se succèdent en grand nombre. Dans cette ville, rares sont les occasions où Augustin ne prêche pas contre les jeux en comparant Carthage à la ville de Ninive qui fut menacée de destruction par le prophète Jonas si elle refusait de se convertir. A cela on peut ajouter encore le prestige des antiques pratiques superstitieuses, car pour les foules (y compris les chrétiens) deux assurances valent mieux qu’une, surtout pendant les malheurs, la maladie, ou bien pour se protéger du mauvais œil et des démons omniprésents à l’époque.
Un dernier obstacle tout aussi sérieux auquel Augustin a dû faire face concernait la décadence du monde qui, selon les païens, commença avec l’apparition des chrétiens. L’épisode dramatique de la chute de Rome en 410 ne fit que réveiller les vieilles objections à l’encontre des chrétiens. En réaction, Augustin rédigea La Cité de Dieu qui est en somme une réfutation monumentale du paganisme. Dans cette vaste entreprise Augustin va déborder le simple cadre entre l’ancienne et la nouvelle culture, pour faire de cet antagonisme un conflit éternel entre le bien et le mal, entre le mensonge et la vérité, une lutte de Satan contre Dieu.
Le refus des juifs
Il y avait un nombre important de juifs autant à Hippone qu’à Carthage. Augustin connaît bien leurs coutumes et le ton vis-à-vis d’eux est tantôt âpre, tantôt empreint de tendresse. Il n’aime pas les voir aller au théâtre le jour du sabbat, mais il préfère les voir plutôt en train de faire un travail utile dans la campagne que d’aller provoquer le tumulte au théâtre (Sermo. 9,3) ; il n’a pas des mots tendres pour leurs femmes qui, le jour du sabbat, passent leur temps à « danser sans pudeur tout le jour sur les terrasses » (Sermo 9,3). Il emploie également des mots durs pour dénoncer leur aveuglement et leur refus de reconnaître le Fils de Dieu (Guelf 3. 10,3) aussi bien que leur fausse interprétation de l’Ancien Testament qui, selon Augustin, ne leur appartient plus : « Ils le lisent en aveugles et le chantent en sourds » (Guelf. 2,1).
Bien évidemment, ces expressions nous choquent et le paradoxe chez Augustin est qu’il reste malgré tout redevable à l’héritage d’Israël. A ce titre, il n’oublie jamais les droits les plus anciens d’Israël, car – en s’appuyant sur Saint Paul – il dit que les branches de l’olivier sauvage qui ont été greffées sur l’olivier franc ne peuvent pas se glorifier aux dépens des branches naturelles (Adversus Judaeos 1,1 et 10, 5). Mais en même temps, il est saisissant de voir comment, à l’occasion d’un sermon sur la parabole du fils prodigue, Augustin compare les juifs au fils aîné, rentrant des champs à la maison. Il voit la Loi chez lui et la même Loi aussi chez nous (les chrétiens), les prophètes chez lui et les prophètes chez nous. Le fils aîné est touché par la symphonie, les voix, le chœur, les fêtes et la célébration eucharistique, mais il se tient près de l’église pour écouter sans y rentrer. Et pourtant, à ce fils aîné, le père dira : « Mon fils, n’es-tu pas toujours avec moi ? » (Caillau, 2, 8 – 11 ; M. 260 – 262. [Guelf. 23,5 ; 24,4]4 ). C’est là une manière pour Augustin d’interpréter toute chose à travers l’Ecriture. De cette façon, il gardait un certain respect pour ceux qui, parmi les juifs, étaient d’après lui les plus « sérieux » (c’est-à-dire ceux qui éprouvaient un intérêt pour la foi chrétienne et avec qui on pouvait dialoguer), même si à l’évidence il constatait qu’il est rare que le fils aîné rentre à la maison.
La répression des donatistes
Le donatisme a été la grande croix qu’Augustin a dû porter pendant une longue période de sa vie. Lorsqu’il arriva à Hippone, la ville était presque tout entière aux mains de la pars Donati et dans beaucoup d’autres villes, les donatistes étaient plus nombreux que les communautés catholiques.
Pour comprendre la position d’Augustin, nous devons distinguer chez lui ce qui est du domaine de la persuasion et ce qui est du domaine de la contrainte. S’il reconnaît dans ses écrits que l’erreur en tant que telle n’a aucun droit à la tolérance, il est aussi conscient qu’aucun homme ne peut être malgré lui contraint à embrasser la foi.
Pourtant les excès et la déloyauté des chefs donatistes ont amené peu à peu Augustin à changer d’avis : du défenseur des lois anti-donatistes et de leur application modérée, Augustin commença à regarder la contrainte en matière de foi comme un moindre mal, car, au moins, elle amenait les donatistes dans la vraie Eglise. Ainsi, à partir de 411, Augustin devient l’avocat du bon droit des empereurs, mais sans jamais aller jusqu’à demander l’exécution des hérétiques, chose pour lui abominable. Au contraire, il ne voit pas d’autres moyens de contrainte que ceux auxquels recourent les maitres libéraux et les pères de famille, c’est-à-dire le bâton et les verges… « Juge chrétien, remplissez le devoir d’un bon père; réprimez le mal sans oublier ce qui est dû à l’humanité; que les atrocités des pécheurs ne soient pas pour vous une occasion de goûter le plaisir de la vengeance, mais qu’elles soient comme des blessures que vous preniez soin de guérir. Veuillez ne pas vous départir de ces paternels sentiments qui vous ont porté à ne pas user de chevalets, d’ongles de fer, ni de flammes, mais simplement de verges pour obtenir l’aveu de si grands crimes. Les verges sont à l’usage des maîtres d’arts libéraux, des pères eux-mêmes et souvent aussi des évêques dans les jugements qu’ils sont appelés à prononcer » (Ep. 133,2 et 134,2 ; cf. 185,21).
Comment expliquer cette attitude d’Augustin ? D’abord, il faut dire qu’Augustin ne croyait pas que l’on pouvait éduquer l’humanité sans peines ni sanctions. Cela peut expliquer pourquoi il trouva un aspect positif à la contrainte morale, confirmée entre autres, sur le terrain, par la contribution qu’apporta l’usage de la force au rétablissement de l’unité. Ajoutons à cela le fait qu’à la surprise générale, pour beaucoup de donatistes, l’abandon de l’attitude intransigeante au profit de leur retour dans l’Eglise était vécu comme un véritable soulagement. Beaucoup de donatistes restaient souvent en dehors des controverses et des discussions interminables, ils étaient donatistes tout simplement parce qu’ils descendaient de grands-parents qui furent rebaptisés à un moment donné. Autrement dit, ils chantaient le même Alléluia, écoutaient les mêmes lectures, célébraient la même Pâque, et malgré cela, l’un allait dans une église et l’autre dans une autre. C’est donc dans ce contexte qu’Augustin commença à réfléchir sur la compelle intrare de l’Evangile : « Le maître dit alors au serviteur : « Va sur les routes et dans les sentiers, et insiste pour faire entrer les gens, afin que ma maison soit remplie » » (Lc. 14,23 ; cf. aussi Ep. 185, 6, 24).
Mais qu’en était-t-il du problème donatiste dans le milieu plus restreint d’Hippone ? A Hippone et plus généralement dans le diocèse d’Augustin, les donatistes étaient majoritaires au moment de sa nomination épiscopale. Les rapports avec les catholiques étaient plutôt mauvais, et à tel point qu’il est étonnant de voir les catholiques avoir de meilleures relations avec les païens qu’avec les donatistes. Dans la ville d’Hippone la cohabitation connaît des épisodes où l’on voit les deux camps s’espionner les uns les autres et si les cas de violence sont rares, d’ordinaire les deux groupes vivaient pacifiquement. Dès l’époque où il était prêtre à Hippone, on voit même des donatistes écouter ses sermons, et la grande Eglise avait toujours un public mêlé. Et lorsqu’il devient évêque, Augustin essaie d’entretenir de bonnes relations avec l’évêque schismatique de la même ville. Pourtant, nous savons, par exemple, qu’il y a eu à Hippone en 405 une réunion effectuée sous la contrainte et dont Augustin écrira : « La tristesse de l’Eglise de Thiave ne laissera aucun repos à mon cœur, jusqu’à ce que je sache les fidèles de cette Eglise revenus pour vous à leurs sentiments d’autrefois: il faut que cela se fasse sans retard […] afin d’épargner ces angoisses à tout un troupeau, et surtout à ceux qui sont depuis peu rentrés dans l’unité catholique, et que je ne puis en aucune manière abandonner » (Ep. 83,1).
C’est aussi à partir de 405 et jusqu’en 411 (l’année de la réunion définitive avec l’Eglise) que le diocèse d’Augustin fut sans arrêt bouleversé par toutes sortes de troubles qui chagrinaient l’évêque d’Hippone. La preuve en est une des lettres envoyée en 409 à Victorin, un prêtre espagnol, après l’invasion de la péninsule ibérique par les barbares : « Chez nous aussi règne la misère ; au lieu des barbares, nous avons les circoncellions, et l’on est encore à se demander qui des deux sont les plus terribles : les circoncellions pillent, incendient, assassinent en tous lieux, ils jettent de la chaux et du vinaigre dans les yeux de nos prêtres » (Ep. 111, 1-2).
L’œuvre de la réunification s’avérait en effet extrêmement difficile, surtout à partir de 411. Et les gens étaient divisés sur l’attitude adoptée par saint Augustin: certains le trouvaient trop excessif, d’autres le jugeaient trop indulgent et les deux camps méconnaissaient pour la plupart ces bonnes intentions. Pas étonnant alors de le voir se plaindre de ses propres fidèles qui faisaient obstacle à la réconciliation générale. Toutefois, dans les dernières années de sa vie, il n’est presque plus question du donatisme, et lorsqu’Augustin mourut, il laissa derrière lui, au moment du siège par les Vandales, une ville unifiée par la foi.
La lutte contre les hérétiques
Déjà à l’époque où il n’était encore qu’un jeune prêtre, Augustin a eu à faire à d’autres groupes d’hérétiques, entre autres le manichéisme dont lui-même fut un adepte pendant neuf longues années. Les manichéens avaient une communauté dans la ville d’Hippone et Augustin ne cessa, jusqu’à un âge avancé, de les réfuter plus ou moins directement à travers toute une série d’ouvrages.
En dehors de sa ville, dans la campagne aux alentours d’Hippone, il trouva encore une curieuse communauté dite des Abeloïtes, qui, à cause de l’honneur qu’ils avaient pour la virginité d’Abel, réprouvaient la procréation et perpétuaient leur secte en adoptant des enfants (De haer. 87). C’est lui aussi qui fit également disparaître les dernières traces à Carthage d’une sécession vieille de deux siècles, celle des tertullianistes, dont le souvenir remonte au célèbre rigoriste africain, Tertullien de Carthage (De haer. 86).
On ne peut pas non plus oublier de mentionner vers la fin de sa vie, la rude épreuve qu’il eut avec le mouvement de Pélage. A leur doctrine sur la surestimation de la nature humaine à la collaboration de la rédemption, Augustin opposa l’absolue souveraineté de Dieu par rapport à notre impuissance et la puissance de la grâce. Augustin prêche souvent sur ce thème et parfois il s’excuse auprès de ses auditeurs sur le fait de reprendre toujours ce thème, à tel point qu’on le trouve ennuyeux (Sermo 131, 6). Pourtant, par rapport aux autres hérésies, le pélagianisme ne fut jamais un mouvement populaire sinon une crise des milieux d’ascètes et de théologiens. On ignore si cette hérésie a suscité ou non des troubles dans la communauté d’Hippone, on sait seulement que les ascètes d’Hadrumète, dont le monastère dépendait de la ville d’Hippone, suivaient avec passion le déroulement de la lutte et que certains d’entre eux tirèrent de fausses conclusions à partir des formules abruptes d’Augustin. C’est ainsi qu’Augustin leur adressa une lettre sur les questions de la grâce en les exhortant à ne pas tomber dans l’excès opposé, et à nier de ce fait l’existence du libre arbitre (Ep. 157).
Diverses catégories de population chrétienne
* Les fidèles baptisés
Nous disposons de peu de moyens pour nous faire une idée de la communauté chrétienne dans laquelle Augustin a vécu. L’existence des gens d’Hippone apparaît dans ses sermons tantôt sous un angle émouvant, tantôt sous un angle scandaleux, et dans la plupart des occasions tout à fait médiocres et sans relief. Généralement, avec Augustin on a l’impression que les fidèles d’Hippone étaient des hommes extrêmement simples, et Augustin prend souvent le temps de leur expliquer tout et avec des répétitions à l’infini. En dehors de quelques hommes versés en littérature et des hauts fonctionnaires qui venaient l’écouter prêcher à Carthage, la plupart de ses auditeurs étaient sans culture. Mais ce qui est tout-à-fait étonnant c’est le fait que cette population, majoritairement illettrée, comprenait ses sermons, saisissait les jeux de mots et éclatait en applaudissements pour ceux qui étaient les plus fins.
Et comme il arrive souvent dans les villes et les villages d’Afrique, la parole de Dieu enflamme facilement les auditeurs. Au seul mot de confiteor on peut voir les fidèles en train de se frapper la poitrine à grands coups, montrant de cette façon un intérieur bouleversé, fondu. Ils laissent facilement transparaître leurs sentiments à travers leurs gestes : la peur d’un châtiment les voit se jeter aux pieds de l’évêque où ils plaident pour la clémence à travers des larmes et des cris. Le chant des psaumes les fait pâlir, soupirer et pleurer, un peu comme Augustin laissa éclater ses pleurs dans l’épisode du jardin de Milan. C’est donc un public qui communique avec Augustin, rien d’étonnant alors de les voir répondre, acclamer, réprouver ou chuchoter pendant ses sermons. Il y a parmi eux ceux qui pensent avoir compris en premier et qui se font une joie de communiquer leurs découvertes aux plus lents… et tout cela sous les yeux d’Augustin qui voit tout leur spectacle.
Lorsqu’ils s’adressent à ses fidèles, Augustin emploie des formules diversifiées : il les appelle « mes frères » (Sermo 26,4 ; 311 ; In Psalmos, 12, 7, 9), « mes bien chers frères » (Den. 24,14), « mes très chers fils » (Sermo 57,13) ou encore « mes très chers » (Sermo. 317,1). Mais il sait utiliser aussi des formules pleines de tendresses du style « très chers grains du Christ, très chers épis, très chers blés » (Caillau II, 5,2) ou bien « entrailles très aimées du corps du Christ » (In Psalmos 72,1).
La prédication d’Augustin s’approche plus du discours improvisé que du discours appris d’avance, il y a comme un mélange de foi et d’émotion qui dévoile une quête commune du Maitre intérieur : « Que le Seigneur m’aide […] Demandez avec moi la réussite ; à moi vos oreilles, à lui votre cœur » (Sermo 265,9 ; 244, 2).
Concernant le portrait idéal de son public, il est fort varié. Il y a des patriciens et des esclaves, des riches et des pauvres, et parfois de hauts dignitaires comme le comte Boniface (Sermo 114) ou le comte Segisvultus (Sermo 104). Leur culture aussi est très inégale : la plupart d’entre eux ne savent ni écrire ni lire et doivent se contenter de connaître l’Ecriture par les seules lectures liturgiques. De même leur ferveur : certains prient dès l’aurore, pendant que d’autres arrivent tout juste du cirque voisin et mettent plus de temps à avoir une quelconque dévotion.
Dans l’église une place d’honneur est réservée aux vierges consacrées (les « sanctimoniales » ou les « castimoniales ») et aux veuves qui les imitent par le vœu de continence. Les catéchumènes, pour ce qui les concernent, sont mêlés à la foule des chrétiens. Tandis que les pénitents sont une catégorie importante surtout lorsqu’elle forme des files interminables aux jours de pardon. Quelques-uns, tout en étant dans un état indigne (Sermo. 232,8), n’hésitent pas à s’approcher des sacrements. Avec ce public bigarré, Augustin a appris à s’adresser à tous, même si parfois il est lui-même étonné de cette variété : « Nous voyons entrer dans ces murs beaucoup d’ivrognes, d’usuriers, de marchands d’esclaves, d’hommes qui se fixent aux sortilèges, qui vont trouver les diseurs et les diseuses de bonne aventure » (In Psalmos 127,11 et // Sermo 88,25).
Pour les enfants qui se préparent au baptême et qui doivent apprendre le Symbole par cœur, Augustin les rassure en leur disant « Soyez tranquilles : nous sommes votre père ; nous n’avons pas de férules et de verges comme les grammairiens » (Sermo 213, finale). Vraisemblablement, il avait gardé un goût amer de ces méthodes connues dans son enfance …
Pourtant, Augustin estimait que la plupart de ces fidèles n’étaient pas pratiquants. La participation aux célébrations variait en fonction des moments. A Pâques et aux jours de fête la foule s’entassait dans les églises, et il s’agissait souvent de la même foule qui remplissait les théâtres et les amphithéâtres avant d’aller vers les basiliques… Il arriva aussi que l’assistance à l’église soit moins nombreuse lorsqu’un programme était affiché au théâtre ; Augustin savait alors qu’il n’aurait que les fidèles pratiquants de longue date, et il tenait à le mentionner. Pour la fête de Saint Pierre et Saint Paul, l’église était à demi vide, et l’évêque leur demandait : « N’aimez-vous donc pas Pierre et Paul ? J’adresse cette question par vous à ceux qui ne sont pas présents » (Sermo 298, 1-2).
Certes, aux moments des grandes fêtes les fidèles remplissaient la grande église, mais moins par piété que par l’attrait de la solennité et la recherche du sensationnel, et parce que c’était un « jour de fête reconnu ». A Pâques, à cause des cérémonies qui sont longues, le sermon était court, ne dépassant pas les dix minutes là où d’habitude la durée du sermon variait entre une demi-heure et une heure et demie ou deux heures. Mais il ne faut pas oublier que pendant tout ce temps-là, les hommes restaient debout. Le public d’Augustin est également un auditoire qui a l’habitude de communier souvent, sans que cela suscite l’étonnement. A cette époque-là, nul, sauf les pénitents, ne se contentait d’assister seulement à la messe surtout qu’Augustin insistait sur ce « remède quotidien qu’est le corps du Seigneur » (Ep. 54, 34 ; Ep. 228,6).
Pour Augustin, de tels rassemblements étaient pénibles car il avait une voix faible et ne pouvait pas se faire entendre par les auditeurs les plus éloignés. Il était alors forcé d’abréger le sermon. Mais il lui arrive aussi de prêcher longuement comme en 412 lorsqu’à la vigile de la saint Cyprien il prêcha environ deux heures sur le psaume 72 (Ep. 140, 4, 13)… ou encore un sermon de trois heures, en s’excusant s’il était trop long mais « votre attention était si soutenue que je ne l’ai pas remarqué. » Parfois, dans ses homélies, il ne mâchait pas ses mots pour évaluer les vertus de ses fidèles, surtout le jour de Pâques : ainsi, à côté de ceux qui chantaient à pleins poumons l’Alléluia, un bon nombre d’assistants songeaient au repas à venir et surtout à la beuverie de Pâques après quarante jours de totale abstinence (Sermo 252,4 ; cf. Sermo 210, 8,10). Il arrivait que même des néophytes baptisés dans la nuit pascale devaient être exhortés à ne pas revenir aux Vêpres de l’après-midi, en état d’ivresse.
Sur une foule si hétéroclite, Augustin éprouvait donc des sentiments mélangés de compassion, de répugnance et d’amour. Parfois il lui semble que la Mère Eglise ressemble trop à une Eglise de masse, et il y fait allusion à propos de l’épisode évangélique du filet chargé de cent cinquante-trois gros poissons : « Voyons si un tel grand nombre n’a pas été recueilli dans l’Eglise pour que l’abondance de la paille nous cache presque entièrement les grains de blé ? Combien y a-t-il de voleurs, d’ivrognes, de blasphémateurs, d’habitués du théâtre ? Est-ce que ce ne sont pas toujours les mêmes qui remplissent les églises et les théâtres, et qui par leur tumulte cherchent à obtenir les mêmes satisfactions à l’église qu’au théâtre ? » (Sermo 252,4).
Pour beaucoup d’autres fidèles, la foi était chancelante et ils pouvaient revenir facilement aux pratiques païennes : « Il y en a qui, lorsqu’ils souffrent en ce monde de la disette, abandonnent Dieu et prient Mercure ou Jupiter de les combler, ou celle qu’ils nomment Coelestis, ou quelque démon de cette sorte » (In Psalmos 62,7). D’autres ne se faisaient aucun scrupule pour manger à la table des idoles. Même s’il est vrai que les lois impériales avaient mis hors la loi les pratiques païennes, néanmoins le paganisme, s’il ne subsistait plus dans les temples, survivait dans les esprits. Combien de chrétiens à maintes occasions levaient les yeux vers les astres pour s’exclamer : « Vénus m’a rendu adultère, Mars voleur, Saturne avare ». D’autres fêtes païennes étaient encore célébrées en grande pompe, par des danses et de copieuses beuveries. Une fois, profitant de l’absence de leur évêque, les chrétiens se précipitèrent vers la mer pour se livrer à des ablutions superstitieuses ; mécontents, leurs prêtres les avaient obligés par la suite à des pénitences ecclésiastiques. Et à Carthage on ne compte plus le nombre de « mathematici », c’est-à-dire des astrologues qui pouvaient prédire l’avenir ou guérir de divers maux. Evidemment, il s’agit là de pratiques qui risquaient d’entraver gravement un comportement chrétien cohérent.
** Les catéchumènes
Parmi les futurs baptisés, il y avait des catéchumènes qui retardaient le baptême jusqu’au moment où ils tombaient malades ou étaient saisis d’effroi lors d’un malheur inattendu. A l’occasion d’un tremblement de terre, d’une épidémie meurtrière, ou bien quand les barbares débarquaient dans le voisinage pour incendier et tuer, cette catégorie de catéchumènes assaillait par centaines les clercs pour demander le baptême. Bon nombre d’entre eux profitaient de leur état pour pécher plus librement et plus tard s’en tirer à bon marché d’un seul coup. Or, contre pareils abus, Augustin essaie de convaincre ces futurs chrétiens qu’il ne faut pas repousser à l’infini le moment du baptême ; au contraire, il leur faut se convertir sans tarder.
*** Le clergé et les ascètes
Dès qu’il fut élevé à la dignité épiscopale, Augustin s’empressa d’accomplir discrètement une réforme au sein de son clergé en lui proposant de vivre en communauté. Ainsi, il transforma son évêché en monastère, avec une règle de vie et sous la direction de l’évêque. Augustin fut sans doute le premier à introduire en Afrique une forme de vie commune pour les clercs surtout qu’en Occident la vie monastique et l’activité pastorale demeuraient choses bien distinctes. A Hippone, on manquait de prêtres ou du moins de clercs bien formés : Augustin était donc persuadé qu’il ne pourrait rendre un meilleur service à sa ville qu’en lui préparant une nouvelle élite, éduquée sous ses yeux, dans sa maison et par ses soins. A ses prêtres Augustin demanda sans détour s’ils étaient prêts à renoncer à tous leurs biens en faveur de l’église d’Hippone ou une toute autre église, s’ils voulaient partager avec lui la table et le couvert, mener une vie de pauvreté et de chasteté, bref, partager avec lui la même demeure, la même table et la même Eglise car « Celui qui veut vivre avec moi possédera Dieu » (Sermo 355,6). L’idéal qu’Augustin espérait atteindre à travers ce style de vie était dès lors, indéniablement, celui d’une vie monastique.
Que retenir à la fin de cette brève présentation ? D’abord le fait que pour Augustin, l’Eglise était un corpus mixtum, une ecclesia quae hunc est, c’est-à-dire un mélange de bons et de méchants, de justes et de pécheurs, en somme, le contre-idéal d’une Eglise pure que prêchaient les donatistes. Ensuite, aux traits profondément humains d’une communauté s’ajoutent des valeurs qui traversent les époques et nous rejoignent : le degré d’adhésion à la foi chrétienne, le besoin incessant de conversion, le détachement de vieilles habitudes, le goût pour la Parole, la quête de la vérité. Et en dernier lieu, sous une forme d’interrogation, comment pourrions-nous faire aujourd’hui une lecture renouvelée de cette phrase d’Augustin « Combien ne s’en trouve-t-il pas qui participent aux sacrements de l’Eglise, sans être pour cela dans l’Eglise » (Epist. ad. cath., 74) pour analyser les nouvelles catégories de croyants ou d’incroyants du monde d’aujourd’hui ?
Augustin et la réaction païenne, d’après Pierre de Labriolle, par Nicolas Potteau – « C’est la faute aux chrétiens », par Marcel Neusch
Augustin et la réaction païenne, d’après Pierre de Labriolle, par Nicolas Potteau
Introduction
Présent sur tous les fronts à la fois, Augustin n’a pas seulement débattu avec les manichéens, les donatistes ou les pélagiens. Devenu religion officielle de l’Empire romain, le christianisme devait encore composer avec la persistance des tenants de la religion gréco-romaine, les derniers païens. Philosophes cultivés qui cherchaient le salut dans les doctrines de Platon, d’Epicure ou de l’école stoïcienne, sénateurs des grandes familles romaines adeptes de la religion civique ou paysans amateurs des grandes fêtes traditionnelles restaient fermement attachés à leurs coutumes et traditions1. Une partie de l’activité d’Augustin s’est dirigée vers ces groupes païens. Ces derniers ne manquaient pas d’arguments visant à discréditer la nouvelle religion chrétienne. Il est parfois assez troublant de voir la postérité qu’ont eue ces arguments que l’on a retrouvés à l’époque moderne ou contemporaine sous la plume des philosophes attaquant le christianisme. Dans un ouvrage publié pour la première fois en 1934, Pierre de Labriolle inventorie la polémique intellectuelle antichrétienne au cours de l’Antiquité. C’était la première tentative du genre et l’ouvrage a connu un franc succès. Même si quelques aspects ont depuis été précisés ou nuancés par la recherche historique, le livre reste actuel et a connu plus d’une dizaine de rééditions, la dernière datant de 2005. Labriolle y consacre un chapitre à Augustin, sous le titre de « Saint Augustin et le paganisme de son temps »2 .
L’œuvre de l’évêque d’Hippone nous permet de connaître comment il s’est comporté face à ce paganisme. C’était tout d’abord un défi pastoral et le catéchuménat devait permettre de discerner les motivations du futur chrétien. Il y avait ensuite un défi intellectuel où les objections à réfuter ne manquaient pas. Les chrétiens étaient aussi accusés d’imiter les rites païens. Nous suivons ces trois points abordés par Labriolle dans son étude, qui s’arrête avec les événements qui pousseront Augustin à écrire son œuvre magistrale, la Cité de Dieu.
1. Se méfier des prétendus convertis
Des conversions intéressées
A l’époque où Augustin est évêque, le christianisme est devenu la religion officielle de l’Empire romain, depuis 392 et les édits de l’Empereur Théodose Ier. La liberté de conscience n’est pas encore abolie – elle le sera par l’Empereur Justinien en 529 pour ce qu’il reste de l’Empire – mais les païens n’ont plus la liberté de procéder à des sacrifices sanglants, qui épouvantaient également les philosophes adeptes d’une religion plus spirituelle, les temples sont en voie de fermeture. Les païens sont éloignés du pouvoir : en novembre 408, ils sont exclus du palais, en décembre 416, de l’administration et de la justice. Cela n’empêchera cependant pas les généraux barbares, païens ou ariens, d’occuper le devant de la scène politique. Il ne faut pas non plus imaginer que dans une aire géographique aussi vaste que l’Empire romain, même divisé entre Orient et Occident, une loi promulguée s’applique immédiatement dans tout le pays. Les résistances locales sont parfois importantes, l’application effective des lois dépend beaucoup de celui qui en est chargé et des résistances de la population locale.
La coexistence de païens et de chrétiens n’est pas toujours harmonieuse et Augustin signale dans son œuvre plusieurs conflits3. En janvier 399, était entrée en vigueur pour l’Occident une loi proscrivant le culte païen et demandant la destruction des idoles. En Afrique du Nord, cette loi sera appliquée avec beaucoup de précautions. Pour calmer la fureur iconoclaste des fidèles un peu trop zélés, le pouvoir civil demandera à ce que l’on préserve le patrimoine culturel. Ce qui relevait du culte pouvait être enlevé ou détruit, mais il fallait laisser subsister ce qui donnait à la cité une légitime fierté. Ainsi à Carthage en 401, des chrétiens s’en vont raser la barbe dorée d’une statue d’Hercule, ce dont se félicite Augustin dans un sermon (Sermon 24,6), mais sans approuver toutes les violences qui risquent de découler de ces pratiques. Les résistances sont plus fortes dans les campagnes. Ainsi à Calama, où l’évêque n’est autre que Possidius, ami et futur biographe d’Augustin, des clercs qui s’opposent à une procession païenne passant devant une église sont caillassés. Dans les jours qui suivent, l’église sera brûlée et un clerc tué, alors que les autorités de la ville font preuve d’une immobilité suspecte. Augustin s’en plaindra à Nectarius, notable païen de la ville (Lettre 91).
Au milieu de ce climat d’hostilité au paganisme, des païens préfèrent se convertir au christianisme, mais leur adhésion semble parfois suspecte. Dans son traité La première catéchèse (en latin De catechizandis redibus) adressé à Deogratias, diacre de Carthage, Augustin les considère comme de faux chrétiens. A l’image des pécheurs qui sont dans l’Eglise, ils donnent l’impression d’être de vrais membres du Corps du Christ mais ils finiront par être séparés du bon grain (cf Mt 3, 12) :
« Ils sont à réprouver. L’Eglise les supporte pour un temps, comme l’aire supporte la paille jusqu’au moment du vannage. Mais s’ils ne s’amendent pas et ne se décident pas à être chrétiens, en vue de l’éternel repos à venir, ils seront à la fin séparés. Qu’ils ne se flattent pas de la possibilité d’être sur l’aire avec le froment de Dieu ; car ils ne seront pas avec lui dans le grenier. Mais ils sont destinés au feu qu’ils méritent. » (La première catéchèse, XVII, 26)
Dans le même opuscule, Augustin rappelle aussi que bon nombre de chrétiens n’en ont pas pour autant abandonné la consultation des astrologues ou la fréquentation des théâtres païens (cf De cat. rud. 25, 48). La conversion au christianisme prend du temps.
Le Christ des païens
L’une des tactiques des païens face aux chrétiens est de dissocier le Christ qui a vécu de celui qui est raconté dans les Evangiles. Certains sont prêts à accepter l’ « homme divin », faiseur de miracles, sage thaumaturge ou même adorateur des dieux du paganisme et propagateur de leur culte ! Ce « compromis » consiste à intégrer Jésus dans le panthéon des dieux gréco-romains, selon la pratique d’assimilation des divinités étrangères. Cette vision du Christ s’accompagne d’un dénigrement des chrétiens, à commencer par les apôtres et les évangélistes qui ont, eux, « inventé » la religion chrétienne. Les adversaires du christianisme s’en prennent donc en premier aux Ecritures qu’ils veulent discréditer. Ils en traquent la moindre contradiction, ce à quoi Augustin répondra dans un traité, le De consensu evangelistarum. Cet opuscule a été peu étudié, si ce n’est par Goulven Madec dans un article qui prolonge l’étude de Labriolle et tâche de construire la figure du Christ des païens4.
Arrêtons-nous sur la figure du Christ-magicien qui a eu un relatif succès. Dans une ambiance de syncrétisme religieux où les cultes orientaux à mystères séduisent de nombreux Romains, les mages sont bien vus à l’époque de l’Antiquité Tardive. Le Christ-magicien est comparable au héros Apollonius de Tyane5. Originaire de Cappadoce, ce sage du Ier siècle avait été remarqué par un mode de vie ascétique, une insistance sur le respect à accorder aux dieux, mais sans les sacrifices sanglants, et surtout par des dons de thaumaturge, parfois encore opératoires après sa mort. Au IIIème siècle, à la demande de Julia Domna, femme de l’Empereur Septime Sévère, le rhéteur Philostrate rédige une vie d’Apollonius. Philostrate en fait un être savant, théologien, qui pouvait faire des miracles non pas par simple magie mais grâce à son intimité avec les dieux. Des détails de sa vie peuvent se rapprocher des récits évangéliques, mais l’antériorité de ceux-ci montrent que c’est Philostrate qui a imité l’Evangile, non l’inverse. Apollonius deviendra un des héros préférés des Romains et il sera mis en évidence dans la polémique anti-chrétienne où il est comparé au Christ. Mais pour Augustin, cette comparaison ne tient pas. Aimer Jésus parce qu’il est magicien, ce n’est pas aimer le Christ. Ces gens-là :
« ne l’aiment donc pas, puisqu’ils aiment ce que n’était pas le Christ. Et ils se trompent doublement, vu que la magie est chose mauvaise, et que le Christ, étant bon, n’a pu la pratiquer. » (Commentaire de l’Evangile de Jean, 100, 3)
Après le discernement des catéchumènes, à qui l’on doit bien enseigner la double nature du Christ pour éviter qu’ils ne s’abîment dans l’adoration d’un magicien, les pasteurs sont confrontés à la réfutation du christianisme par les païens lettrés.
2. Les objections des païens
Les aristocrates cultivés6
Les grandes familles de l’aristocratie romaine constituent en Occident un des derniers bastions du paganisme antique. La religion romaine était une religion civique, de la cité, où il importait de bien se conduire, de respecter les actes cultuels plutôt que d’adhérer à un système de croyance. L’Empereur avait le titre de Pontifex Maximus, c’est-à-dire qu’il était le chef suprême de la religion impériale. Les grandes familles de l’aristocratie romaine tenaient fermement à leur tradition et à cette religion qui faisait partie intégrante de leur identité. Les efforts des chrétiens comme saint Jérôme ou son ami Rufin d’Aquilée pour convertir cette aristocratie s’attachèrent surtout aux femmes. Pendant plusieurs générations, on vit des familles où les hommes restaient païens tandis que les femmes se faisaient les propagatrices du christianisme. Augustin fut aussi en lien avec ces familles et discuta avec des intellectuels romains, férus de philosophie ou de rhétorique. Une partie de ceux qui avaient de grandes possessions en Afrique vinrent s’y réfugier après le sac de Rome en 410.
Volusien est un exemple de ces aristocrates romains qui s’interrogent sur le christianisme. Issu d’une grande famille romaine, fils et petit-fils de préfets de la ville de Rome, il est aussi l’oncle de Mélanie la Jeune, qui s’en ira en Palestine mener une vie ascétique après avoir fondé plusieurs monastères, à Thagaste ou à Jérusalem. Dépouillée progressivement par l’armée de l’autorité dont elle jouissait par le passé, la classe sénatoriale était réduite à l’oisiveté, trouvant refuge dans des cercles philosophiques où se rencontraient les amateurs de belles lettres ou de poésie. Comme le précise Serge Lancel, on comprend mieux les accusations d’orgueil qu’Augustin lancera aux philosophes platoniciens et à ceux qui les suivent, quand on s’imagine ces milieux huppés auxquels il avait lui-même appartenu dans sa jeunesse7.
Dans une de ses lettres, Volusien lettré fait part à Augustin de questions qui ont surgi lors d’un débat sur le christianisme (Lettre 135, datée de 412). Le principal point de désaccord entre païens et chrétiens porte ici sur la personne du Christ, Verbe de Dieu fait homme. Ce qui pose problème, ce n’est pas qu’il ait fait des miracles – des magiciens en ont fait autant – mais que Dieu se fasse homme et soit localisable dans le corps d’un individu donné. Augustin lui répondra que Dieu n’est pas assimilable à un corps, qu’il est « tout entier partout », ce qui sera le prélude à une présentation détaillée de l’Incarnation (Lettre 137).
Quelques exemples d’objections païennes
Les objections formulées par les païens étaient nombreuses et nous y trouvons quelques exemples assez intéressants dans la lettre 102. Cette lettre est une réponse à Deogratias, qui a interrogé Augustin à propos de six objections païennes sur le christianisme. Nous détaillerons ici trois de ces questions et la réponse d’Augustin.
La résurrection à la fin des temps
La première de ces objections porte sur notre résurrection à la fin des temps. Ni celle de Lazare ni celle du Christ ne peuvent en être une préfiguration adéquate. Le frère de Marthe et de Marie de Béthanie est né de la même manière que nous, mais son corps n’avait pas eu le temps de tomber en poussière. Tel ne sera pas notre sort. Quant au Christ, il est né d’une manière qui lui est propre, il ne peut donc pas être une préfiguration pour nous. L’interlocuteur païen de Deogratias ne comprend pas non plus pourquoi, après sa résurrection, Jésus a eu besoin de manger ni pourquoi ses plaies n’ont pas disparu : un ressuscité n’est-il pas affranchi des contraintes matérielles ? A cela, Augustin répond que Lazare est mort une seconde fois et que notre résurrection sera similaire à celle du Christ, pour la vie. La différence de naissance ne change rien, en effet :
« C’est la promesse faite à ceux qui ressusciteront à la fin des temps, et qui régneront éternellement avec lui. La différence entre la naissance du Christ et la nôtre n’établit aucune différence pour sa résurrection, comme elle n’en a établi aucune pour sa mort. Pour être né autrement que les hommes, sa mort n’en a pas été moins véritable ; de même la création du premier homme, formé de la terre et n’ayant pas eu de parents comme nous, ne l’a pas fait mourir autrement que nous-mêmes. Or la différence de naissance n’en est pas une pour la résurrection, pas plus que pour la mort. » (Lettre 102, 3)
La résurrection des morts aura lieu en un clin d’œil, d’après 2 Co 6,32, et « il sera aussi aisé à la toute-puissance de Dieu et à sa volonté ineffable, de ressusciter des corps intacts que des corps détruits par le temps. ». Si cela paraît mystérieux, ce n’est pas plus miraculeux que de voir une graine se transformer en un grand arbre. Le repas pris par le Christ avec ses disciples n’est pas contradictoire avec sa qualité de ressuscité, car ce n’est pas par nécessité qu’il a mangé avec eux. Quant aux cicatrices qu’il garde après la résurrection, elles servent surtout à montrer l’identité du corps crucifié avec le corps ressuscité.
Le salut avant le christianisme
Deuxième question avancée par Deogratias, celle du salut de tous les hommes qui ont vécu avant le Christ, si celui-ci est l’unique voie de salut. Ont-ils tous été damnés pour la seule raison d’être nés trop tôt ? A cela, Augustin fait remarquer astucieusement que la question est la même pour les institutions religieuses du paganisme. Si on croit que ce système est efficace pour le salut des hommes, on est forcé d’admettre que la question se pose pour tous ceux qui ont vécu avant l’établissement de ces cultes. Mais l’évêque ne se contente pas de cette réplique et présente sa réponse.
La naissance du Verbe de Dieu ne remonte pas à la naissance de Jésus dans le sein de Marie. Le Verbe est éternel, il a préexisté à la création du monde et n’a jamais changé. Il a sauvé les hommes justes dès la création : comment en effet refuser le salut à Abel, à Abraham, à Moïse ou aux prophètes ? Augustin n’exclut pas que des hommes d’autres peuples aient pu recevoir la même révélation, mais nous n’en avons gardé aucune trace. En conclusion,
« Depuis le commencement du genre humain, tous ceux qui ont cru en lui, qui l’ont connu, n’importe comment, et ont vécu selon ses préceptes avec piété et justice, ont été, sans aucun doute, sauvés par lui, à quelque époque et en quelque région qu’ils se soient trouvés. » (Lettre 102, 11)
Les questions suivantes portent sur la différence des sacrifices chrétiens d’avec les sacrifices païens, sur la parole de l’Ecriture « Vous serez mesurés à la même mesure dont vous aurez mesuré », sur une interprétation des Proverbes qui affirment que Dieu n’a pas de Fils ou l’histoire du prophète Jonas qui semble peu crédible.
Porphyre, « l’ennemi acharné du christianisme »
Augustin révèle dans sa lettre que la plupart de ces objections viennent en réalité de Porphyre, « l’ennemi acharné du christianisme » (Cité de Dieu XIX, 23). Né vers 232-233 dans la région de Tyr8, il a été un des principaux disciples du maître néoplatonicien Plotin, dont il a suivi les cours à Rome avant d’éditer ses Ennéades. Partisan d’une religion plus spirituelle et d’une interprétation mystique et théologique des textes de Platon, Porphyre était un excellent connaisseur du christianisme, au point qu’on peut se demander s’il n’a pas été catéchumène.
Vers 268, il se retire en Sicile où il rédige pour mieux défendre la religion gréco-romaine un traité Contre les Chrétiens. Il y attaque cette nouvelle religion venue d’Asie. Passant en revue les Ecritures et les dogmes chrétiens, le philosophe conjugue une admiration pour l’homme Jésus, pour le Dieu des Juifs, avec une violente dénonciation des apôtres, de l’Eglise, des chrétiens. Les évangélistes n’ont été que des inventeurs et pour le prouver, Porphyre va examiner méthodiquement les textes du Nouveau Testament et en retirer les contradictions ou les incohérences. Les écrits des apôtres, les lettres de Paul ou les dogmes et les pratiques ne sont pas mieux traités. L’Incarnation est contraire avec l’idée même de Dieu, la croyance aux anges ressemble à du polythéisme, les sacrements sont immoraux, à commencer par l’Eucharistie qui s’apparente à un repas anthropophage….
Au Vème siècle, cet écrit de Porphyre fournissait encore aux païens des arguments pour ferrailler contre le christianisme. Les objections rapportées par Volusien ou Deogratias sont tirées de cet ouvrage. Il est intéressant de noter que quelques-unes ont survécu jusqu’à nos jours et font partie de l’arsenal antichrétien. Mais Porphyre a également rendu d’excellents services aux exégètes modernes et ses affirmations sur le livre de Daniel rejoignent les positions de l’exégèse actuelle.
3. L’imitation des rites païens
Un des derniers griefs que se formulaient mutuellement chrétiens et païens était celui de l’imitation. Les deux religions avaient des points communs, notamment au niveau rituel. La société qu’a connue Augustin était encore profondément marquée par les rites et les grandes célébrations d’origine païenne. Les chrétiens les ressentaient parfois comme des agressions.
Un sermon d’Augustin sur l’Evangile de Jean (Commentaire de l’Evangile de Jean VII, 1) fait allusion à une fête païenne en train de se dérouler à Hippone, la festivitas sanguinis, qui risque à tout moment de dégarnir les rangs de ses fidèles. Au cours de ces célébrations, des participants se tailladent les veines et se font couler du sang. Est-ce une imitation de la passion du Christ qui a versé son sang pour les hommes ? Pour l’évêque, cette pratique ressemble aux tromperies dont usent les païens qui invoquent le nom du Christ en compagnie de ceux de leurs divinités.
A l’inverse, des rites chrétiens rappellent aux païens leur propre culte. Un dénommé Maxime de Madaure ne comprend pas pourquoi les chrétiens vénèrent des martyrs puniques presqu’inconnus alors qu’ils feraient mieux d’adopter la même dévotion pour les divinités grecques ou romaines (Lettre 16). La troisième question de Deogratias (cf ci-dessus) porte sur les sacrifices : pourquoi les chrétiens ont-ils si violemment critiqué les sacrifices païens, alors qu’ils leur en ont substitué d’autres ? Augustin répondra qu’il s’agit dans le cas des païens d’idolâtrie alors que les chrétiens rendent grâce à Dieu, sous la forme d’un sacrifice bien particulier, l’Eucharistie. Ces accusations ne sont pas isolées : le manichéen Fauste reproche aux chrétiens de n’avoir fait que convertir « les sacrifices des païens en agapes, leurs idoles en martyrs à qui vous offrez les mêmes hommages » (Contre Fauste le Manichéen XX,4) ou de célébrer les fêtes chrétiennes aux mêmes moments que les fêtes païennes. Quant aux adeptes du culte de Mithra, ils reprochent eux-aussi aux chrétiens de nombreux emprunts à leur religion.
Lequel a imité l’autre ? Pour Augustin, la réponse ne fait pas de doute. S’il y a antériorité de pratiques païennes, c’est grâce à une ruse du démon qui a inspiré des hommes, lui qui connaissait la vérité du christianisme. Son but était de les attirer plus aisément dans l’erreur. L’évêque d’Hippone adopte une vision traditionnelle et ne fait que reprendre Justin ou Tertullien. Bien des siècles plus tard, les historiens des religions ont un regard différent. Au XIXème siècle, nombreux ont été ceux qui ont accusé le christianisme d’avoir purement et simplement repris les pratiques païennes. Néanmoins, Labriolle s’appuie sur plusieurs études pour montrer que, dans certains cas, l’antériorité est du côté du christianisme. Il rappelle également que s’il y a similitude entre deux pratiques religieuses, cela peut provenir d’un milieu commun d’origine, d’un même fond anthropologique ou tout simplement d’une coïncidence. Enfin, pour dépasser l’étude de Labriolle, la redécouverte du judaïsme de l’époque de Jésus montre en revanche une plus grande continuité avec le christianisme. La célébration eucharistique a plus à voir avec le repas rituel juif qu’avec le culte de Mithra9.
Conclusion
Le dialogue d’Augustin avec les païens a été multiforme. Le peuple des campagnes n’était pas encore bien christianisé, les pratiques et croyances étrangères à la religion chrétienne vont perdurer pendant de longues années. Et il n’est pas sûr que toutes aient réellement disparu ! La classe sénatoriale constituait le principal lieu de résistance intellectuelle. Dans un Empire en train de se christianiser, elle vivait une forme de crépuscule. Ces adeptes du paganisme épuré n’étaient plus relayés par une base sociale ou une piété populaire, et leur forme de religion était sans avenir. Le fait que Marius Victorinus, traducteur des œuvres de Plotin en latin, se convertisse au christianisme en est un fait emblématique, sa conversion a ébranlé le jeune Augustin alors lui-même en recherche (cf Confessions VIII ). Façonné par la culture classique, l’évêque d’Hippone était à même de les comprendre et de dialoguer avec eux. Une nouvelle secousse était attendue avec la chute de Rome que les païens allaient imputer à la nouvelle religion, incapable de protéger la cité comme avaient réussi à le faire des siècles de religion traditionnelle. Ce « réveil païen » sera pour Augustin l’occasion de se lancer dans une œuvre dont la postérité dépasse de beaucoup cette polémique, la Cité de Dieu.
C’est la faute aux chrétiens ! Scandale à la chute de Rome
Le 24 août 410, les troupes d’Alaric envahirent Rome. La chute de la ville donna lieu à des pillages, des incendies, des viols, des massacres. Ce fut un scandale parmi les païens, qui accusèrent les chrétiens. « Voici que tout s’effondre à l’époque chrétienne ! », disaient-ils, persuadés que les dieux se vengeaient d’avoir été délaissés au bénéfice de cette nouvelle religion. Les chrétiens étaient tenus pour responsables de tous ces malheurs. C’était devenu un proverbe : « Il ne pleut pas, c’est la faute des chrétiens, disait-on, – Pluuia defit, causa Christiani sunt » (Cité de Dieu II, 3 BA 33, p. 314-315). Les chrétiens eux-mêmes étaient troublés. « Elle est prise la Ville qui prit tout l’univers », écrit Jérôme qui ne contient pas ses cris de désespoir : « Qui aurait cru que Rome, édifiée avec les victoires remportées sur le monde entier, s’écroulerait, au point de devenir le tombeau des peuples dont elle était la mère… Une rumeur terrifiante nous parvient d’Occident : Rome est assiégée ; à prix d’or, on rachète la vie des citoyens … Ma voix s’arrête, les sanglots interrompent mes paroles au moment de dicter… » (Lettre 127, 12)1.
Augustin se devait de répondre aux objections aussi bien des païens que des chrétiens. Désorientés, les uns et les autres se posaient la même question : Pourquoi tous ces malheurs au temps des chrétiens ? Ils raisonnaient de la même manière : Avant tout allait bien ! Il n’y avait pas autant de maux (S. Denis 24, 7). Avant de prendre la question dans toute son ampleur, ce qu’il fera dans la Cité de Dieu à partir de 413, Augustin se trouvait face aux questions immédiates des réfugiés qui affluaient en Afrique du Nord ! Dans un premier sermon, prononcé à Bizerte le 25 septembre 410, il parle des malheurs en général, sans mentionner directement la prise de Rome. Dans son deuxième sermon, donné fin 410 à Hippone, il est plus explicite. Il y passe en revue un certain nombre d’objections venant aussi bien des païens que des chrétiens.
Nous retiendrons surtout le troisième sermon (S. 296) et le quatrième (S. 105), deux sermons qui offrent un bon éventail des questions que ses contemporains se posaient et une bonne synthèse des réponses d’Augustin, non sans observer qu’il devait finir par lasser ses auditeurs à force de rabâcher les mêmes thèmes. « Ah, s’il pouvait ne plus parler de Rome ! » (O si taceat de Roma !) (S. 105), se disait-on en se rendant à l’église.
Le sermon 296 : Tout cela se produit au temps des chrétiens2 !
Suivons d’abord son argumentation dans le sermon 296 (Fredouille n° 3, p.69-91). Ce sermon a été prononcé à Carthage le 29 juin 411, pour la fête de Pierre et Paul. Dans une première partie, il fait le panégyrique de saint Pierre (§§ 1-5). Comme dans les autres sermons, Augustin y procède par « questions » et « réponses ». Dans la deuxième partie (§§ 6-12), il s’arrête à quatre objections. Il introduit sa réflexion en s’appuyant sur Rm 8, 18 : « Les souffrances de ce temps n’ont pas de commune mesure avec la gloire future qui se révèlera en nous. » Voici donc ces objections et leur réfutation.
1. « Le corps de Pierre repose à Rome », dit-on, « le corps de Paul repose à Rome, le corps de Laurent repose à Rome, les corps d’autres saints martyrs reposent à Rome. Et Rome est malheureuse, et Rome est ravagée, frappée, écrasée, incendiée. Tellement de cadavres s’amoncellent, du fait de la famine, de la peste, du glaive ! Où sont les tombeaux-mémoires des apôtres ? Que dis-tu ? »
– Eh bien, je dis ceci : « Rome souffre tant de maux ! Où sont les tombeaux-mémoires des apôtres ? Ils sont là, oui, mais ils ne sont pas en toi. Ah, si seulement ils étaient en toi, qui que tu sois… »
Si la mémoire des apôtres vivait en toi, en effet, répond Augustin, tu obéirais comme eux à la volonté de Dieu et tu ferais preuve de patience. « Sois patient, le Seigneur le veut. Tu demandes pourquoi il le veut ? Remets à plus tard ton désir de savoir, remets ton zèle à plus tard, prépare-toi à obéir… » (§ 8). Cette réponse d’Augustin s’adresse spécifiquement aux chrétiens. C’est en obéissant comme Pierre, et comme le Christ lui-même, que tu feras véritablement mémoire des apôtres.
2. « Je vois maintenant ce que tu dis dans ton cœur : « C’est pendant les temps chrétiens que Rome est frappée ou a été frappée et incendiée. » Pourquoi « pendant les temps chrétiens » ? (§ 9)
Qui dit cela ? L’objection se trouve dans la bouche des chrétiens comme des païens. Augustin envisage d’abord le cas où l’objection viendrait d’un chrétien. Que lui répondre ? La réponse est la même que face à l’objection précédente : « Fais-toi donc cette réponse à toi-même, si tu es chrétien : « C’est parce que Dieu l’a voulu. » Le chrétien est invité à faire confiance au Seigneur.
Mais cette réponse est insuffisante si l’objection vient d’un païen qui a perdu tous ses biens. « Que se dit-il ? En quoi t’insulte-t-il ? – Eh bien ! Quand nous offrions des sacrifices à nos dieux, Rome était debout. Maintenant que le sacrifice en l’honneur de votre Dieu l’a emporté et s’est répandu, que les sacrifices en l’honneur de nos dieux ont été empêchés et prohibés, eh bien ! Rome est en proie aux souffrances ! »
« Contente-toi de répondre en deux mots, pour te débarrasser de lui. Tu as d’ailleurs autre chose à penser. Tu as été appelé à un bonheur non pas terrestre, mais céleste… »
Augustin est bien conscient que cet argument ne porte pas. Il vaut pour le chrétien, mais ne saurait toucher un païen attaché à la cité terrestre. Augustin suggère alors de simplement lui rappeler que ce n’est pas la première fois que Rome est détruite. Dans le passé, la ville avait été incendiée par deux fois déjà, par les Gaulois et par Néron.
« Rome a donc brûlé une, deux, trois fois. Quelle satisfaction éprouves-tu maintenant à grincer des dents contre Dieu, s’agissant d’une ville habituée à brûler. » (§ 9)
3. « Mais, cette fois-ci, dit-on, tellement de chrétiens ont souffert tant de maux ! » (§ 10). La chute de Rome n’a pas épargné les chrétiens. N’ont-ils pas raison eux aussi de se plaindre ?
Augustin répond : les païens, attachés aux seuls biens terrestres, ont eux un motif de se plaindre : ils ont tout perdu, et ils n’ont pas l’espoir des biens éternels. Mais pour le chrétien, il n’en va pas de même. Non seulement ces maux ont été prédits, mais surtout, au-delà des malheurs du temps, le chrétien a la promesse des biens éternels.
4. « Mais, dit-on, le genre humain est davantage, oui, davantage ravagé aujourd’hui. » (§ 11). Depuis que le monde est chrétien, ça ne va pas mieux, mais plutôt pire ! Le christianisme n’a pas changé le cours de l’histoire.
La question reste « pendante », répond Augustin. Ce serait à vérifier par une enquête plus sérieuse. Mais supposons que ce soit vrai, dit Augustin. Que répondre ? Aux chrétiens, il dit : si le Seigneur frappe davantage aujourd’hui que hier, c’est que le monde est plus coupable. S’il châtie, c’est par amour, car « le Seigneur corrige celui qu’il aime » (He 12, 6). Il le fait en vue des biens futurs.
Mais si cette réponse peut être entendue par les chrétiens, que dire aux païens ? Le bonheur temporel dont ils jouissent est le signe que la colère de Dieu est à son comble. Le pécheur prépare sa propre condamnation. Celle-ci n’est que retardée.
Le sermon 105 : Rome n’est pas éternelle !
Dans le sermon 105 (Fredouille 4, p. 93-110) également prononcé en 411 à Carthage, Augustin reprend les mêmes thèmes, et utilise la même tactique des questions et des réponses. Le sermon comporte là encore deux sections. La première (§§ 1 à 7), qui est un commentaire de Luc 11, 5-13 sur l’ami importun, culmine dans l’espérance. Ce thème sert de transition vers la seconde partie (§§ 8-13) où Augustin traite à nouveau de la chute de Rome. Il répond à quatre objections qui lui parviennent sous forme de rumeurs.
1. « Voilà que tout périt depuis que les temps sont chrétiens ! » (§ 8) (Ecce pereunt omnia christianis temporibus).
L’objection peut venir des païens comme des chrétiens. Dans le sermon précédent, Augustin avait répondu qu’en d’autres temps aussi, Rome a été envahie. La chute de Rome n’est donc pas propre à l’époque chrétienne. Ici, sa réponse est un peu différente. Dieu n’a jamais promis de combler l’homme de biens temporels. L’Eternel ne peut promettre que l’éternel : Aeterna promisit Aeternus. Il faut donc placer sa confiance en Dieu, non pour assurer les biens temporels, mais pour recevoir de lui l’éternité. « Si je le crois, de mortel je deviendrai éternel ».
2. « Un de leurs poètes (Virgile) a imaginé dans la bouche de Jupiter ces paroles sur les Romains : Je ne leur fixe de limites ni dans l’espace ni dans le temps : je leur ai donné un empire sans fin » (§ 10).
Augustin répond que le poète a menti en promettant l’éternité à Rome. Ce n’est qu’une flatterie, énoncée par une idole, non la vérité. D’ailleurs, Virgile dit lui-même en d’autres endroits que les cités sont mortelles. Aucune n’a la promesse d’être impérissable.
3. La troisième objection vise Augustin : « Ah, s’il pouvait ne plus parler de Rome ! « Oh, si taceat de Roma » (§ 12).
Augustin doit justifier sa propre attitude à l’égard de Rome. En revenant sans cesse sur ce désastre de Rome, il cherche non pas à décrier Rome, mais à fortifier la foi des chrétiens, comme il le dit dans la Cité de Dieu : « Nous avons moins à cœur de répondre aux étrangers que de consoler les nôtres » (I, 16).
4. La chute de Rome serait la conséquence de la destruction des idoles (§ 13), c’est-à-dire des dieux païens, qui ont cessé dès lors de protéger la ville.
Cette accusation est fausse, répond Augustin. Il n’y a aucune relation de cause à effet entre les tempora christiana et la chute de Rome. Il suffit de regarder l’histoire récente de Rome pour voir que les événements malheureux se produisaient aussi bien autrefois, alors que le paganisme offrait ses sacrifices, qu’aujourd’hui, où ces sacrifices sont prohibés.
Conclusion
Les griefs faits aux chrétiens se résument essentiellement en ceci : les temps chrétiens n’ont pas vraiment changé le cours de l’histoire. La situation est même devenue pire, au dire des païens. Les malheurs non seulement n’ont pas diminué, mais ils se sont accrus, toujours selon l’opinion des païens. Tout cela est de la faute des chrétiens. Leur Dieu n’a pas su protéger Rome. Nos dieux protecteurs de la ville, que nous avons abandonnés, se vengent en nous abandonnant. La chute de Rome sonne donc le réveil du paganisme et la mise en accusation du christianisme.
Augustin entend relever le défi. Il accuse les païens d’avoir la mémoire courte. Sans se livrer à une analyse politique des événements, il réagit en théologien et en pasteur. Les malheurs du temps, qui sont une épreuve aussi pour les chrétiens, doivent les rendre sensibles à la précarité de l’existence temporelle. Ces malheurs, qui frappent indistinctement païens et chrétiens, nous rappellent que la véritable patrie de l’homme n’est pas la cité terrestre, mais la cité de Dieu. Ce que Dieu nous promet, ce n’est pas la sécurité temporelle dans nos cités terrestres. « L’Eternel ne peut promettre que l’éternel ! »
L’Afrique manichéenne, par Jean-Paul Périer-Muzet – Constantin le Grand, par Jean-Paul Périer-Muzet
L’Afrique manichéenne, Etude historique et doctrinale
Un livre de François Decret. Deux volumes, Etudes augustiniennes, Paris, 1978, 388 et 320 pages. Présentation générale : Le Christianisme en Afrique du Nord ancienne, Seuil, 1996, 596 pages.
Il revient à un historien français, spécialiste de l’Afrique du Nord antique, docteur en histoire et docteur ès lettres, auteur de nombreux ouvrages, d’avoir consacré son enseignement et sa recherche, à un aspect assez controversé du christianisme au Maghreb, le manichéisme. Ces quelques lignes de présentation ne concernent précisément que les pages 158-233 de la IIème partie du premier volume, dévolues aux Destins du manichéisme en terre d’Afrique.
Origines du manichéisme africain
L’investigation de l’auteur commence par la question toujours controversée des origines du manichéisme en terre africaine, cette doctrine de gnose dualiste fondée par Mani, Perse ou Iranien par sa naissance, né en 216, mort martyr du mazdéisme en 277, se déclarant apôtre de Jésus Christ. Cette question est finalement aussi floue ou incertaine que celle du christianisme lui-même dont la diffusion est bien attestée en Proconsulaire dès le 2e siècle, mais sans autre précision, connue au travers d’Actes de martyrs dès le 3e siècle. De même pour le manichéisme dont l’expansion se lit par ricochet à travers le rescrit impérial de persécution de Dioclétien (245-313) rescrit à dater, selon la plus grande vraisemblance, de mars 302.
Qualifiée de « superstition nouvelle », la secte manichéenne qui a largement profité de l’aire de diffusion du christianisme répandu dans les ports et les villes grâce à ses contacts et à ses conflits avec les communautés juives, a vite été perçue comme rivale par la foi catholique, mais surtout combattue comme hétérodoxe et même hérétique, de même que le montanisme ou le marcionisme, dans ses interprétations polémiques des Ecritures. Le manichéisme propagé en Afrique par un certain Addas (3e siècle), évêque connu déjà en Egypte, déclaré comme un des douze apôtres de Mani, – mais qui ne serait pas à confondre avec Adimantus, quoi qu’en ait dit ou écrit à son sujet saint Augustin au 4e siècle lequel, on le sait, fut un auditeur assidu de leurs conventicules de 373 à 383 -, se prétend à l’égard du catholicisme, à la faveur de la paix religieuse de l’Empire, le christianisme authentique, intégral, primitif et pur de toute contamination juive.
Mais voilà que sous Dioclétien, manichéisme et christianisme catholique, vont faire figure l’un comme l’autre de superstitions dangereuses pour l’unité politique de l’Empire, déclarées contraires aux traditions nationales, essentiellement pour des raisons disciplinaires aggravées par l’intransigeance doctrinale des disciples de Mani, surtout quand ces derniers refusent d’accomplir certains des devoirs militaires prescrits. Le rescrit impérial de 302, d’une rare violence1, incrimine, sur foi du rapport préalable du Proconsul d’Afrique Julianus, le désoeuvrement excessif des Elus, terme qui désigne les dirigeants de la secte par différenciation des Auditeurs, ses adeptes, fidèles ou sympathisants, la subsistance des premiers étant assurée effectivement par les seconds. Une échelle de peines prévoit l’autodafé de leurs écrits (Ecritures salvifiques) et pour les plus opiniâtres les peines maximales : décapitation et confiscation des biens. Les dignitaires de la secte s’exposent eux à la déportation aux mines et à la spoliation. On trouve également à leur encontre dans le rescrit en question des accusations de magie et de sorcellerie, imputations tout à fait injustifiées quand on connaît les doctrines de Mani ! On y soupçonne également les adeptes de la secte, sans doute en raison de leur culture du secret, de pratiques divinatoires et astrologiques, très déconsidérées dans l’univers romain, mais tout à fait consonantes avec les origines perses des manichéens, ce qui est une accusation rédhibitoire quand on connaît l’antagonisme politique mortel entre Rome et la Perse des Sassanides. Mais le heurt idéologique qui déclenche la persécution provient de l’interdit de tuer, ce qui conduit les adeptes de Mani à refuser de porter les armes et à inciter les soldats au refus d’obéissance et à la désertion. Le même grief visera au temps de la ‘grande persécution’ les militaires chrétiens faisant valoir dans ce domaine un droit d’objection de conscience.
C’est ainsi qu’à défaut d’une documentation directe, mais seulement à travers le filigrane d’un rescrit impérial de persécution, peut être détachée à grands traits la perception du visage de ce manichéisme en terre d’Afrique.
Les communautés manichéennes africaines
Si la question des origines précises du manichéisme en terre africaine reste floue, celle de sa composition et de sa diffusion en communautés locales ne l’est pas moins. Il y a un contraste, paradoxal seulement en apparence, entre la documentation doctrinale abondante sur le manichéisme africain et sur celle de son histoire, très fragmentaire. Ce qui s’explique aisément : car à part les principautés ouïgoures d’Asie centrale des 8e – 9e siècles, les communautés manichéennes d’Afrique ont souffert continuellement d’un statut de société secrète et d’Eglise persécutée. Il est clair qu’elles se sont constituées sur le terrain du christianisme catholique et qu’elles ont cherché à tirer parti à la fois de ses ressources et de ses faiblesses : avantage d’une forte et rapide organisation institutionnelle, inconvénients aussi d’une Eglise trop empêtrée dans des pratiques matérielles, d’un clergé trop voyageur et absent de sa charge pastorale, d’un christianisme fortement touché par de multiples crises et hérésies : donatistes, circoncellions, foyers judaïsants, courants paganisants, résistants et infiltrants, symmachiens… Se présentant comme un christianisme pur, originel, dégagé de toute contamination juive, le manichéisme chercha à séduire la fraction des chrétiens qui ne pouvaient se résoudre aux imperfections ou même aux tares de leur Eglise.
Il est encore plus difficile de chiffrer l’importance statistique du milieu manichéen africain, en plus de l’incertitude ou des approximations démographiques concernant toute évaluation scientifique de la population globale de la Proconsulaire à cette époque. Mais encore faut-il s’entendre : le danger numérique du ferment manichéen au sein du christianisme africain ne provient pas tant de la foule des adhérents que de la vitalité dynamique des Elus, la caste sacerdotale. Les écrits et controverses de saint Augustin en font foi pour le 4e siècle, ainsi d’un certain Fortunatus.
L’auteur énumère un certain nombre de cités ou régions d’importance d’Afrique du Nord où le manichéisme s’est propagé de façon significative, cette liste étant minimale :
Carthage, capitale de la Proconsulaire, première ville touchée par le manichéisme et berceau de ses autorités, lieu de formation et siège de ses autorités dont les fameux Faustus et Fortunatus ;
Hippone, port maritime et nœud routier avec la voie du littoral et celles reliant la ville à l’arrière-pays, principal centre africain d’exportations vers Rome (olives, céréales), cité ouverte simultanément au trafic marchand comme aux agents de transmission du manichéisme ;
Tipasa-Caesarea, anciens comptoirs puniques. Un billet de dénonciation, établi à l’époque d’Augustin, atteste la présence de la secte qui cherchait à se protéger avec les précautions d’une société secrète ;
Malliana, en Maurétanie césarienne. On sait qu’en 411 la cité possédait deux évêques, un catholique et un donatiste. Au temps d’Augustin c’est un clerc, Victorinus, qui se fit propagateur de la secte manichéenne, confondu par l’évêque d’Hippone lequel en avertit le Primat de la Province, Deuterius évêque de Caesarea.
Milev, en direction de la Maurétanie Sitifienne, sur la route entre Cirta et Sitifis. Siège du fameux Optat de Milev, la cité fut aussi la patrie du plus célèbre manichéen d’Afrique, l’évêque Faustus, docteur de la secte, habile parleur et leader du mouvement dans le dernier quart du IVème siècle, connu par l’écrit d’Augustin Contra Faustum.
Thagaste, l’actuelle Souk Ahras, ville natale d’Augustin, où ce dernier fut un temps ardent propagateur de la secte avant sa conversion, mais où l’hérésie s’était déjà infiltrée dans la communauté catholique, même si elle y était de fort mauvaise réputation.
Yegesela, à cent kilomètres au sud de Thagaste, au pied du versant oriental de l’Aurès, puissant fief de l’Eglise schismatique donatiste où le manichéisme a trouvé refuge. Il y est fait allusion dans une correspondance d’Augustin avec le prêtre Quintilianus à Noël 401.
Ain-Telidjen (région), dans une contrée de hautes terres. Un manuscrit latin sur parchemin, dit Manuscrit de Tébessa, a été trouvé en juin 1918 dans une grotte de la région, faisant état de la rivalité de factions chrétiennes et dispensant un enseignement de base conforme à la doctrine des Elus.
Pratiques religieuses et composition des communautés
Quels rites et actes liturgiques pratiquaient les manichéens en Afrique ? Il est difficile de le préciser, car en raison des persécutions, le culte se tenait dans des maisons privées, le jour du Soleil (dimanche). La prière constituée de suppliques et d’hymnes, accompagnée de jeûne, était orientée vers l’astre du grand luminaire. On y entendait des lectures tirées des Ecritures et des conférences de maîtres. Le sommet de l’année liturgique était représenté par la fête du Bêma, en mars, équivalent de la Semaine Sainte et des Pâques catholiques. Les réunions de prière et de rassemblement formaient les conventicula où les auditeurs se devaient de fournir une contribution, aumône alimentaire, aux Elus, toujours selon des mesures de prudence et de discrétion pour limiter les risques de trahison et de dénonciation. Un compartimentage fonctionnel distinguait entre Elus (Sancti, Perfecti) et les Auditeurs (Catéchumènes), la hiérarchie se répartissant entre primates et maiores, les dignitaires ayant les titres ecclésiastiques d’évêques, de prêtres et de docteurs.
Quant à la composition sociologique des communautés manichéennes, elle offrait la diversité même de la vie de tout groupe humain : enfants, jeunes, adultes et seniors, avec minorité d’une élite cultivée (propagandistes), la controverse au niveau populaire pouvant se contenter de spéculations, d’arguments et de comparaisons beaucoup plus terre-à-terre. La présence féminine y était fortement développée. Le manichéisme africain a pénétré toutes les couches sociales du peuple numidien, sensible au mot d’esprit, prompt à la répartie, volontiers narquois, même s’il a compté dans ses rangs des mécènes influents et fortunés et si nombre de ses membres pratiquaient le négoce et les métiers d’argent. Il s’est fondu, coulé, banalisé dans la société africaine en évitant tout particularisme ou originalité distinctive, pratiquant une indigénisation favorable à sa survie en dépit des persécutions.
L’extinction du manichéisme en Afrique du Nord
Le manichéisme s’est maintenu durant plus de deux siècles en Afrique du Nord, malgré des actes de législation répressive de Dioclétien (284/305) jusqu’aux Vandales (5e siècle). Les mesures de l’empereur Valentinien dès 372 furent particulièrement vigoureuses à l’encontre de la secte dont on redoutait les pratiques de magie et leurs maléfices et dont la loi prohiba les réunions.
Mais c’est surtout sous l’empereur Théodose (379/395) que furent prises par l’édit de 381 les mesures anti-manichéennes les plus efficaces, l’empereur ayant fait de la religion catholique, jusqu’alors tolérée, une véritable religion d’Etat, ce qui entraîna pour toutes les autres formes ou confessions religieuses différentes ou dissidentes de terribles représailles, restrictions et même interdictions.
Une autre pièce mentionne la persécution anti-manichéenne en Afrique du Nord dont il est question dans une polémique de Petilianus contre Augustin à propos d’un procès retentissant à Carthage sous le proconsulat de Messianus en 386, entraînant des peines sévères de confiscation des biens et de mort civile. Certaines condamnations à la peine capitale étaient commuées en relégation ou bannissement. On faisait également appel à la délation. Dans un tel contexte, on comprend aisément que des membres de la secte se soient masqués sous des noms d’emprunt : Mattarii, Catharistae, pour reconstituer des communautés clandestines.
Deux épisodes de controverse anti-manichéenne sont encore rapportés par Augustin, d’abord en 392 la fameuse disputatio avec le prêtre hérétique Fortunatus et le célèbre débat de décembre 404 qui opposa l’évêque d’Hippone à son adversaire Félix, dernière grande controverse anti-manichéenne d’Augustin. Depuis l’année 404 en effet, le proconsul Diotimus avait charge de faire appliquer les mesures adoptées par Stilicon pour protéger l’Eglise catholique et réprimer toute trace d’hérésie en cherchant d’abord à ramener au bercail catholique les fidèles égarés dans la secte.
Deux autres affaires qui défrayèrent la chronique anti-manichéenne se déroulèrent à Carthage, la capitale de la Proconsulaire, en 421 et 428 : le tribun Ursus fit tout d’abord raser jusqu’au sol l’ancien temple de Caelestis, dédié à la grande déesse ; puis il fit arrêter tout un groupe de Manichéens de la communauté de Carthage illégalement réunis à l’occasion d’une cérémonie pour les déférer devant un tribunal ecclésiastique pour crime de religion interdite. Des aveux de turpitudes et dépravations furent obtenus de deux femmes, Margarita et Eusebia.
De même en 428, suite aux dénonciations faites par un certain Theodosius, des Manichéens furent poursuivis et interrogés par un tribunal ecclésiastique, permettant d’obtenir des déclarations semblables à celles de 421 visant cette fois le groupe dissident des Catharistes. On ignore le sort réservé à ces réfractaires, peut-être remis ensuite faute d’abjurations au bras séculier.
Après 430 et l’arrivée des Vandales, on ne trouve plus guère d’allusion à la situation réelle des Manichéens d’Afrique, les polémiques se concentrant sur les doctrines ariennes protégées par Genséric qui appliqua une législation de proscription cette fois contre les catholiques. Pour autant les communautés manichéennes africaines ne furent pas favorisées par le nouveau régime, même si par un sens éprouvé d’adaptation tactique et pratique bien des membres de la secte tentèrent de s’introduire dans l’arianisme et de l’embrasser, ceci avec succès. Cela n’empêcha pas le fait qu’en 477, avec l’avènement d’Hunéric, le fils de Genséric, une persécution terrible s’abattit à nouveau sur les Manichéens, sous réserve d’une réciprocité de tolérance en faveur des évêques ariens en Orient. Inquisition policière, expulsions, autodafés, exécutions, exils vidèrent peu à peu l’Afrique de ses réserves manichéennes.
A la fin du 6e siècle, grâce à la reconquête byzantine, l’Eglise catholique recouvrit ses droits à Carthage. On s’inquiéta encore au niveau de la papauté d’hérétiques manichéens infestant la chrétienté, venus des différentes rives de la Méditerranée (Espagne, Sicile, Italie du Sud). Mais depuis 698 ce sont les troupes musulmanes, victorieuses à Carthage, qui inquiètent la chrétienté jusqu’aux portes de l’Espagne (711) et même l’Aquitaine, une menace bien autrement redoutable. L’Afrique du Nord allait passer entièrement sous la bannière de l’Islam. Le manichéisme africain, habile dans ses entreprises de contestation des Eglises officielles, essaya bien de miner sourdement la nouvelle religion sous la forme d’une nouvelle hérésie, zanâdiqa. Mais nous ignorons quasi tout de son origine comme de son développement dans la désagrégation finale des Eglises chrétiennes au Maghreb.
Constantin le Grand
Le triomphe du christianisme
Images de Constantin
Nous gardons tous un certain nombre d’images stéréotypées du premier empereur romain d’Orient, Constantin 1er dit le Grand (v. 270 – 337), fils de Constance Chlore, proclamé empereur à la mort de son père et dont le règne s’étendit sur une trentaine d’années (306-337). Sa victoire contre Maxence sous les murs de Rome en 312 décida aussi du sort triomphant du christianisme établi culte libre – après les sanglantes persécutions de Dèce (250-251), de Dioclétien (303-305) et de Galère (305-311) – au temps de l’édit dit de Milan (313) accordé de concert avec Licinius, autre futur compétiteur de Constantin réduit par ce dernier en 324. Cette victoire décisive de Constantin assura également son pouvoir sur la partie orientale de l’empire ainsi unifié après l’ère du partage quadripartite (époque de la Tétrarchie). L’année suivante, Constantin convoqua un concile œcuménique à Nicée (325), l’Eglise chrétienne étant dorénavant considérée comme l’un des principaux soutiens de l’Etat et devenue ainsi peu à peu au fil des années, après 313, l’unique religion privilégiée dans tout l’empire, surclassant les cultes traditionnels autrefois prépondérants. Constantin rompit progressivement avec la politique précédente de relative neutralité ou de tolérance contrôlée envers toutes les formes de cultes et de religions. Entre 324 et 330, pour mieux surveiller les frontières du Danube et celle avec les Perses, il fonda sur les rives du Bosphore une nouvelle Rome, Constantinople, l’ancienne capitale en Occident sur les bords du Tibre étant devenue trop dépendante d’instabilités dues aux assauts des Barbares. On sait que sur son lit de mort l’empereur Constantin, encore catéchumène, consentit au baptême chrétien, administré par l’évêque Eusèbe de Nicomédie.
Tels sont les grands traits qui forment le contexte politico-religieux de ce règne personnel transformé en monarchie de droit divin, centralisée et hiérarchisée à l’extrême, dont Pierre Maraval a rassemblé les principaux écrits sous le titre Lettres et discours de Constantin, pour la première fois traduits intégralement en français1. Cet ancien universitaire émérite de Paris IV Sorbonne, connu également pour ses conférences lors de pèlerinages-croisières Notre-Dame de Salut sur la Méditerranée, s’est livré dans une magistrale introduction critique et documentée (pages IX à XL) à dégager les inévitables questions d’authenticité et de datation qui entourent ces textes, soit une quarantaine de lettres et trois discours, tous identifiés et parfaitement resitués dans le contexte de la vie de l’empereur.
Constantin écrivain ?
Tous ces textes qui concernent peu ou prou des problèmes ayant trait à la religion, sont attribués quant à leur origine à la main même de l’empereur, même s’il est évident qu’au cours de leur rédaction et de leur transmission, ils aient eu à connaître, tant de la part de la chancellerie impériale que de leur successive réception (destinataires, copistes, relais historiques), quelques transformations substantielles, points de détail ou même schéma global, ce qui n’entache pas cependant leur authenticité. La touche de Constantin reste incontestable en maints passages. Certaines de ces correspondances ne nous sont parvenues que de façon fragmentaire par des citations relevées dans des textes patristiques ou de controverse et, parfois même, par de simples copies conservées par tel ou tel destinataire.
Pour les documents de forme épistolaire, notons qu’ils sont adressés en général à des personnages variés, le plus souvent à des officiels de l’administration impériale ou à des autorités religieuses du monde chrétien, que ce soit des évêques catholiques ou certains de leurs ‘adversaires-compétiteurs’, évêques schismatiques ou ariens. Habituellement la lettre fait mention d’un correspondant nominal que Pierre Maraval identifie au mieux dans un sommaire introductif, mais il est fréquent également qu’il s’agisse d’un collectif, un épiscopat local, groupé, une population ciblée.
C’est ainsi que nous faisons connaissance avec le proconsul d’Afrique Anullinus (p. 5, p. 8), avec les vicaires d’Afrique Aelafius (p. 13), Celsus (p. 22), Eumalius (p. 24), avec le proconsul Probianus (p. 19), avec les provinciaux d’Orient (p. 40), avec Cécilien évêque de Carthage (p. 6), avec les papes Miltiade (p. 9) et Athanase (p. 94), avec Chrestus évêque de Syracuse (p. 11), avec Eusèbe de Césarée métropolitain de Palestine (p. 39, p. 87, p. 101, p. 102), avec Alexandre évêque d’Alexandrie protecteur de l’hérésiarque Arius (p. 46, p. 65, 75), avec Théodote évêque de Laodicée (p. 63), avec Alexandre évêque de Constantinople (p. 75), avec Macaire évêque de Jérusalem (p. 77, p. 79), avec Athanase évêque d’Alexandrie, l’adversaire de l’arianisme (p. 90), avec Jean Arkaph évêque des Mélitiens ou encore avec le roi perse Sapor II (p. 103).
Même éclectisme géographique et ecclésial avec la mention de personnalités collectives qu’elles soient épiscopales (évêques catholiques d’Afrique, p. 24 ; de Numidie, p. 26 ; de Syrie, p. 54), conciliaires (Arles, p. 16 ; Nicée, p. 52 ; Antioche, p. 88 ; Tyr, p. 97, 98), synodales, communautaires (Palestine, p. 30 ; Alexandrins, p. 52, p. 90, p. 91 ; Nicomédie, p. 58 ; Antioche, p. 84), orthodoxes ou schismatiques (Donatistes, p. 21 ; Novatiens, Valentiniens, Marcionistes, Pauliens … p. 81), voire hérétiques (partisans d’Arius, p. 65, comme Eusèbe évêque de Nicomédie, p. 58 ) : l’administration impériale est bien au fait des divisions et des subtilités hiérarchiques, comme des différends et des doctrines qui divisent les chrétientés de l’époque que ce soit en terre africaine ou en Orient.
Sur le plan de la forme, on peut distinguer dans ces écrits des genres variés, selon la terminologie impériale du temps : édit, rescrit, ordonnance, circulaire, lettre de convocation, demande d’enquête, décision, décret d’application, sentence, information, invitation, félicitation, exhortation, discours, autorisation ou prescription, accusation ou condamnation etc…
Une place à part doit être faite à trois importants discours attribués également à Constantin : le premier, à l’Assemblée des saints qui est une défense et illustration du christianisme, texte divisé en 26 chapitres par Eusèbe de Césarée (p. 107-155) ; le second adressé en latin, traduit en grec, aux Membres du concile de Nicée de 325 (p. 156-157) et un troisième discours, également aux Membres du Concile de Nicée (p. 157-166). Il est clair que Constantin, fidèle en cela à trois siècles de tradition impériale sur le rôle religieux de l’empereur, tenait à manifester son rôle de leadership au moment même où le christianisme, religion reconnue, entrait dans une phase d’organisation de premier plan avec la tenue de conciles œcuméniques et la définition dogmatique des symboles de foi christologiques. On y retrouve les mêmes idées, les mêmes formules et le même style, attestant qu’ils sont bien de la même veine et de la même plume.
Programme politique et devoirs chrétiens de l’empereur
La lecture de ces textes ne peut éluder la question fondamentale de leur contenu sur le plan mixte des relations inextricables entre politique et religion dans la mentalité propre à cette époque que les historiens résument d’une manière un peu facile par l’expression d’ère constantinienne.
Indiscutablement les lettres définissent plutôt la politique générale que l’empereur, ‘chrétien déclaré’ même sans baptême, entend adopter et mettre en œuvre en matière religieuse dans toute l’étendue de son empire, à commencer là où l’unité religieuse et la concorde des populations sont menacées par des schismes. Ses maîtres mots ou lignes directrices peuvent se résumer en quelques mots : monothéisme et tolérance pratique laissée aux païens comme parfois aux communautés chrétiennes dissidentes, faveur manifeste envers l’Eglise et la foi chrétienne ‘orthodoxe’, c’est-à-dire de la catholicité. C’est dans ce contexte large de ‘liberté contrôlée’ qu’il faut comprendre ses interventions dans les querelles qui divisent les chrétiens et mettent en danger l’un des piliers de vie du régime, la pax romana. L’Afrique est depuis un siècle ravagée par les crises donatistes, l’Orient entame sa crise la plus sérieuse avec l’affaire arienne.
Quant au contenu même de la doctrine chrétienne adoptée personnellement par Constantin, il est évident qu’aux yeux d’un croyant moderne elle semble un peu floue ou flottante ou encore en voie de construction. Ainsi la notion même du Dieu chrétien, au cœur du monothéisme central, décliné par la théologie trinitaire classique Père, Fils et Esprit, n’apparaît-elle que progressivement dans ses écrits, notamment et très explicitement déployée dans les discours plus tardifs (Dieu Très-Haut son Père, bienfaits du Christ, p. 108 ; Celui qui est véritablement Dieu ; ma tâche personnelle de célébrer le Christ par ma vie, Verbe lui-même Dieu et fils de Dieu : p. 113, 119, 125) alors que les correspondances de départ font plutôt état de la divinité et de la religion, désignations encore très communes aux cultes anciens et païens : « Nous avons décidé de mettre au premier rang ce qui concerne le respect et l’honneur du divin » p. 4, formulation à peine plus relevée dans des adresses finales : « Que la divinité du grand Dieu, Que le Dieu tout-puissant… adorateur du très grand Dieu » (p. 11, p. 13, p. 15). C’est dans la lettre au concile d’Arles que l’on voit pointer la personne du Christ Sauveur (p. 17) et sa clémence victorieuse dont Constantin attend le jugement (p. 18), puis dans la lettre aux évêques de Numidie que se christianise la figure du Dieu suprême auteur et père de ce monde (p. 27).
Quant à la 3ème hypostase, l’Esprit, il est prématuré d’en chercher une trace dans ces textes, la théologie balbutiante ou approximative de l’empereur ne pouvant anticiper sur la construction dogmatique des conciles. On ne saurait lui en faire grief, car l’Esprit Saint est encore pour longtemps la figure de ce divin méconnu qu’il restera plus ou moins quasi jusqu’à nos jours, du moins dans la tradition théologique occidentale.
Théologien, Constantin le devient en quelque sorte par nécessité politique. N’écrit-il pas à l’hérésiarque Arius que son premier désir a été d’unifier l’attitude envers la divinité de toutes les nations, son deuxième de restaurer et de rétablir dans son harmonie le corps de l’Etat qui avait été gravement blessé (p. 46). Ce programme politique par excellence lui inspire une conduite religieuse pointilleuse pour obéir à sa conscience et régler ses devoirs de chef d’Etat jusqu’à convoquer un concile à Nicée auquel il se rend lui-même présent (p. 61), avec toujours en ligne de mire l’objectif essentiel d’une concorde universelle qui réalise l’unanimité entre tous et, en apaisant les conflits, discordes, dissensions et autres hérésies, sert le bien commun de la paix.
Intérêts mêlés de l’Etat et de l’Eglise
Les historiens n’ont cessé de s’interroger et d’interroger ce christianisme à la mode constantinienne où les intérêts de l’Etat si intimement mêlés à ceux d’une Eglise, préalablement persécutée, puis en passe d’être privilégiée, ne font progressivement aucune part aux conceptions aujourd’hui répandues de tolérance, de neutralité confessionnelle et de laïcité positive, comme si par un retour aux pratiques d’un autre âge, les victimes d’hier s’arrogeaient les prétendus droits dénoncés de leurs anciens bourreaux. Malgré une magnanimité indéniable et une force d’âme forgée dans la patience, rompue aux fatigues des affaires publiques, qui poussent souvent Constantin à faire régler les différends par les protagonistes eux-mêmes, l’empereur sait aussi faire preuve de fermeté pour ne pas dire de dureté en maniant le glaive de la justice et de la vérité contre tous les ‘résistants et rebelles hérétiques, fauteurs de troubles’ : « Pourquoi donc, par des mesures publiques sévères ne pas couper pour ainsi dire les racines du mal ? » (p. 83).
En fin de lecture de ce témoignage d’un âge antique du christianisme, nous n’avons pu nous empêcher d’exprimer un regret, celui de trouver très peu de confidences personnelles de la part de Constantin sur sa vie, sur ses sentiments et sur ses convictions intimes. Certes le genre de ces ‘Lettres et Discours’ s’apparente à un exercice public d’une fonction officielle, documents adressés à des personnages préposés à des charges publiques, et n’autorise guère d’épanchements de style familial ou psychologique. On peut glaner de-ci de-là quelques miettes de renseignements autobiographiques, mais rien de bien consistant qui satisferait notre curiosité dans ce domaine. C’est dire inversement que leur intérêt est autre, illustrer la mise en œuvre d’une politique et d’une parole qui, sans faire table rase d’un passé récent, sont réorientés dans le sens d’un cours nouveau où l’Etat né à Rome mais basculé à Constantinople se découvre un avenir universel sous l’aile d’une religion à vocation elle aussi universelle.
La liberté religieuse à Vatican II, par Marcel Neusch – Nostra aetate, les relations avec les religions non-chrétiennes, par Yves Plunian
La liberté religieuse à Vatican II
C’est par la parole qu’on devait agir, par la discussion qu’on devait combattre, par la raison qu’on devait vaincre (Augustin)
Avec Dignitatis humanae, la déclaration sur la liberté religieuse, le concile de Vatican II a fait franchir à l’Eglise un pas décisif, et on peut l’espérer, définitif et irréversible. C’était le 7 décembre 1965. Jusqu’à cette date, l’Eglise ne disposait que de deux expressions : la liberté, qu’elle exigeait pour elle-même, et la tolérance, qu’elle concédait aux autres religions. Cette position était pour le moins paradoxale : comment l’Eglise pouvait-elle refuser aux autres une liberté qu’elle n’a jamais cessé de revendiquer comme un droit pour elle-même ? On comprend qu’une déclaration sur la liberté religieuse, qui irait à l’encontre de cette position classique, ait rencontré des résistances parmi certains Pères conciliaires, dont le plus intransigeant fut Mgr Lefebvre. Pour saisir la portée de ce texte, il faut donc commencer par retracer son histoire avant d’y relever les affirmations les plus percutantes et d’en souligner les limites.
Une histoire agitée
C’est Jean XXIII qui avait tenu à ce que la question de la liberté religieuse soit inscrite au programme du concile, de même que la question du judaïsme. A l’origine, ces deux questions figuraient dans le schéma sur l’œcuménisme, dont chacune constituait un chapitre particulier. En les mettant à l’ordre du jour, le pape voulait mettre fin à un double grief qui pesait sur l’Eglise catholique : son refus de la liberté, un acquis irréversible de la société moderne, et son antisémitisme, dont la Shoa avait montré jusqu’où il pouvait entraîner dans l’horreur. Le concile donnera tout son relief à ces deux questions en les traitant à part, dans deux déclarations séparées, l’une consacrée à la liberté religieuse, l’autre intégrée à la déclaration sur les religions non-chrétiennes.
En ce qui concerne la liberté religieuse, on venait de loin. Le schéma initial reposait sur la doctrine classique selon laquelle la vérité a tous les droits, l’erreur aucun. On raisonnait selon le binôme construit sur l’opposition entre thèse et antithèse. Selon la thèse, on soutenait que l’Eglise, étant seule à posséder la vérité, avait un droit exclusif de la propager. « Hors de l’Eglise, point de droit ! » Cette position avait trouvé son porte-drapeau en Louis Veuillot qui répliquait à une adversaire, avec un aplomb à peine imaginable : « Je suis chrétien, et vous ne l’êtes pas. Je demande la liberté parce qu’elle est mon droit, je vous la refuse parce qu’elle n’est pas votre droit…, parce que vous en useriez mal, ainsi que le veulent vos doctrines, votre caractère et vos amis » (30 mars 1877).
Cette doctrine avait un appui solide dans le Syllabus, ce fameux catalogue des erreurs modernes (18 décembre 1864), devenu la bible de tous les intégrismes. Dans ce contexte, on n’allait pourtant pas jusqu’à refuser le droit à l’existence aux non-catholiques : ils étaient tolérés. Quant à l’Eglise, dès lors qu’elle était minoritaire dans un pays, elle changeait de discours, faisant intervenir ce qu’on a désigné comme l’antithèse : elle exigeait pour elle-même la liberté religieuse, c’est-à-dire en fait la liberté de conscience, dont le fondement se trouve en saint Paul : « Car pourquoi ma liberté serait-elle jugée par une autre conscience » (I Co 10, 29), et qui se traduit dans des formules apparues en France vers 1560 telles que : « Ne forcez pas à coup d’épée nos consciences. » Ces idées se retrouvent dans la déclaration Dignitatis humanae (2 § 1).
L’hypocrisie était criante. Pouvait-on réclamer la liberté pour soi sans la reconnaître dans les mêmes termes aux autres ? Dès 1960, le « document de Fribourg », première ébauche du travail conciliaire, dénonçait cette doctrine fondée sur le binôme thèse/antithèse, où se reflétait l’idéal théocratique de l’Ancien Testament plus que l’esprit de l’Evangile. Mais encore fallait-il rallier une majorité au texte. Pour y parvenir, il fallait d’abord désarmer les adversaires. C’est pourquoi, en 1963, Mgr De Smedt, alors rapporteur au concile, se livra à un exercice de haute voltige pour démontrer qu’en affirmant la liberté religieuse, le concile n’était nullement en contradiction avec Pie IX, le pape du Syllabus qui, au siècle dernier, l’avait qualifiée de « délire ». Il ne faudra pas moins de six rédactions successives avant de parvenir à un texte acceptable.
Jusqu’au dernier jour, les affrontements seront rudes. L’assaut viendra du cardinal Ottaviani estimant que « le droit de la religion vraie » n’était pas suffisamment affirmé. Mgr Ruffini y ajoutera sa voix en demandant qu’on distingue mieux entre un régime fondé sur la vérité, et une structure sociale basée sur la tolérance, dont la seule justification était à ses yeux la nécessité de la vie en commun des hommes. Mgr Granados soupçonnait le texte de mettre sur le même plan la vérité et l’erreur, etc. L’objection la plus vive viendra de Mgr Lefebvre qui refusait tout droit à la conscience erronée : l’autorité, déclarait-il, doit « aider les hommes à faire le bien et à éviter le mal, c’est-à-dire à bien user de leur liberté », ce qui interdisait, du moins dans les Etats catholiques, d’envisager une quelconque liberté religieuse.
Les principales affirmations
Le terme de « liberté religieuse » fut finalement accepté et, après plusieurs refontes, le texte fut voté le 7 décembre 1965, recueillant 2308 placet (oui), 70 non placet (rejet). Entre temps, le terme a été précisé, notamment par un sous-titre : « Du droit de la personne et des communautés à la liberté sociale et civile en matière religieuse ». Après une brève introduction, la déclaration comporte deux sections : 1. Les aspects généraux de la liberté religieuse (§ 2 à 8), et 2. La liberté religieuse à la lumière de la Révélation (§ 9 à 15). Qu’il suffise d’en relever les principales affirmations au fil des paragraphes.
« Tous les hommes sont tenus de chercher la vérité, surtout en ce qui concerne Dieu et son Eglise, et, une fois qu’ils la connaissent, de l’embrasser et de la sauvegarder. Le saint Concile professe également que ces devoirs touchent les hommes dans leur conscience et qu’ils lient celle-ci, et aussi que la vérité ne s’impose pas autrement que par la force de la vérité elle-même… » (§ 1).
« Cette liberté consiste en ce que tous les hommes doivent être exempts de toute contrainte de la part soit d’individus, soit de groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit, de telle sorte qu’en matière religieuse nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience ni empêché d’agir, dans de justes limites, selon sa conscience, en privé comme en public, seul ou en association avec d’autres » (§ 2).
« Les parents ont le droit de déterminer la forme de l’éducation religieuse à donner à leurs enfants, conformément à leur propre conviction religieuse » (§ 5).
« Si, en considération de circonstances particulières propres à certains peuples, une reconnaissance civile spéciale dans l’ordre juridique de la cité est accordée à une seule communauté religieuse, il est nécessaire que le droit à la liberté en matière religieuse soit reconnu et sauvegardé en même temps pour tous les citoyens et toutes les communautés religieuses » (§ 6).
« Il n’est pas permis au pouvoir public d’imposer aux citoyens, par la force, l’intimidation ou d’autres moyens, la profession ou le rejet de quelque religion que ce soit, ou d’empêcher quelqu’un de s’agréger à une communauté religieuse ou de la quitter » (§ 6).
« Le droit à la liberté en matière religieuse s’exerce au sein de la société humaine, et pour cette raison son usage est soumis à certaines normes qui le règlent » ( § 7).
« Ce que ce Concile du Vatican déclare au sujet du droit de l’homme à la liberté religieuse a son fondement dans la dignité de la personne, dont les exigences se sont fait connaître plus pleinement à la raison humaine à travers l’expérience acquise au cours des siècles. Bien plus, cette doctrine de la liberté a ses racines dans la Révélation divine, et pour cette raison elle doit être sauvegardée d’autant plus scrupuleusement par les chrétiens » (§ 9).
« Personne ne doit être contraint à embrasser la foi malgré lui » (§ 10).
« Dans la société humaine et devant n’importe quel pouvoir public, l’Eglise revendique la liberté pour elle-même » (§ 13).
Contrairement à ce que l’on croit parfois, la déclaration ne reconnaît pas toute liberté à « la conscience », celle-ci étant liée par la vérité et le devoir de la chercher. En fait, la déclaration n’est pas un traité intégral sur la liberté. Elle n’aborde ni la relation de l’homme à Dieu, laquelle relève de la liberté de conscience, ni la relation des fidèles au magistère, ce qui est encore une autre dimension de la liberté qui concerne les relations à l’intérieur de l’Eglise. La liberté religieuse, au sens du concile, est un terme du droit public, et c’est de ce droit que traite la déclaration, ce que l’ajout du sous-titre, parlant de « liberté sociale et civile », entend justement préciser, et ce qui ressort aussi du texte lui-même.
Nouveauté et limites du texte
La déclaration sur la liberté religieuse, tout comme le texte sur le judaïsme, a dû rompre avec un lourd héritage. Alors que, dans le passé, l’Eglise a considéré la liberté religieuse essentiellement sous un angle négatif, elle adopte ici un regard radicalement nouveau, prenant acte de l’évolution des mentalités ou, comme le dit le § 9, des exigences qui « se sont fait connaître plus pleinement à la raison humaine à travers l’expérience acquise au cours des siècles ». Autrement dit, la revendication de la liberté religieuse est perçue par le concile comme un « signe des temps ». Il convient d’enregistrer la nouveauté de cette attitude. Elle se traduit dans le texte.
Une première nouveauté réside dans le statut juridique du texte. Il s’agit en effet non pas d’une « constitution », laquelle touche à ce qui est constitutif de la foi, ni même d’un décret, lequel est destiné aux chrétiens et revêt la valeur d’une décision pour la vie de l’Eglise. Ici, nous avons à faire à une « déclaration », comme pour Nostra aetate : un genre littéraire inédit, par lequel l’Eglise « fait connaître sa pensée sur une réalité qui est le bien de tous les hommes et elle s’adresse effectivement à tous », comme l’écrit Yves Congar. Ce genre littéraire, par sa nouveauté, souligne que l’Eglise a conscience de sa responsabilité non seulement à l’égard des chrétiens, mais de toute l’humanité. Jean XXIII avait déjà pris l’habitude de s’adresser au-delà des chrétiens, à tous les hommes de bonne volonté.
La nouveauté apparaît aussi dans le contenu du texte. Elle est double. D’une part, de la tolérance toute négative, qui acceptait à contrecœur la présence de l’autre dans l’espace social, en dépit de ses erreurs, le concile est passé à la « liberté religieuse » comprise comme un droit positif reconnu à l’autre, droit d’exister, et de vivre sa différence. C’est le principal acquis. D’autre part, pour n’avoir pas à s’opposer au Syllabus, le concile a dû affiner la différence entre la « liberté de la conscience », qui serait indifférente à l’égard de la vérité – c’est la théorie inacceptable de la « conscience sans loi » -, et « la liberté des consciences », qui est le droit pour chacun de suivre sa conscience selon ses convictions, et qui implique le respect des personnes, même dans l’erreur, étant entendu que chacun est tenu, en conscience, de rechercher la vérité.
Il n’est cependant pas possible d’ignorer les limites de cette déclaration. On peut en signaler au moins une, qui touche à la question du fondement de la liberté religieuse, une question qui n’a pas reçu une réponse totalement satisfaisante, car elle ignore la dimension politique. Courtney Murray (1904-1967), théologien américain, qui sera chargé, au concile, de la troisième version du texte (1964), avait pourtant indiqué la bonne direction. Sensible au pluralisme religieux de l’Amérique, il fondait en effet la liberté religieuse à partir de ce qu’il considérait comme un « signe des temps » : pluralisme et démocratie. A ses yeux, le pouvoir politique n’a pas à imposer la vérité, même là où la religion est majoritaire, mais à servir les personnes. On a finalement retenu comme fondement à la liberté religieuse surtout les arguments anthropologiques (dignité humaine) et théologiques (révélation), sans donner tout leur poids aux arguments politiques, en dépit des allusions au rôle de l’Etat.
Que retenir ? La déclaration sur la liberté religieuse a ouvert la voie à une Eglise plus dialogale. On peut citer ici le mot de Paul VI : « L’Eglise doit entrer en dialogue avec le monde dans lequel elle vit. L’Eglise se fait parole, l’Eglise se fait message, l’Eglise se fait conversation. » Une telle évolution n’a été possible qu’à partir du moment où l’on a considéré l’autre positivement, ce qu’a fait le concile dans Nostra aetate en disant : « L’Eglise ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions… » (§ 2). Sans la déclaration sur la liberté religieuse, prolongée par la reconnaissance de la vérité contenue dont les autres religions sont porteuses, une rencontre comme celle d’Assise (27 octobre 1986) aurait été inconcevable. Il n’est pas surprenant que ceux qui ont refusé la liberté religieuse soient montés au créneau pour condamner Assise.
C’est la déclaration sur la liberté religieuse qui donne tout son poids à la parole de l’Eglise quand elle intervient aujourd’hui dans les instances internationales sur les droits de l’homme et sur la liberté. Elle fut la cheville-ouvrière du paragraphe sur la liberté religieuse à la conférence d’Helsinki, en particulier d’un texte comme celui-ci : «Respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales, y compris la liberté de pensée, de conscience, de religion ou de conviction. » A n’en pas douter, c’est à sa propre fidélité à cette déclaration qu’elle sera jugée à l’avenir. Car le test de sa crédibilité n’est pas une déclaration, si solennelle soit-elle, mais sa mise en pratique, dans les relations avec les autres, mais aussi au sein de l’Eglise.
Bibliographie
Les traductions sont celles de l’édition du Cerf (1994) : Les conciles œcuméniques. 2** Les décrets. Sous la direction de G. Alberigo. Le présent article a connu une première publication dans la revue « Unité chrétienne » n° 125 – Février 1997. Sous une forme plus développée, il a été repris sous le titre « Dieu et la liberté », dans « Dieu au XXIe siècle » (sous la direction de Bruno Chenu et Marcel Neusch). Bayard, 2002, pages 199-227.
Qu’en pense saint Augustin ?
Saint Augustin n’a pas exclu le recours à la contrainte dans certaines situations, notamment contre les donatistes en vue de les ramener à l’unité catholique. Pourtant, il n’y était pas favorable, estimant qu’on devait être libre de choisir sa religion. Il n’a jamais eu recours à la coercition ni à l’égard des Juifs, dont il respecte la liberté de culte, ni à l’égard des païens, tout en approuvant les lois interdisant le culte des idoles, ni à l’égard des manichéens, avec lesquels il préfère engager un débat d’idées. Que son attitude ait été différente dans le cas des donatistes, on peut le comprendre à partir de l’insécurité dont ces derniers étaient responsables. Augustin s’en explique dans une célèbre lettre sans doute de 408 :
« Primitivement, en effet, mon avis se ramenait à ceci : personne ne devait être contraint à l’unité du Christ ; c’est par la parole qu’on devait agir, par la discussion qu’on devait combattre, par la raison qu’on devait vaincre : je craignais qu’autrement nous n’eussions comme faux catholiques ceux que nous avions connus comme francs hérétiques. Mais cette opinion, qui était mienne, devait céder, non devant des mots, mais devant des exemples. Pour commencer, on m’opposait ma propre cité qui, jadis tout entière acquise au parti de Donat, se convertit à l’unité catholique par crainte des lois impériales… Et il en était de même pour beaucoup d’autres cités dont les noms m’étaient énumérés… Combien en effet en connaissons-nous dont on peut affirmer qu’en eux se manifestait déjà le désir d’être catholiques, … mais que la crainte d’une violente réaction de la part des leurs poussait chaque jour à différer ! …» (Lettre à Vincentius, 93, 5. in Mandouze, L’aventure de la raison et de la grâce. Et. Aug., 1968, p. 371-372)
A partir du moment où il avait souscrit à l’usage de la coercition, Augustin s’est cru obligé d’en fournir une légitimation. Dès 405, il la justifiait par la fin qu’elle visait, en distinguant bonne et mauvaise contrainte : « Il ne faut pas considérer la contrainte en soi, mais considérer ce à quoi vise la contrainte, si c’est au bien ou au mal. » (Lettre 105, 2). Il fait une différence entre une « persécution injuste » – celle qui est faite à l’Eglise – et une « persécution juste » – celle que « les Eglises du Christ font aux impies ». Au-delà de cette argumentation spécieuse, Augustin est convaincu qu’en matière de foi, le respect de la liberté s’impose. Il aurait certainement approuvé la déclaration sur la liberté religieuse de Vatican II, qui correspond mieux à sa sensibilité que le recours à la contrainte. Même si les circonstances l’ont poussé à la justifier, la contrainte répugne à son tempérament, et plus radicalement encore à ses convictions religieuses.
Nostra aetate, les relations avec les religions non-chrétiennes
Les relations de l’Eglise avec les religions non-chrétiennes
I – Une histoire tourmentée
Les intitulés des versions successives du schéma témoignent d’une lente croissance vers la maturité à travers les aléas des conditions extérieures au Concile et en réponse aux vœux des Pères.
1°) La genèse d’un décret ‘sur les Juifs’
Au cours de la phase préparatoire du Concile, ouverte le 5 juin 1960, Jean XXIII, depuis longtemps sensibilisé au judaïsme et à la question juive, donne mandat au cardinal Bea, président du Secrétariat pour l’unité des chrétiens, de préparer, pour le Concile, un décret ‘sur les Juifs’. Le lien étroit entre judaïsme et christianisme autorise cet élargissement du champ de l’œcuménisme.
En 1961, le Secrétariat rédige un bref projet de décret. Dès l’automne 1960, la presse a fait état d’une possible invitation d’observateurs juifs au Concile. L’atmosphère autour de la question ne tarde pas à devenir orageuse. Les milieux religieux juifs se divisent, les milieux politiques israéliens s’intéressent, les milieux arabes s’inquiètent, décelant dans la démarche conciliaire un pas vers une future reconnaissance officielle de l’Etat d’Israël. Purement religieuse pour les autorités du Concile, cette question devient vite une affaire politique. Les patriarches des Eglises orientales s’inquiètent des conséquences pour leurs communautés. Les rumeurs se multiplient, surgissent les menaces… En juin 1962, est décidé le retrait du décret ‘sur les Juifs’.
2°) Du schéma ‘sur les Juifs’ au schéma ‘sur l’attitude des catholiques à l’égard des non-chrétiens, et d’abord des Juifs’
Le cardinal Bea adresse une requête au Pape, sollicitant l’examen par le Concile d’un décret ‘Sur les Juifs’. Il en donne les raisons et réfute toute contre-indication, la question juive au Concile étant exclusivement religieuse, sans la moindre implication politique. Le sujet pourrait être présenté en schéma indépendant ou intégré dans un autre schéma idoine.
Tardivement, lors de la 2ème session, le 8 novembre 1963, le schéma « De l’attitude des catholiques à l’égard des non-chrétiens, et d’abord des Juifs » (1ère version) est distribué aux Pères, sous la forme d’un feuillet. Il s’ajoute, comme chapitre IV, au schéma sur l’œcuménisme. Si le titre s’est élargi, le contenu traite essentiellement de la relation de l’Eglise avec le judaïsme. Une fenêtre s’est néanmoins entrouverte…. Au cours de l’examen général du schéma sur l’oecuménisme, du 19 au 21 novembre, ce chapitre fait l’objet d’un certain nombre de réserves : le texte est inopportun, la question juive ne relève pas de l’œcuménisme, le rejet de l’antisémitisme devrait intégrer une condamnation de toute discrimination, etc. Le 21 novembre, ce chapitre est dissocié des trois premiers du schéma sur l’œcuménisme. Chassant la crainte d’un retrait du texte, le cardinal Bea, à la clôture de la session, annonce que l’étude en sera reprise à la prochaine session.
Peu après l’ouverture de la 3ème session, le 25 septembre 1964, le cardinal Bea présente le nouveau schéma (2ème version). Le texte comprend deux parties : 1) Les relations avec les Juifs : le patrimoine religieux commun s’enrichit de références à la lettre aux Romains ; y est supprimé le rejet de la condamnation de ‘déicide’ pour satisfaire aux réticences de certains Pères. 2) Les relations avec les religions non-chrétiennes : affirmation de la paternité universelle de Dieu, de la fraternité humaine universelle et condamnation de toute discrimination. Mention explicite y est faite des musulmans.
Lors de l’examen du texte, les 28 et 29 septembre, plusieurs Pères interviennent en faveur de l’Islam, des grandes religions asiatiques, et même de l’animisme. Insensiblement, le projet sur les Juifs est appelé à s’ouvrir aux rapports avec les religions non-chrétiennes.
3°) Du schéma ‘sur l’attitude des catholiques à l’égard des non-chrétiens, et d’abord des Juifs’ à la déclaration ‘sur les relations de l’Eglise avec les religions non-chrétiennes’
Le 20 novembre 1964, la veille de la clôture de la session, le cardinal Bea présente au Concile le nouveau texte (3ème version), prévu désormais comme appendice au schéma sur l’Eglise. Le document comporte, en 5 paragraphes, le cadre général et les idées maîtresses de la déclaration finale qu’approuvera le Concile. Le même jour, le texte, en sa globalité, est adopté par l’assemblée.
Pendant la 3ème intersession, la violence des réactions croît dans les pays arabes contre le schéma et son vote, les patriarches orthodoxes syriaque et copte le condamnent sévèrement. Le Secrétariat multiplie les interventions pour éclairer les esprits. Lors de la 4ème session conciliaire, le 14 octobre 1965, le cardinal Bea présente, pour la dernière fois, le texte amendé (4ème version) : l’accent y est mis sur ce qui unit, des précisions sont apportées sur le bouddhisme et sur la vie morale en Islam. Quant aux Juifs, le schéma vise à sauvegarder la vérité évangélique et à rejeter toute injustice à leur égard. Le lendemain, le texte est définitivement accepté. Une petite opposition irréductible persiste pour des motifs divers. En séance publique, le 28 novembre, après un dernier vote sur le texte (2 221 voix pour et 88 contre), le pape Paul VI promulgue la déclaration Nostra aetate ‘Sur les relations de l’Eglise avec les religions non-chrétiennes’.
II – Un regard nouveau sur les religions non-chrétiennes
Dans la conjoncture de notre époque (Nostra aetate), « où le genre humain devient de jour en jour plus uni et les relations entre les divers peuples vont croissant », l’Eglise lit un signe des temps et un appel de l’Esprit : « elle examine plus attentivement quelles sont ses relations avec les religions non-chrétiennes ». Au-delà de la seule conjoncture, celle « dont la tâche est de promouvoir l’unité et la charité entre les hommes, et même entre les peuples » est sollicitée par la nature même des peuples et des hommes. Les peuples forment une seule communauté, de même origine et de même fin dernière, Dieu. Les hommes, partout, affrontent les mêmes grandes questions sur le sens de la vie, la mort, etc … et «attendent des religions la réponse à ces énigmes cachées de la condition humaine, qui, aujourd’hui comme hier, troublent profondément le cœur humain ». En préambule (chapitre 1) est ainsi légitimée la déclaration du Concile sur les relations de l’Eglise avec les religions non-chrétiennes.
1°) L’Eglise ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions.
Les Pères examinent avec bienveillance la fonction et les effets tant des religions premières que des religions plus affinées (chapitre 2). Depuis toujours, les différents peuples sont sensibles « à cette force cachée présente au cours des choses et aux événements de la vie humaine » et reconnaissent parfois « la Divinité suprême, ou encore le Père. » Les vies s’en trouvent pénétrées « d’un profond sens religieux.» Leur conditionnement culturel permet à certaines religions d’atteindre un degré d’élaboration plus élevé. Ainsi, en va-t-il de l’hindouisme et du bouddhisme, que la déclaration détache. Finalement, toutes les religions « s’efforcent d’aller au-devant, de façons diverses, de l’inquiétude du cœur humain en proposant des voies, c’est-à-dire des doctrines, des règles de vie et des rites sacrés. » L’Eglise regarde avec « respect » et « estime » les religions non-chrétiennes. Elle reconnaît même en ces religions des éléments de l’ordre de la vérité et de la sainteté : « L’Eglise ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions. Elle considère avec un respect sincère ces manières d’agir et de vivre, ces règles et ces doctrines qui, quoiqu’elles diffèrent en beaucoup de points de ce qu’elle-même tient et propose, cependant apportent un rayon de la vérité qui illumine tous les hommes. »
Tout en faisant œuvre de justice et de vérité face aux religions non-chrétiennes, le Concile ne peut renoncer ni à la vérité de l’Evangile ni à un parler vrai dans le dialogue : « L’Eglise annonce, et elle est tenue d’annoncer sans cesse, le Christ qui est ‘la voie, la vérité et la vie’ (Jn 14, 6), dans lequel les hommes doivent trouver la plénitude de la vie religieuse et dans lequel Dieu s’est réconcilié toutes choses (cf. 2 Co 5, 18-19). »
En vue de cette annonce, la déclaration, à la suite de l’encyclique Ecclesiam suam, exhorte les catholiques « au dialogue et à la collaboration avec ceux qui suivent d’autres religions », leur enjoint de les vivre « en témoignant de la foi et de la vie chrétiennes », leur rappelle les « caractères » de ce dialogue, « la prudence et la charité ». Mais, au-delà, elle leur demande de « reconnaître, préserver et faire progresser les valeurs spirituelles, morales et socio-culturelles qui se trouvent en eux ».
2°) La déclaration s’attarde sur les deux religions monothéistes musulmane et juive.
Le chapitre 3 réservé à l’Islam met en valeur ce qu’il a en commun avec le christianisme. « L’Eglise regarde aussi avec estime les musulmans, qui adorent le Dieu Un, vivant et subsistant, miséricordieux et tout-puissant, créateur du ciel et de la terre ». Les Pères relèvent aussi en Islam la reconnaissance de Jésus comme prophète, celle de Marie comme sa Mère virginale, l’attente du Jugement eschatologique, le culte rendu à Dieu par la prière, l’aumône et le jeûne.
Le judaïsme reçoit une attention appuyée (chapitre 4). « Scrutant le Mystère de l’Eglise, le Concile rappelle le lien qui relie spirituellement le peuple du Nouveau Testament avec la lignée d’Abraham. » « L’Eglise ne peut oublier qu’elle a reçu la révélation de l’Ancien Testament par ce peuple avec lequel Dieu … a daigné conclure l’antique Alliance, et qu’elle se nourrit de la racine de l’olivier franc sur lequel ont été greffés les rameaux de l’olivier sauvage. » Les citations de la lettre aux Romains rappellent les dons et l’appel de Dieu à ce peuple, maintenus sans repentance (cf. Rm 9, 4-5 et 11, 28-29). Dans cette conviction, la déclaration entend expurger les mentalités des catholiques de tout jugement dépréciatif sur les Juifs. Entre chrétiens et Juifs sont requises connaissance et estime mutuelles. La Passion du Christ n’est imputable ni à tous les Juifs vivant de son temps, ni à ceux de notre temps. On ne peut, à partir de l’Ecriture, qualifier les Juifs ni de « réprouvés par Dieu » ni de « maudits ». « L’Eglise, non pas pour des motifs politiques, mais par charité religieuse évangélique, déplore… toutes les manifestations d’antisémitisme qui, quels que soient leurs époques et leurs auteurs, ont été dirigées contre les Juifs. » Finalement, « c’est en vertu de son immense amour, que le Christ s’est soumis volontairement à la Passion et à la mort à cause des péchés de tous les hommes et pour que tous les hommes obtiennent le salut ».
La conclusion (chapitre 5) appelle à « l’unité et la charité entre les hommes et même entre les peuples ». Reconnaître la paternité universelle de Dieu, c’est, indissolublement, reconnaître la fraternité, également universelle, de tous les hommes, créés à l’image de Dieu et à sa ressemblance.
Cette conviction interdit, entre les hommes et entre les peuples, toute discrimination qui porterait atteinte à la dignité de la personne humaine et aux droits qui en découlent. Pour l’Eglise, il y va de la fidélité à l’esprit du Christ et à l’exigence de l’Evangile.
III – La réception de la déclaration dans l’Eglise en Turquie.
En Turquie, quelque 90.000 chrétiens -toutes Eglises confondues- vivent au milieu d’une population, essentiellement musulmane, d’environ 75 millions d’habitants, représentant 0,1% de cette population. En ce peuple et parmi ces Eglises, l’Eglise catholique (environ 20 000 membres) s’efforce de recevoir la déclaration conciliaire Nostra aetate, en étant humblement une « Présence » signifiante (Présence est la revue du Vicariat apostolique latin d’Istanbul).
1°) Les « semences de vérité » présentes dans les religions non-chrétiennes
La purification du regard sur les religions non-chrétiennes opérée par le document, la convie à une conversion. « L’Eglise regarde aussi avec estime les musulmans, qui adorent le Dieu Un, vivant et subsistant, miséricordieux et tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, qui a parlé aux hommes ». Longtemps l’apologétique chrétienne a vu, dans les religions non-chrétiennes en général, une œuvre satanique visant à arracher les âmes au Christ, et a nourri des sentiments de dépréciation, voire de mépris, des relations d’antagonisme et de confrontation. La déclaration invite à retrouver une autre tradition de l’Eglise ancienne, qui, comme Paul dans son discours devant l’Aréopage, voyait même dans les pensées religieuses païennes des pierres d’attente de l’Evangile. Vers le milieu du II° siècle, saint Justin ne reconnaissait-il pas dans les écrits des philosophes et des poètes de l’antiquité païenne des « semences de vérité » (1ère Apologie, 44, 10) ? Ces mêmes « semences de la vérité » que, selon saint Irénée, les deux mains de Dieu, le Verbe et l’Esprit, ont déposées – et continuent de déposer – en l’homme qu’elles ont modelé à l’image de Dieu et à sa ressemblance !
L’encyclique Ecclesiam suam de Paul VI (6 août 1964) avait affirmé que les croyants de religions monothéistes « -musulmane en particulier- méritent admiration pour ce qu’il y a de vrai et de bon dans leur culte de Dieu ». La déclaration élargit la pensée aux religions non-chrétiennes et y décèle un élément de l’ordre de la sainteté : « L’Eglise catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions ». Elle y reconnaît à l’œuvre le Saint Esprit, source de toute vérité et de toute sainteté. Aux chrétiens, désormais, de convertir leur regard du cœur pour passer à l’estime et à l’admiration qui rendent possibles, avec les musulmans, « l’oubli des dissensions et inimitiés du passé », « la sincère compréhension » et « la collaboration dans le promotion, pour tous les hommes, de la justice sociale, des valeurs morales, de la paix et de la liberté ».
2°) Au fondement du dialogue avec les croyants des autres religions
Nostra aetate invite à relire le premier article de la profession de foi de Nicée-Constantinople, cette racine juive de la foi chrétienne, et à redécouvrir une théologie de la création : « Nous croyons en un seul Dieu, Père, Tout-Puissant, créateur du ciel et de la terre, des êtres visibles et invisibles. » Pour les trois religions monothéistes, la foi abrahamique fonde une fraternité universelle qui appartient à l’ordre de la création et déjà de la grâce, et qui ne disparaît pas quand le Père d’Adam est reçu comme Père d’Israël par les Juifs, Père des croyants par les musulmans, et confessé, par les chrétiens, Père du Fils Unique devenu, en son Incarnation, ‘Nouvel Adam’ et ‘Premier-né d’une multitude de frères’. La relation avec les croyants de l’Islam nous amène à approfondir notre propre foi et notre vie chrétienne : « nous ne pouvons invoquer Dieu, Père de tous les hommes, si nous refusons de nous conduire fraternellement envers certains des hommes créés à l’image de Dieu. La relation de l’homme à Dieu le Père et la relation de l’homme à ses frères humains sont tellement liées que l’Ecriture dit : ‘Qui n’aime pas ne connaît pas Dieu’ (1 Jn 4, 8). »
Reste la mission : « l’Eglise annonce, et elle est tenue d’annoncer sans cesse, le Christ qui est la voie, la vérité et la vie » (Jn 14, 6). La petite Bernadette chargée d’une mission par la Dame qui lui apparaît, va trouver son curé, l’abbé Peyramale : « Monsieur le Curé, la Dame m’a dit de vous dire de lui construire une chapelle au bord de la rivière ! – Je ne te crois pas, Bernadette ! – Mais, monsieur le Curé, elle ne m’a pas demandé de vous faire croire ! Elle m’a demandé de vous le dire ! » L’essentiel d’une théologie de la Mission est dit : dire ou annoncer, oui, faire croire ou convertir, non ! L’annonce de l’Evangile se fait et ne peut se faire en terre d’Islam que par le témoignage d’une vie évangélisée, engagée dans une fraternité désarmée, sans frontière et sans condition, à construire chaque jour dans la prière et dans l’humble « dialogue de la vie », parfois en des rencontres plus profondes. Le témoignage remplit les deux conditions de l’amour, la confiance et le respect : respect de la liberté de l’autre, à l’opposé du prosélytisme ; et confiance sereine, puisque l’adhésion de foi – la conversion – relève de la seule action de l’Esprit Saint et de la liberté qui y consent.
Faut-il conclure ? Vivre en Eglise en milieu musulman, c’est vivre dans une Eglise, petite, fragile, et généralement pauvre. C’est dépouillant, il y faut oublier le luxe d’un certain nombre de ressources plus ou moins utiles. C’est exigeant, car le témoignage rendu dans le dialogue de la vie quand sont faits les signes et produits les fruits auxquels on reconnaît Ses disciples (cf. Jn 8, 31-32 ; 13, 35; 15, 8), y est requis d’une manière plus pressante. Mais c’est une grâce qui permet de s’enrichir de la richesse et du témoignage des croyants de l’Islam, qui nous ‘édifient’ nous aussi.