« Ce pain vous indique combien vous devez aimer l’unité ! », par Marcel Neusch
A l’époque d’Augustin, la célébration de l’Eucharistie était quotidienne. C’est ce qu’il laisse entendre clairement en parlant de sa mère, Monique. Alors qu’elle était sur le point de mourir, elle n’exprima qu’un seul désir, écrit-il, « que l’on fit mémoire d’elle à ton autel – ton autel où elle s’était faite ta servante, sans y manquer un seul jour… ». Augustin ajoute qu’à ce « mystère de notre rachat, ta servante a lié son âme par le nœud de la foi » (Conf. IX, 36). Dans la Cité de Dieu, il fait une autre allusion à ce « sacrement quotidien » que célèbre l’Eglise (X, 20).
Les Itinéraires Augustiniens (n°20) ont déjà consacré un numéro à l’Eucharistie. Si nous y revenons, c’est que l’Eucharistie – le « sacrement des sacrements » – nous conduit au cœur de la foi chrétienne. Elle contient « tout le mystère de notre rachat », comme l’avait compris Monique. Nous l’abordons cependant sous un angle différent. Si le n° 20 insistait sur le mystère de la présence du Christ dans l’Eucharistie – « une absence qui n’est pas une absence » – c’est sur la célébration que nous avons voulu mettre l’accent dans le présent numéro.
Nous serons invités à passer un dimanche à Hippone. Augustin y célèbre l’Eucharistie avec le peuple chrétien en s’efforçant de le faire entrer dans le sens du mystère. Comme toujours, il prend le temps d’expliquer ce qui se passe à l’autel. Sans nous arrêter aux débats sur la « présence réelle », qui vont se développer à partir de la Réforme, au point d’occulter les autres dimensions, Augustin insiste sur le fondement de l’Eucharistie, le sacrifice du Christ, et sur ses effets, à savoir l’unité et la charité.
Si la communion à laquelle convie le Christ est un don, elle est aussi une tâche. Ceux qui communient à son Corps ne font qu’un avec le Christ, mais ils doivent aussi, pour être vrais, ne faire qu’un entre eux, selon le mot de saint Paul : « Nous sommes un seul pain, nous sommes un seul corps, nous qui sommes nombreux » (I Co 10, 17). Ce que symbolise la communion eucharistique doit se traduire en actes dans le vécu de la communauté. Augustin ne cesse d’insister sur les exigences qu’implique la célébration eucharistique. « Ce pain vous indique combien vous devez aimer l’unité ».
Il est dès lors clair que l’Eucharistie célébrée hors de l’unité en trahit le sens profond. Mais la célébrer ensemble alors qu’on reste divisé est tout aussi contradictoire. Signe d’unité, la célébration de l’Eucharistie est en même temps un appel à l’unité. « Soyez ce que vous voyez et recevez ce que vous êtes ».
« Vous devez savoir ce que vous avez reçu ! », Augustin. Sermon 227
Saint Augustin, Sermon 227.
Vous devez savoir ce que vous avez reçu, ce que vous recevrez, ce que vous devriez recevoir chaque jour. Ce pain, que vous voyez sur l’autel, sanctifié par la parole de Dieu, est le corps du Christ. La coupe ou plutôt le contenu de la coupe sanctifié par la parole de Dieu est le sang du Christ. Par eux, le Seigneur Christ a voulu nous confier son corps et son sang, qu’il a répandu pour nous en rémission de nos péchés. Si vous les avez reçus dans de bonnes dispositions, vous êtes ce que vous avez reçu. L’apôtre dit en effet : « Nous sommes nombreux, mais un seul pain, un seul corps » (I Co 10, 17).
Il vous est prouvé par ce pain combien vous devez aimer l’unité. Car ce pain est-il fait d’un seul grain ? Les grains de blé n’étaient-ils pas au contraire fort nombreux ? Mais avant d’être du pain, ils étaient séparés ; ils ont été liés par de l’eau, après avoir été broyés. Si le blé n’est pas moulu et pétri avec de l’eau, il n’arrivera pas du tout à former cette chose qui se nomme pain.
Vous aussi vous avez commencé par passer en quelque sorte sous la meule de l’humiliation du jeûne et du sacrement de l’exorcisme. Vint le baptême et avec l’eau vous avez été en quelque sorte pétris pour devenir du pain. Mais sans le feu, ce n’est pas encore du pain. Que symbolise donc le feu, c’est-à-dire l’onction d’huile ?
Assurément l’huile nourricière du feu est le sacrement du Saint-Esprit…
Ne prends pas cela pour chose vulgaire parce que tu le vois de tes yeux. Ce que tu vois passe, l’invisible qui est manifesté ne passe pas, mais demeure. Voici qu’on le reçoit, qu’on le mange, qu’on le détruit… Le Corps du Christ est-il détruit ? L’Eglise du Christ est-elle détruite ? Les membres du Christ sont-ils détruits ? Non certes !
Ici ils sont purifiés, là-haut couronnés. Par conséquent ce qui est signifié demeurera quoique ce qui signifie semble passer. Recevez-le donc pour y conformer votre pensée, pour conserver l’unité dans vos cœurs, pour fixer votre cœur en haut.
Un dimanche à Hippone, par Nicolas Potteau – Compréhension augustinienne de l’Eucharistie, par Nicolas Potteau
Un dimanche à Hippone, par Nicolas Potteau
Dès les premiers temps du christianisme, les chrétiens se sont regroupés le dimanche pour célébrer l’Eucharistie, mémorial de la mort et de la résurrection du Seigneur. Dans les villes, ils se réunissaient sous la présidence de l’évêque dans la cathédrale du diocèse. Pendant les quarante années de son épiscopat, Augustin a donc célébré à de nombreuses reprises dans sa basilique d’Hippone. Certains fidèles assistent aux célébrations qui ont déjà lieu en Occident quotidiennement et communient tous les jours, mais la grande majorité n’y assiste que le dimanche. Nous n’avons pas de témoignage direct et systématisé de cette époque pour savoir comment s’y déroulait la messe. Augustin n’a pas non plus laissé de traité consacré à l’Eucharistie. Mais en parcourant l’abondante littérature augustinienne, il est possible d’en saisir quelques éléments et de reconstituer la trame des célébrations.
1. Pour une reconstitution historique
Se replongeant plus de mille cinq cents années en arrière, F. Van der Meer nous propose dans un chapitre Un dimanche à Hippone de son livre Augustin, pasteur d’âmes [1] , d’assister à la liturgie dominicale présidée par Augustin. L’auteur utilise les nombreuses allusions d’Augustin lui-même à ses pratiques eucharistiques, disséminées dans ses lettres, ses sermons, ses traités ou ses grandes œuvres théologiques. Parfois, elles nous permettent d’imaginer avec précision la liturgie dominicale dans la basilique d’Hippone. Mais dans d’autres cas, elles sont très vagues et plusieurs incertitudes subsistent. Enfin, il convient de rappeler que ce n’est pas parce qu’Augustin n’évoque pas tel ou tel élément qu’il n’existait pas.
Avant de démarrer la description de la liturgie, quelques considérations archéologiques[2] qui permettront de s’imaginer la scène. Les fouilles archéologiques ont permis de se représenter l’organisation de l’espace architectural et le déploiement spatial de la liturgie. La basilique mesurait 37,5 mètres de long et 18,5 de large[3].
La nef était divisée en trois parties, une centrale et deux latérales, séparées par une rangée de colonnes. A l’extrémité de la nef, une abside en forme de demi-cercle, d’une largeur de 8,5 mètres et d’une profondeur de 7 mètres. Elevée de plusieurs mètres par rapport à la nef, l’abside était réservée au clergé qui entourait la cathèdre, le siège de l’évêque. Le presbyterium disposait aussi d’une petite estrade en bois surélevée qui s’avançait au devant de la nef centrale. L’autel, en bois, était situé en bas de cette extension de l’abside. Un cancel, petite barrière, délimitait l’espace des clercs de celui des laïcs. Cet aménagement de l’espace provient des basiliques romaines, bâtiments judiciaires, dont les chrétiens avaient repris l’architecture. Enfin, le sol de la basilique était pavé de mosaïques polychromes, tandis que des traces de peinture murale ont été retrouvées dans l’abside. des célébrations.
2. L’arrivée de l’assemblée
A l’ouverture des portes de l’édifice, les fidèles peuvent entrer dans l’église, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. On imagine la foule grouillante et bruyante qui prend place, tout en restant debout car il n’y a ni chaise ni banc pour les fidèles. S’ils sont trop fatigués, certains n’hésiteront pas à sortir un moment. Augustin signale que dans d’autres églises, on a installé des chaises pour permettre une meilleure attention. L’assemblée est très diverse, tous les corps de métiers et les classes sociales d’Hippone s’y côtoient : les grandes dames comme les esclaves, les artisans comme les fonctionnaires de la ville qui sont assis aux premiers rangs, les pédagogues qui doivent veiller sur les jeunes enfants turbulents ou les valets.
Certains ont des places réservées : les vierges consacrées et les veuves en habit de deuil sont devant. A l’inverse, les catéchumènes et les pénitents occupent les dernières places, pour leur permettre de sortir plus facilement quand viendra leur tour. Après la procession d’entrée, l’évêque et les prêtres s’installent sur leur siège dans l’abside, tandis que les diacres restent debout, semble-t-il, avec les fidèles.
3. La liturgie de la Parole
Après le salut adressé par l’évêque à l’assemblée (« Le Seigneur soit avec vous »), débute la liturgie de la Parole. Le président a un certain degré de liberté dans le choix des textes, sauf en ce qui concerne certaines fêtes où les lectures devaient déjà être fixées. Cela occasionne parfois des situations imprévues. Ainsi Augustin est-il obligé d’improviser le commentaire du psaume 138 (En. in ps. 138) puisque le chantre s’est trompé et n’a pas entonné le psaume que l’évêque lui avait désigné. Trois textes proviennent de la Parole de Dieu : une première lecture tirée des Apôtres ou des Prophètes, puis un Psaume chanté auquel l’assemblée répond par un refrain. Après la lecture de l’Evangile par un diacre, vient l’homélie de l’évêque.
Celui-ci prêche assis sur sa cathèdre, le livre sur les genoux. Les nombreux sermons et commentaires nous renseignent abondamment sur la prédication d’Augustin. Elle était en général longue, durait parfois plus d’une heure, mais l’ancien rhéteur maîtrisait les techniques oratoires capables de captiver un public. Il faut dire que l’homme et la femme de l’Antiquité accordaient plus de place à l’oral que notre contemporain. Cela dit, il arrive que des fidèles sortent temporairement de la basilique, ce qui oblige Augustin à attirer régulièrement l’attention des fidèles.
A la fin de l’homélie, les catéchumènes et peut-être les pénitents sont invités à quitter l’église après avoir reçu du « pain d’exorcisme » et un peu de sel. Les portes se referment donc sur ceux qui sont admis à l’Eucharistie proprement dite. C’est la loi de l’arcane : les mystères sont réservés aux seuls baptisés, qui ont reçu l’initiation chrétienne et sont donc capables de comprendre ce qu’ils feront. La liturgie orientale garde encore la trace de cette pratique, même si elle n’est plus en vigueur. Quant aux chrétiens récemment baptisés, ils ne recevront l’enseignement sur la communion que lors du matin de Pâques.
4. La liturgie de l’Eucharistie
Le passage à cette deuxième partie de la célébration est manifesté par un déplacement[4] . Les prêtres descendent les marches de l’abside et se rassemblent autour de l’autel, tandis que les fidèles se pressent autour des balustrades. L’assemblée reste debout, car le dimanche est le jour de la résurrection du Seigneur, mais elle s’agenouille à d’autres moments, notamment pendant le Carême.
Vient ensuite la prière des fidèles, ainsi dénommée puisque les catéchumènes ne sont plus là. Un diacre l’introduit, puis après un instant de silence, l’évêque formule les intentions de prière, auxquelles le peuple répond par un « Amen ». Les intentions sont nombreuses et forment une litanie qui ressemble à la prière que nous avons conservée au Vendredi Saint. Les diacres amènent ensuite les dons auprès de l’autel, le pain et le vin mais aussi des offrandes des fidèles destinées au clergé, tandis que les chantres couvrent le bruit en entonnant des psaumes, suivant une innovation carthaginoise.
Tout est désormais prêt pour la partie eucharistique proprement dite. L’évêque s’adresse au peuple avec le dialogue introductif que nous avons conservé dans notre liturgie actuelle. Il semble que la préface, où le célébrant rend grâce pour les œuvres du Père soit encore improvisée. Il n’y a vraisemblablement pas de Sanctus à l’époque, le célébrant passe directement à la « sainte prière ». On ne sait pas exactement si elle est codifiée par un rituel pré-établi ou si le célébrant improvise à partir d’un canevas de base, Augustin ne le précise pas. On y trouve en tout cas des éléments fixes : un signe de croix sur les oblats, le récit de l’Institution, puis la commémoration des martyrs, très importante à l’époque, des prières pour les bienfaiteurs, pour les défunts, pour l’Eglise et les autres évêques. Il n’y a bien entendu pas d’élévation, puisque ce rite n’a été introduit qu’au Moyen-Age. A la fin des prières, l’assemblée manifeste son adhésion par un « Amen » retentissant.
Après la prière eucharistique, l’évêque récite le Notre Père, sans doute seul, mais tous se frappent la poitrine au « Pardonne-nous nos offenses ». C’est ensuite le tour du baiser de paix, que les prêtres échangent d’abord entre eux avant d’être imités par les fidèles. Puis ceux-ci communient au corps du Christ, qu’ils reçoivent sur la main, et au sang du Christ qu’ils boivent dans un calice que leur tend un diacre. Aux invocations « le Corps du Christ » et « le Sang du Christ », ils répondent « Amen ». Après une prière d’intercession prononcée par l’évêque, tous reçoivent la bénédiction finale et peuvent rentrer chez eux dans la paix, retrouvant la fournaise de l’heure de midi.
Conclusion
Cette reconstitution ressemble dans les grandes lignes à nos célébrations actuelles et montre l’ancienneté de l’organisation générale des liturgies. Si certaines parties actuelles sont absentes (Kyrie, Gloria) car introduites postérieurement, d’autres sont déjà présentes. Il est vrai que les acteurs du mouvement liturgique du milieu du XXème siècle ont beaucoup étudié les textes anciens pour renouer avec certaines pratiques liturgiques plus anciennes que celles qui étaient en vigueur jusque là (comme la communion dans la main ou au calice). Grâce à tous ces indices qui parsèment l’œuvre d’Augustin, nous sommes presque en mesure de nous imaginer, un dimanche matin, participer à la liturgie dominicale d’Hippone. Ne reste plus que de pouvoir en vivre !
Compréhension augustinienne de l’Eucharistie, par Nicolas Potteau
« Source et sommet de toute la vie chrétienne » (Lumen Gentium, n°11), l’Eucharistie peut aussi se trouver à la source et au sommet des discussions entre chrétiens des diverses confessions. A partir du XVIème siècle, elle est devenue un des points d’achoppement entre catholiques et protestants. Cherchant des arguments pour conforter leurs positions, les deux parties voulaient se placer sous le patronage prestigieux d’Augustin pour montrer que celui-ci adoptait déjà leurs positions. Mais attention aux anachronismes lorsque l’on se penche sur l’Antiquité ! C’est le cas notamment avec la vision augustinienne de l’Eucharistie, qui par certains côtés, est très actuelle, à condition qu’on la comprenne dans son contexte. Après avoir explicité ce que l’on appelle le réalisme eucharistique, nous présenterons quelques textes illustrant les risques d’incompréhension actuelle lorsque l’on se trouve en face des textes de l’évêque d’Hippone. Mais replacer Augustin dans son contexte de pensée permettra de goûter la richesse de sa vision ecclésiale de l’Eucharistie.
1.Réalisme et symbolisme eucharistique
Les chrétiens s’accordent pour dire que durant la célébration, le pain et le vin deviennent le corps et le sang du Christ. Mais de quelle manière faut-il comprendre les paroles : « Ceci est mon Corps, ceci est mon Sang ? » S’agit-il d’une simple image pédagogique, illustrant les paroles de Jésus ? Ou bien de la réalité du Corps du Christ, ce qui permettrait de parler de présence réelle ? Les Protestants tendent plutôt vers la première interprétation, même si la diversité des positions sera grande entre Luther, Calvin ou Zwingli, le premier restant assez proche de la position catholique. Celle-ci tient par contre à une interprétation « réaliste » des paroles du Christ, mais encore faut-il comprendre ce que cela signifie.
Le décret de la session XIII du Concile de Trente (1551) est précédé d’un premier anathème qui affirme assez clairement :
« Si quelqu’un dit que dans le très Saint-Sacrement de l’Eucharistie ne sont pas contenus vraiment, réellement et substantiellement le corps et le sang en même temps que l’âme et la divinité de notre Seigneur Jésus Christ et, en conséquence, le Christ tout entier, mais dit qu’ils n’y sont qu’en tant que dans un signe ou en figure ou virtuellement : qu’il soit anathème. »
Il ne faut cependant pas en déduire que dans l’hostie consacrée se trouve physiquement le corps du Christ, chair et os, que l’on pourrait attester par des expériences chimiques et qui ne prendraient que l’apparence d’un morceau de pain. Une telle conception, « physiciste », ne serait que peu crédible, et la tradition théologique a tenté de creuser ce mystère. Au Moyen-Age, pour se démarquer d’une vision matérialiste, on a utilisé le terme de substance, venant de la philosophie d’Aristote. Malgré tout, l’élucidation complète est hors de portée, même pour le plus brillant des théologiens, c’est dans la foi que le croyant est invité à accueillir cette transformation.
La présence qui est réelle, c’est celle du Christ mort et ressuscité. Dans la Bible, le corps ne désigne pas seulement le corps physique, mais l’intégralité de la personne, son histoire, sa relation au monde, son activité. Le Christ se rend présent à l’homme, dans la dynamique de son mystère pascal[1] . Par le don de lui-même qu’il a fait sur la croix et qu’il refait à chaque célébration, il se fait pour nous pain et vin du Royaume, et c’est à son offrande que nous sommes invités à participer.
2. Augustin, symboliste ou réaliste ?
Le pain et le vin, symboles du corps et du sang du Christ
Certains textes d’Augustin laisseraient à penser que pour lui, le changement opéré au cours de l’Eucharistie ne serait que purement illustratif. Ainsi, en pleine controverse manichéenne, l’évêque d’Hippone écrit, dans son Contre Adimante :
Le Seigneur lui-même n’a pas hésité à dire : ‘Ceci est mon Corps’, au moment où il donnait à ses Apôtres ce qui était le signe de son Corps ». (Contre Adimante, XII, 3)
Dans son commentaire du Psaume 3, il rapproche la miséricorde de David face à son fils rebelle Absalom de l’attitude de Jésus par rapport à Judas :
« Et quand le récit du Nouveau Testament nous montre cette grande, cette admirable patience du Seigneur, qui tolère Judas comme s’il était bon, qui n’ignore point ses pensées, et néanmoins l’admet à ce festin où il recommande et donne à ses disciples son corps et son sang sous des figures ; qui, dans l’acte même de la trahison, l’accueille par un baiser, on voit aisément que le Christ ne montrait que la paix au traître, alors que le cœur de celui-ci était en proie à de si criminelles pensées » (En in Ps 3,1).
Tirés de l’œuvre d’Augustin, ces passages ont de quoi surprendre le lecteur moderne. Symbole, figure, signe ou ressemblance nous aiguilleraient dans le sens d’une compréhension « symboliste » de l’Eucharistie. Le pain et le vin consacrés ne sont qu’une image pour désigner le corps et le sang du Christ. Ne s’agit-il pas de la vision spirituelle à laquelle fait allusion l’évêque d’Hippone ?
« Donnez à mes paroles un sens spirituel : ce n’est point ce corps tel que vous le voyez que vous devez manger, ni boire mon sang tel que le répandront ceux qui doivent me crucifier. C’est un mystère que je vous ai prêché, et si vous l’entendez d’une manière spirituelle, il vous donnera la vie. S’il faut le célébrer d’une manière visible, il faut néanmoins le concevoir d’une manière invisible »(En in Ps 98,9).
Le corps et le sang, nourriture et breuvage
Dans un contexte de défense, des théologiens catholiques ont bien évidemment vigoureusement réagi face à de telles affirmations, ne voulant pas faire d’Augustin un Réformé avant l’heure. Ainsi, le P. Athanase Sage, dans un vigoureux article de défense du Docteur de la Grâce, recense méthodiquement une quarantaine de citations, s’échelonnant de l’ordination d’Augustin jusqu’à sa mort, qui « expriment nettement la foi de l’Eglise »[2] et vont dans le sens d’un réalisme eucharistique. En voici quelques exemples :
« Assurément Dieu est grand, sa miséricorde est grande; il est grand, celui qui nous a donné à manger son corps tout meurtri, et son sang à boire » (2 En in Ps 33,25).
« Nous avons entendu le Maître de la vérité, le Rédempteur divin, le Sauveur des hommes recommander à notre amour le sang qui nous a rachetés. Car en nous parlant de son corps et de son sang, il a dit que l’un serait notre nourriture et l’autre notre breuvage. Les fidèles reconnaissent ici le Sacrement des fidèles » (Sermon 131,1).
Dans le commentaire du Psaume 98, Augustin doit expliquer le sens du verset « Prosternez-vous devant l’escabeau de ses pieds, car il est saint. » (Ps 98, 5). Augustin le rapproche d’Is 61,1 « Le ciel est mon trône, et la terre l’escabeau de mes pieds. », et en déduit la demande de se prosterner et d’adorer la terre. Mais comment le faire sans verser dans l’idolâtrie ? La réponse se trouve dans la personne du Christ, et adorer la terre c’est adorer la chair du Christ :
« Car c’est de la terre qu’il a reçu une terre, puisque la chair est une terre, et qu’il a pris sa chair de la chair de Marie. Et parce qu’il s’est montré sur la terre avec cette chair, que pour notre salut il nous a donné cette chair à manger, nul ne mange cette chair sans l’adorer d’abord. Et voilà que nous avons trouvé comment nous pouvons adorer cet escabeau de ses pieds, en sorte qu’on peut l’adorer sans pécher, et que ne point l’adorer au contraire, ce serait pécher. » (En in Ps 98,9).
Ce genre d’explication, typique de l’exégèse patristique, peut sembler un tour de passe-passe au lecteur non averti. Mais retenons ici que la chair du Christ est présentée de manière directe, et que l’adoration du pain consacré est celle due à la chair du Christ elle-même. Nous pouvons enfin citer le Sermon 227 :
« Ce pain, que vous voyez sur l’autel, sanctifié par la parole de Dieu, est le Corps du Christ. Cette coupe, ou plutôt ce que contient cette coupe, sanctifié par la parole de Dieu, est le Sang du Christ. Par ces éléments, le Seigneur a voulu nous confier son Corps et son Sang, qu’il a versés pour nous en rémission des péchés. Si vous les avez bien reçus, vous êtes ce que vous avez reçu. » (Sermon 227)
Le pain et le vin ne sont pas seulement symboles, ils sont également le corps et le sang du Christ. Devant cette série d’affirmations qui semblent contradictoires, on peut être tenté de pointer les incohérences d’Augustin. Mais l’évêque d’Hippone n’était ni confus ni mal-assuré, il n’avait pas non plus de l’Eucharistie une position incomplète qui attendait une clarification qui viendra au Moyen-Age. Car ce serait oublier qu’Augustin était d’abord un homme de l’Antiquité et qu’il ne baignait pas dans le même univers culturel et philosophique que les théologiens médiévaux, de la Renaissance ou du début du XXème siècle. Sa conception de l’Eucharistie est en réalité très cohérente, mais elle demande à être replacée dans l’ambiance platonicienne de l’époque.
3. Une conception du sacrement
Symbole, image, figure, ressemblance. Autant de mots qui évoquent pour nous une vision distincte, comme amputée de la réalité. Aussi proche de la réalité qu’il soit, le tableau qui représente un paysage verdoyant ne permettra jamais de marcher dans la nature, d’écouter les oiseaux chanter ou de respirer l’air frais. Le drapeau d’un pays n’est jamais qu’une convention qui rappelle ce pays, le distingue des autres mais n’en épuise pas la richesse culturelle, humaine… Or gardons-nous d’interpréter ainsi les allusions « symbolistes » d’Augustin à propos de l’Eucharistie. Car la conception « faible » du symbole n’est pas celle de l’évêque d’Hippone et de ses contemporains.
A l’instar de ses contemporains et de la majorité des Pères de l’Eglise, Augustin baignait dans une culture platonicienne. D’autant plus qu’il avoue lui-même avoir été ébloui par la rencontre des philosophes platoniciens, sans doute Plotin (Confessions, livre VII). Mais même sans cet attachement particulier, les concepts de Platon étaient de longue date présents dans les esprits. Le célèbre mythe de la caverne (dans le livre VII de la République de Platon) en est l’exemple paradigmatique. Il distingue en effet les réalités sensibles, que chacun peut percevoir, des réalités intelligibles. Les hommes sont comme des prisonniers retenus dans une caverne d’où ils ne peuvent saisir par leurs sens que le reflet des réalités intelligibles, du monde spirituel, qui est le seul vraiment réel. Dans une telle conception dualiste, le monde matériel est d’une importance moins grande que le monde spirituel, le seul à compter vraiment. La réalité se trouve donc du côté de l’esprit, pas du côté de la matière. Matérialiser, localiser ce qui est spirituel revient à le dégrader et paraît totalement absurde. Les philosophes platoniciens définissaient divers stades ou degrés entre ces réalités. Chaque degré inférieur tire son être d’un degré supérieur auquel il participe. C’est la participation[3] . Il s’agit donc de remonter progressivement du matériel vers le spirituel, pour connaître ce qui est la vraie réalité que les sens ne peuvent percevoir.
Augustin fait sienne cette conception dans sa définition du sacrement. Dans De doctrina christiana, l’évêque d’Hippone développe une théorie complète du signe. Un signe est quelque chose qui renvoie à une autre chose (res). Les sacrements sont ainsi des signes qui « se réfèrent à des choses visibles » (Ep 138,7). Dans le cas de l’Eucharistie, « le sacrifice visible est donc le sacrement, c’est-à-dire le signe sacré du sacrifice invisible. » (Cité de Dieu X,V). C’est avec ces pré-requis qu’il convient de relire les textes que nous avions appelés « symbolistes ». Augustin n’y a donc pas la prétention de réduire le pain et le vin consacrés à de simples symboles au sens moderne du mot, mais il veut au contraire montrer qu’elles participent à quelque chose d’autre. La réalité visible s’ouvre sur quelque chose d’invisible, le corps et le sang du Christ, livré pour les hommes en vue de leur salut. Augustin peut ainsi affirmer au sujet du catéchumène :
« A propos du sacrement qui lui est conféré, on lui fera comprendre avec soin que si les signes des grâces divines sont visibles, on honore dans ces signes d’invisibles réalités, et qu’une fois sanctifiée par la bénédiction, cette matière ne peut plus servir comme une matière profane ». (De cat. rud., 26,50)
Pour reprendre les mots du P. Th. Camelot, « pour les anciens, pour Augustin en particulier, le symbole, sacramentum, mysterium EST vraiment ce qu’il signifie. Sa théologie eucharistique n’est ni symboliste, ni réaliste au sens moderne de ces termes, elle est sacramentelle»[4] . Ce n’est qu’à partir du moment où l’on s’éloignera de cette culture platonicienne que surgiront les premières controverses eucharistiques. Elles commenceront au IXème siècle lorsque le roi Charles le Chauve demandera au moine Ramtramne de Corbie si le Christ est présent « en mystère ou en réalité » dans l’Eucharistie[5]. Pour Augustin, la question ne se serait pas posée, puisque mystère et réalité sont indissolublement liés. Ce qui intéresse l’évêque d’Hippone, ce n’est pas la question de savoir si le pain et le vin deviennent ou non le corps et le sang du Christ. Il n’a pas non plus une compréhension individualiste de l’Eucharistie où chacun recevrait individuellement le corps du Christ. A la suite de saint Paul (1 Co 10), Augustin se préoccupe surtout de l’aspect ecclésial de l’Eucharistie.
4.Devenez le Corps du Christ !
Le pain et le vin consacrés participent au corps et au sang du Christ. En y communiant, la communauté y participe également. Elle devient elle aussi le Corps du Christ. Pour Augustin, l’insistance est à porter sur l’appartenance des chrétiens au Corps du Christ. On reconnaît là le souci d’un pasteur pour l’unité du troupeau dont il exerce la conduite. Le matin de Pâques, Augustin adresse aux néophytes qui ont été baptisés la veille au soir un court sermon, qui vient juste avant la communion. Très bref en cette longue célébration, il est donc un condensé de ce que doit connaître le nouveau baptisé à propos du pain et le vin auquel il va bientôt communier. Le sermon 272 appartient à cette catégorie, or le passage déjà cité se poursuit par l’explication suivante :
« Car l’Apôtre dit : ‘Nombreux, nous sommes un seul pain, un seul corps’ (1 Co X,17). C’est ainsi qu’il a expliqué le mystère de la table du Seigneur : ‘ Nombreux, nous sommes un seul pain, un seul corps’. Ce pain vous indique comment vous devez aimer l’unité. En effet, ce pain est-il fait d’un seul grain ? N’y avait-il pas de nombreux grains de blé ? »
Le Sermon 272, prononcé dans les mêmes conditions, reprend la même explication.
« Si donc vous êtes le corps du Christ et ses membres, c’est votre mystère qui est posé sur la table du Seigneur, c’est votre mystère que vous recevez. A ce que vous êtes, vous répondrez Amen, et en répondant vous souscrivez. Tu entends en effet : le corps du Christ ; et tu réponds Amen. Sois le membre du Christ, afin que ton Amen soit vrai. Pourquoi donc dans le pain ? N’apportons ici rien de notre propre cru, écoutons le même Apôtre qui, parlant de ce sacrement, a dit : « Nombreux, nous sommes un seul pain, un seul corps » (1 Co 10, 17). Comprenez et soyez dans la joie : unité, vérité, piété, charité. […] Soyez ce que vous voyez et recevez ce que vous êtes » (Sermon 272).
Puis il développe une nouvelle métaphore au sujet du vin :
« L’apôtre l’a dit à propos du pain : quant à ce qu’il faut comprendre au sujet du calice, même si ce n’est pas dit, c’est suffisamment suggéré. En effet, de même que de nombreux grains sont pétris ensemble pour donner la forme visible du pain, comme pour accomplir ce que l’Ecriture sainte a dit aux fidèles : « Ils avaient une seule âme et un seul cœur » (Ac 4, 32), tendus vers Dieu, de même pour le vin. Frères, rappelez-vous comment se fait le vin : de nombreux grains pendent à la grappe, mais la liqueur des grains se fond dans l’unité. C’est ainsi que le Seigneur Christ nous a symbolisés ; il a voulu que nous lui appartenions ; il a consacré sur sa table le mystère de notre paix et de notre unité. » (Ibid. )
Le souci d’Augustin pour l’unité du Corps du Christ est bien connu. C’est l’Eucharistie qui permet aux chrétiens d’être incorporés au Christ, à l’Eglise qui ne forme plus alors qu’un seul corps. On y rejoint ainsi la conception du Christ-Total : celui-ci est composé d’une Tête, le Christ, lui-même, et d’un Corps, qui est l’Eglise. Les deux sont inséparablement liés, le Christ et l’Eglise sont comme l’Epoux et l’Epouse qui ne forment plus qu’une seule chair. Augustin ne fait là que reprendre l’épître aux Ephésiens qui développe cette comparaison (cf Eph 5,23).
Mais communier ne permettra pas d’accéder automatiquement au salut. La charité est indispensable avant tout, elle qui constitue le lien de la paix. L’Eucharistie est également le mystère de la paix du Seigneur. « Recevoir ce mystère d’unité sans tenir au lien de la paix, ce n’est pas recevoir un mystère qui profite, c’est recevoir un sacrement qui condamne. » (Sermon 272). Cela expliquera ainsi pourquoi les Donatistes peuvent célébrer des sacrements sans pour autant appartenir au Corps du Christ, du fait de leur schisme. Le lien de la paix, la charité, sont les « bonnes dispositions » évoquées au Sermon 227. Eucharistie et vie sont ainsi liées, d’autant plus que faire partie du Corps du Christ implique également des conséquences éthiques.
Conclusion
L’œuvre abondante d’Augustin nous autorise à plusieurs reconstitutions. Ajoutés aux découvertes archéologiques, les détails qu’il donne dans ses sermons, lettres ou même traités théologiques permettent de reconstituer l’ambiance d’une célébration dominicale à la basilique d’Hippone. Reconstituer une pensée est en soi peut-être plus délicat, nous l’avons vu avec l’Eucharistie. Nous avons remarqué que les principales citations étaient sorties de leur contexte. On profitait d’un détour de la pensée d’Augustin pour saisir la conception qu’il avait de l’Eucharistie. C’est exactement ce que Goulven Madec appelait se servir des écrits d’Augustin comme « d’une carrière d’idées ». Ce qui est possible avec les rubriques liturgiques ne l’est pas forcément pour la compréhension de l’Eucharistie. Nous sommes invités à nous garder de tout anachronisme qui consisterait à comprendre les mots employés hier avec le sens qu’ils ont aujourd’hui.
La vision augustinienne de l’Eucharistie ne s’en est pas pour autant avérée réductrice, bien au contraire. Notre parcours n’a pu être que très bref et nous n’avons pu évoquer d’autres harmoniques, comme l’aspect éthique ou la question du sacrifice. Nous avons préféré nous concentrer sur le caractère réaliste ou symboliste pour montrer l’inexactitude de cette querelle qui masque l’aspect ecclésiologique de la théologie augustinienne. Cette insistance sur l’Eglise n’a rien d’étonnant quand on se représente ce qu’a dû être le ministère épiscopal d’Augustin, luttant pour l’unité de l’Eglise en Afrique du Nord. Cet aspect ecclésial de l’Eucharistie, remis en vigueur par la théologie d’après-guerre, nous permet de sortir d’une vision trop intimiste ou individualiste. Devenons ce que nous recevons, le Corps du Christ !
Le sacrement de l’Eucharistie « O sacramentum pietatis, o signum unitatis, o vinculum caritatis », par Marcel Neusch – L’esprit de la liturgie chez les Pères de l’Eglise, par Jean-Paul Périer-Muzet
Le sacrement de l’Eucharistie « O sacramentum pietatis, o signum unitatis, o vinculum caritatis », par Marcel Neusch
Cette exclamation, souvent citée, mais souvent aussi tronquée, ne présente à première vue aucune difficulté particulière, ni en latin, ni en traduction française. Tous les mots nous sont familiers. Mais cette évidence est trompeuse, notamment en ce qui concerne le premier membre de la phrase : « sacramentum pietatis », ce que manifestent immédiatement les hésitations des traducteurs[2] , si ce n’est l’omission pure et simple de ces trois premiers mots. Après bien d’autres textes officiels, le concile Vatican II, dans la constitution sur la liturgie (Sacrosanctum Concilium), cite à son tour la formule augustinienne en tête du chapitre II, 47, « Le mystère de l’Eucharistie » où elle est reprise non pas sous la forme de l’exclamation, mais sous la forme d’une définition solennelle de l’Eucharistie. La formule réapparaît encore telle quelle dans le Catéchisme de l’Eglise catholique (§ 1323), où le « sacramentum pietatis » est traduit par « sacrement d’amour ».
« O mystère de l’offrande, ô signe de l’unité, ô lien de la charité ! »
« O sacramentum pietatis ! o signum unitatis ! o vinculum caritatis[1] ! »
Que signifie ce « sacramentum pietatis » ? « La plupart des interprètes, écrit Georges Folliet, s’en tiennent à la traduction littérale… D’autres traducteurs proposent des versions aussi imprécises, amor, amour… pouvant s’entendre de l’amour de Dieu pour l’homme ou de l’amour de l’homme pour Dieu. Figurent aussi dans certaines traductions du mot pietas des interprétations plus explicites, mais non moins contestables, telles que beauté, bonté ou miséricorde qui insistent sur des attributs de Dieu au bénéfice de l’homme… Cette ambiguïté du sens de pietas s’est perpétrée dans les reprises de l’expression augustinienne chez les théologiens et dans les Actes Conciliaires ou autres actes ecclésiastiques, ambiguïté que n’a certainement pas voulue Augustin » (p. 333). C’est cette ambiguïté qu’il convient de dissiper. Tel est l’objectif que se propose Georges Folliet dans une étude solidement documentée dont on retiendra ici les conclusions.
Trois dimensions du mystère de l’Eucharistie
Avant d’entendre les rectifications qui s’imposent, donnons d’emblée le sens de la formule d’Augustin dans sa triple dimension. Sans entrer dans une analyse très fine, les trois formules d’Augustin font émerger trois mots qui résument à eux seuls le sens de l’Eucharistie : pietas, unitas, caritas. Mais il faut se méfier des apparences de clarté dont semblent jouir ces trois termes. Le Père M.-F. Berrouard met en garde : « Si leur brièveté, écrit-il, accroît la force de leur affirmation, elle les rend aussi plus mystérieuses. » Situées dans le contexte d’Augustin, elles soulignent des préoccupations qui lui sont pour ainsi dire congénitales, du moins en ce qui concerne l’unité et la charité. Qu’il s’agisse de la piété, de l’unité ou de la charité, ce sont pour Augustin les critères d’une Eucharistie authentique, sauf à réduire celle-ci à un simple rite. Faisons une rapide enquête, en suivant les indications de M.-F. Berrouard, afin de préciser le sens de chacune des trois formules.
O sacramentum pietatis ! L’expression, sur laquelle on reviendra, renvoie sans doute à I Tim 3, 16 : « Assurément, il est grand le mystère de la piété. » Mais que signifie ce mystère de la piété ? Si le « sacramentum » traduit le grec « musterion », la « pietas » est la traduction de « eusebeia », terme qui signifie bienveillance, miséricorde, bonté, etc. Quand Augustin cite ce verset, il pense soit au mystère de l’Incarnation (De Trin. IV, 20, 27), soit au mystère de l’Eglise (Epist. ad cath. 24, 70), soit aux deux associés, l’Eglise étant l’Incarnation continuée. Dans les deux cas, la piété viserait donc, selon M. F. Berrouard, non pas d’abord la dévotion de l’homme envers Dieu, mais la bonté de Dieu pour l’homme, une bonté qui s’étend à tous les hommes, sans exclusion. Augustin semble à première vue comprendre le « mystère de la piété » en ce sens, c’est-à-dire comme le mystère de l’amour de Dieu pour l’homme. Il prend d’ailleurs soin d’expliciter parfois sa pensée en précisant que « le Christ s’est manifesté dans la chair pour appeler toutes les nations, pour unir en lui juifs et païens qui formeront un seul corps » (Sermon 204, 1-2). Est-ce la bonne interprétation ?
C’est cette interprétation du « sacramentum pietatis », centrée sur la tendresse de Dieu pour l’homme, éventuellement de l’homme pour Dieu, que conteste Georges Folliet, bien qu’elle soit largement partagée. Augustin lui-même invite ses lecteurs à se souvenir de ses parents « avec un sentiment de piété » (cum affectu pio) (Confessions IX, 13, 37). Non qu’une telle interprétation soit fausse théologiquement, mais elle manque le sens de la formule augustinienne. Comme nous le verrons par la suite, la « pietas » désigne non pas l’acte d’amour de Dieu pour l’homme, mais l’acte d’offrande du Christ par sa mort, ainsi que de l’Eglise conjointement.
La formule ne désigne pas un acte de Dieu en faveur de l’homme, mais un acte de culte adressé par l’homme à Dieu, en l’occurrence dans l’Eucharistie, par le Christ homme, avec toute l’Eglise, à Dieu. C’est le principal point à clarifier, auquel s’attachera la suite de cette étude[3].
O signum unitatis ! Cette expression ne présente pas de difficulté. Si la « pietas », en tant qu’offrande et sacrifice » souligne la dimension fondatrice de l’Eucharistie, l’« unitas » (tout comme la « caritas ») en marque les effets dans sa dimension horizontale. Pour Augustin, l’Eucharistie est le « sacrement de l’unité », comme il ne cesse de le redire. « Qu’il suffise d’ajouter que l’unité est aussi pour lui la grâce propre de ce sacrement et il va parler dans quelques instants du » pain de la concorde » (§ 14). Si l’unité est un don qui vient de l’offrande du Christ, elle devient aussi un impératif pour les membres qui participent à sa célébration. » Si vous l’avez reçu (le Corps du Christ) avec de bonnes dispositions, vous êtes ce que vous avez reçu, car l’Apôtre déclare : ‘Tous nous ne sommes qu’un seul pain, un seul corps’ (I Co 10, 17). On vous rappelle, par ce pain, comment vous devez aimer l’unité. En effet, ce pain a-t-il été formé d’un seul grain ? N’y avait-il pas d’abord plusieurs grains de froment ? » (Sermon 227)[4] »
O vinculum caritatis ! Le lien de la charité est l’autre effet qui découle de l’Eucharistie. Comme le signale le P. M.-F. Berrouard, Augustin songe sans doute à Colossiens 3, 14 : « Et par-dessus tout, revêtez l’amour : c’est le lien parfait. Que règne en vos cœurs la paix du Christ, à laquelle vous avez été appelés tous en un seul corps. Vivez dans la reconnaissance ». Il suggère de traduire de manière plus précise : « O lien qu’est la charité ! »
Augustin ne peut pas ne pas songer à tous ceux qui ont brisé l’unité, en particulier les donatistes séparés de la grande Eglise. A Hippone même, dans sa ville épiscopale, il devait déplorer l’existence de deux autels. C’est à leur sujet qu’il écrit, les pressant de revenir à l’unité : « Il leur faut reconnaître qu’ils ont à entrer dans la société de l’Unité par le lien de la charité » (De div. quaest. ad Simpl., 2, q. 1, 10. B.A 10, p. 542). Voici comment il s’exprime dans un sermon :
« Recevez donc et mangez le corps du Christ, puisque dans le corps du Christ vous êtes devenus maintenant les membres du Christ ; recevez et buvez le sang du Christ. Pour ne pas vous laisser disperser, mangez celui qui est votre lien ; pour ne pas paraître sans valeur à vos yeux, buvez celui qui est le prix dont vous avez été payés. Quand vous mangez cette nourriture et buvez cette boisson, elles se changent en vous ; ainsi vous aussi vous êtes changés au corps du Christ, si vous vivez dans l’obéissance et la piété… Si vous avez la vie en lui, vous serez en une chair avec lui. Car ce sacrement ne vous présente pas le corps du Christ pour vous séparer de lui. L’Apôtre nous rappelle que ceci a été prédit dans la sainte Ecriture : « Ils seront deux en une seule chair. »… Ailleurs il dit à propos de l’Eucharistie elle-même : « Nous sommes un seul pain, un seul corps, si nombreux que nous soyons » (I Co 10,17). Vous commencez donc à recevoir ce que vous avez commencé d’être… » (Sermon Denis 3 ; M.A. 18-20)[5]
Les trois exclamations se distinguent finalement très peu. Elles ont la même visée. « Les trois exclamations se situent ainsi dans une même coulée pour célébrer l’unité du Corps du Christ dans son mystère et sa source, son symbole et sa nourriture, l’âme de sa cohésion », commente le P. Berrouard, qui ajoute : « On trouve une suite analogue dans un sermon aux néophytes… Augustin y explique comment le pain eucharistique symbolise le mystère de l’Unité chrétienne : ‘Pourquoi le pain ? N’apportons ici rien de nous-mêmes, écoutez l’Apôtre disant en parlant de ce sacrement : Nous sommes un seul pain, un seul Corps, nous qui sommes beaucoup, I Co 10, 17 ; comprenez et soyez dans la joie : unitas, veritas, pietas, caritas ’ (Sermon 272) ». Si ces différents termes célèbrent tous l’unité, ils ne la désignent pas sous le même angle. Alors que la « pietas » conduit au fondement de l’unité, les deux autres termes (unitas /caritas) en désignent les effets.
La « pietas » comme acte de culte
Nous avons déjà observé que c’est autour de la « pietas » que se nouent les difficultés. Alors que l’interprétation la plus fréquente y voit l’expression de la tendresse de Dieu pour l’homme, Georges Folliet montre au contraire qu’il s’agit de l’acte de culte de l’homme envers Dieu, en l’occurrence dans l’acte du Christ s’offrant lui-même, à la fois comme prêtre et victime, et avec lui toute l’Eglise. « Il nous paraît possible, écrit-il, de clarifier l’interprétation du mot pietas dans la citation ‘ O sacramentum pietatis ’, si l’on tient compte des définitions que l’évêque d’Hippone en donne lui-même à plusieurs reprises, réservant à ce terme pietas l’acception propre d’acte de religion, de culte envers Dieu, de la part de l’homme, soit l’attitude d’action de grâce, de la manifestation d’amour de la créature envers son Créateur. L’expression ‘ pietas est Dei cultus ’, ou dans une formulation approchante, revient près d’une vingtaine de fois dans les écrits d’Augustin entre 394/5 et 430. » (p. 333-334).
L’expression « pietas est Dei cultus » (la pietas est le culte rendu à Dieu ) se trouve soigneusement répertoriée dans l’article de Georges Folliet. Donnons deux références : « Car la piété, c’est le culte véritable du vrai Dieu. Pietas est enim verax veri Dei cultus » (Cité de Dieu, IV, 23. BA 33, p. 600). « La vraie piété qui rend au seul vrai Dieu ce culte religieux appelé latrie par les Grecs » (Ib., V, 25. BA 33, p. 710). On voit que la piété désigne chaque fois le culte rendu à Dieu. A l’examen attentif de ces références et d’autres, Georges Folliet en vient à la conclusion suivante, en ajoutant une précision importante sur le lien avec l’Eglise :
« La compréhension de pietas au sens de culte dû à Dieu est incontestable. De sorte que les autres acceptions du mot pietas comme celle de piété divine à l’égard de l’homme, ou d’amour, de bonté ou de miséricorde de Dieu vis-à-vis de l’homme… nous paraissent trahir la pensée d’Augustin et introduire un contresens dans l’expression « O sacramentum pietatis, o signum unitatis, o vinculum caritatis ». D’autant que cette expression n’a de sens dans sa totalité que si l’on sous-entend le mot ecclesiae à la fin de chacun des trois membres ; ce mot se devine facilement à la fin du deuxième et du troisième membre signum unitatis (ecclesiae), vinculum caritatis (ecclesiae), il s’impose donc logiquement pour la bonne intelligence du premier membre sacramentum pietatis (ecclesiae), ce mot ecclesia étant entendu comme synonyme de Corps du Christ » (p. 337).
C’est dans le sacrement de l’Eucharistie que cet acte de culte s’accomplit en vérité pour le chrétien. « Ce sacrement est l’offrande conjointe faite à Dieu par le Christ de son corps et de l’assemblée des saints, sacrifice universel présenté par le grand prêtre lors de sa passion et auquel il associe son Eglise » (cf. Cité de Dieu X, 6) (p. 338). Augustin précise « un peu plus loin en quoi consiste l’essentiel (res) du sacrement de l’Eucharistie, acte de piété offert à Dieu, donc au Christ lui-même comme Dieu, mais accomplie par le Christ en tant qu’homme, et avec l’Eglise, son corps mystique, jusqu’à la parfaite réalisation de ce mystère d’union dans l’au-delà. » (p. 339). L’Eglise n’est pas seulement bénéficiaire de ce sacrement dont elle récolte les fruits (unité/charité), mais elle en est aussi le sujet actif, dans la mesure où elle accomplit cet acte de culte avec le Christ.
« Aussi le véritable médiateur – celui qui ayant pris la forme d’un esclave est devenu à ce titre médiateur entre Dieu et les hommes, l’homme Jésus-Christ – sous la forme de Dieu, reçoit le sacrifice comme son Père avec lequel il est lui-même un seul Dieu ; cependant sous la forme d’esclave, il a mieux aimé être le sacrifice que le recevoir, pour que personne n’estime même à cette occasion, qu’on puisse sacrifier à quelque créature. Aussi est-il le prêtre : c’est lui-même qui offre (sacerdoce est, ipse offerens), et il est lui-même l’oblation (ipse est oblatio). Et il a voulu que soit sacrement quotidien de cette réalité, le sacrifice de l’Eglise qui, étant le corps dont il est la tête, apprend à s’offrir elle-même par lui (se ipsum per ipsum discit offere). De ce vrai sacrifice, les anciens sacrifices des saints étaient les signes multiples et variés, le figurant lui seul sous des formes nombreuses… En présence de ce sacrifice suprême et véritable tous les faux sacrifices se sont évanouis » (Cité de Dieu X, 20)[6] .
L’Eucharistie mystère de communion
Le terme qui résume de la façon la plus juste et le plus englobant le sens de l’Eucharistie est celui de communion, à la fois communion avec le Christ et de ses membres entre eux. C’est cette communion que vise saint Jean dans la triple affirmation qui nous occupe. « L’interprétation du mot pietas au sens de culte dû à Dieu, poursuit Georges Folliet, de même que la manifestation parfaite de ce culte dans le sacrement de l’Eucharistie…nous paraissent tout à fait dans la ligne de son commentaire des versets de saint Jean 6, 49-51 dans ce Tractatus in Johannem 26 où figurent en finale les prégnantes exclamations O sacramentum pietatis… » (p. 340). En tant que « sacramentum pietatis », l’Eucharistie nous rend participant de cet acte de culte en nous intégrant en lui. C’est cette union que symbolise la manducation du pain. Dans saint Jean, le Christ se présente comme le pain de vie, capable de donner la vraie vie.
En même temps qu’elle renouvelle l’offrande du corps du Christ, l’Eucharistie opère l’assimilation des fidèles au corps du Christ. « Saint Augustin conclut alors cette prégnante intelligence de l’incorporation du chrétien au Christ dans le sacrement de l’Eucharistie par la triple image à laquelle avait eu recours l’apôtre Paul pour dévoiler la grandeur du même sacrement : « unus panis, unum corpus, multi sumus » image à laquelle me semble faire écho la triple exclamation non moins profonde : O sacramentum pietatis ! o signum unitatis ! o vinculum caritatis ! Comment dès lors peut-on hésiter sur la signification du mot pietas qui ne peut exprimer que la communion du chrétien à l’offrande du corps du Christ par sa mort, offrande conjointe du Christ et de l’Eglise, et présentée à Dieu dans un même acte de culte, en un même hommage » (p. 341). Communion des chrétiens au corps du Christ, mais également communion entre eux.
« L’Eucharistie est donc présentée dans ce passage du Tractatus in Johannis Evangelium 26, 13 comme le sacrement réalisant l’unité parfaite des chrétiens, du fait que ceux-ci ont été assimilés au Corps du Christ suivant le mot de saint Paul (I Co 10, 17) ; unus panis, unum corpus, multi sumus. » (p. 143) C’est là un thème fréquent dans son œuvre. Voici le commentaire qu’il donne de ces mots de saint Paul : « Nous sommes un seul pain, nous sommes un seul corps, nous qui sommes nombreux. Celui qui est dans l’unité de ce corps, c’est-à-dire dans l’organisme dont les chrétiens sont les membres – et c’est le sacrement de ce corps que les fidèles qui communient ont coutume de recevoir de l’autel – de celui-là seul on doit dire qu’il mange le corps du Christ et boit le sang du Christ. Dès lors, les hérétiques et les schismatiques peuvent bien recevoir le même sacrement eux aussi, mais il ne leur est pas utile ; au contraire, il leur est même nuisible, ce sacrement qui les jugera bien rigoureusement plutôt qu’il ne les délivrera fût-ce tardivement. En fait, ils ne sont pas dans le lien de la paix (in vinculo pacis) qui est exprimé par ce sacrement » (Cité de Dieu XXI, 25).
Conclusion
Nous pouvons donc partager la conclusion de Georges Folliet, soulignée à deux reprises. « En conclusion nous croyons pouvoir dire que toute la richesse du sacrement de l’Eucharistie, son rôle sacrificiel, sa réalité ecclésiale et sa finalité caritative se trouvent adéquatement exprimées dans la formule augustinienne : O sacramentum pietatis, o signum unitatis, o vinculum caritatis, étant entendu que ces éléments n’ont de valeur que dans leur complémentarité. Cette formulation nous parait donc être proposée comme une parfaite définition du Sacrement » (p. 344). Voilà les trois dimensions de l’Eucharistie, ou sa triple réalité : le « mystère » du sacrifice du Christ, le « signe » de l’unité ecclésiale, le « lien » de la charité.
Précisons encore, comme le note Georges Folliet, que l’Eucharistie serait tronquée s’il y manquait l’une de ces trois dimensions. « Chacun des termes pietas, unitas, caritas exprime bien un aspect de l’essence, de la grandeur de l’Eucharistie, mais ils ne peuvent se comprendre que conjointement car ils se complètent ; partant de l’essence du sacrement, du culte rendu à Dieu dans le sacrifice eucharistique, on en découvre les effets salutaires d’union et de charité » (p. 362). Autrement dit, si la pietas renvoie au fondement de l’Eucharistie (son essence), l’unitas et la caritas en sont les effets, en même temps qu’ils deviennent des impératifs, pour tout chrétien, comme critère d’action et comme lieu de vérification. Sinon, l’Eucharistie devient une pratique rituelle coupée de la vie.
L’esprit de la liturgie chez les Pères de l’Eglise, par Jean-Paul Périer-Muzet
Recension du livre de François Cassingena-Tréverdy : Les Pères de l’Eglise et la liturgie, DDB, 2009, 384 pages
Le chrétien célébrant
Cette grosse étude, enrichie de notes très fournies et très érudites, englobe l’âge d’or de la Patristique tant occidentale qu’orientale du IVème au VIème siècle, c’est-à-dire du règne de Constantin à celui de Justinien, sans s’interdire d’ailleurs des débordements au-delà de cette période (ex. Grégoire le Grand et Maxime le Confesseur). Elle nous présente le portrait liturgique des communautés chrétiennes en acte de célébrer, à travers l’œuvre et la réflexion de ses représentants les plus prestigieux et les plus brillants, à commencer par celles de deux ‘spécialistes reconnus’ : saint Augustin en Occident et saint Jean Chrysostome en Orient. C’est à travers une riche mosaïque de textes et de citations patristiques, notamment des sermons, que l’auteur de l’étude, un bénédictin de Solesmes, tente de capter l’esprit et l’expérience liturgique de cette Grande Eglise des IVème et VIème s.
La liturgie y est définie comme le service de Dieu par l’ensemble du système culturel, que ce soient les rites et les personnes. On connaît au sujet de la célébration eucharistique la formule heureuse et bien frappée de l’évêque d’Hippone : Sacramentum pietatis, signum unitatis, vinculum caritatis. Quant à l’épiphanie de cette liturgie ou à son déploiement habituel, elle ne se réduit pas à une participation factuelle de quelques fidèles ou acteurs, mais à une conception plus globale et plus intérieure de la célébration qui fait de chaque participant de l’assemblée en prière un membre communiant à la vie du Christ, à la façon, dixit Augustin, d’une fourmi de Dieu, faisant au retour de l’office une secrète provision des grains qu’elle a récoltés sur l’aire. Le mot liturgie et l’acte liturgique n’ont de sens d’ailleurs pour les Pères de l’Eglise dans l’Antiquité chrétienne que compris et vécus dans un sens communautaire et ecclésial large : la prière liturgique possède une haute teneur d’ecclésialité. On n’est chrétien qu’en assemblée, qu’ensemble, formule que ne renieraient pas les utilisateurs du moderne Prions en Eglise.
Une articulation charpentée
L’ouvrage est composé sur un mode à quatre temps, comme un moteur à explosion bien rodé ! Il commence par une présentation de l’assemblée, continue par la description de l’accès à la célébration, se poursuit avec celle de l’action liturgique et se conclut par une réflexion sur l’expérience de la liturgie.
Constituer l’assemblée
Premier pas pour cette assemblée en prière, l’évêque prédicateur doit d’abord la constituer et la fidéliser : ce n’est déjà pas une mince affaire avec la concurrence d’autres rassemblements festifs et attractifs comme les jeux du cirque, l’hippodrome ou le théâtre, d’où des plaintes fortes des pasteurs contre l’absentéisme et des rappels sonores en faveur de l’assiduité : « A quoi sert-il que l’Eglise aime ses enfants, si elle ne voit leur visage qu’aux jours de grande fête » ? Assiduité quotidienne – chaque jour et même tout le jour – qui assimile de façon trop radicale, sous la plume du Patriarche de Constantinople, la condition monastique à celle du baptisé ! Le travail liturgique qu’est la prédication, marqueur de l’assiduité, peut être source de fatigue à la fois pour l’orateur mais aussi pour les fidèles, par l’attention qu’elle exige et par la longueur du discours que favorise volontiers le genre oral. Augustin aime conjuguer les trois termes constitutifs selon lui de l’assemblée : congregatio (foule), lectio (Parole de Dieu) et sermo (prédication), trilogie emblématique d’une véritable participation liturgique.
Avec le temps, l’assemblée s’organise et se codifie à l’unisson de l’architecture basilicale et de la tenue des conciles pour l’orthodoxie des dogmes: le Peuple de Dieu est hiérarchisé et même hiératisé selon des états de vie bien distingués et selon un bon ordre harmonieux qui entend signifier quelque chose de la dimension morale de la vie chrétienne, une expression communautaire qui discipline les charismes individuels en vue de l’édification de tous. L’assemblée fonctionne à la manière d’un navire de navigation avec pilote, marins, matelots et passagers, chacun à son poste, dans le calme, selon un rang ‘ordonnant’, à la fois ferme et souple.
On comprend que le chant trouve dans ce contexte de la prière d’assemblée à la fois sa place et sa valeur d’harmonie ecclésiale. Avec pédagogie, Augustin sait évoquer son importance avec les expressions d’ordo, de dispositio et de modus, trois touches musicales transposées à l’acte liturgique. Le même souci de bon ordre fait prohiber chez les Pères toute idée de festin, de licence mondaine ou d’excès dans la toilette féminine dans les maisons et aux temps de la prière commune. Le seul critère radical retenu en matière de beauté, c’est celle de Dieu et, par conséquent, celle de l’être humain image de Dieu. A privilégier donc en toute circonstance, pour le sujet liturgique qu’est l’assemblée, tout ce qui porte à son orchestration communautaire : communion, unisson et harmonie, pour la joie spirituelle de l’être-ensemble, en d’autres termes célébrer sur terre d’un seul cœur et d’une seule âme, véritable miroir de la liturgie céleste, véritable symphonie des anges.
Accéder au mystère
Deuxième démarche de l’auteur, l’accès de l’assemblée au mystère liturgique est finement délivré par les Pères grâce à leur pédagogie du seuil. Il convient d’accomplir pour l’acte liturgique une démarche initiale qui est l’approche du mystère, c’est-à-dire pour l’homme l’accueil de Dieu qui se fait proche de son peuple et qui par le fait même le rend proche de lui-même, plus intérieur en quelque sorte. Pour accéder à cette transcendance du mystère et franchir la dénivellation qui sépare la vie ordinaire de la vie liturgique, l’homme est conduit à une attitude de purification par la prière, la réflexion théologique et la célébration. Trois attitudes ou prodromes de l’agir liturgique sont recommandés : foi, crainte et silence pour ce rapport vertical de l’homme à la transcendance divine, car de même que c’est dans le silence que l’on parle de Dieu (théologie), c’est dans le silence que l’on parle à Dieu (prière), terme ultime de l’expérience mystique selon la vision augustinienne d’Ostie (contemplatio) et condition indispensable de l’écoute de la Parole dans la célébration des mystères liturgiques.
Entrer dans le mystère
Il est temps maintenant, après ces préliminaires, d’entrer dans l’action ecclésiale mêùe où s’épanouit la liturgie ou plutôt la fête liturgique avec sa note distinctive de solennité, son caractère de rassemblement massif et sa dimension proprement politique en raison de la couverture officielle impériale. Le temps liturgique se structure avec les notions de cycle dominical, temporal, sanctoral qui déploient à travers l’année entière la célébration unique du Mystère chrétien en autant de scènes ou d’actes multiples empruntés à la dramaturgie pascale, avec le renfort de mouvements ambulatoires comme stations, processions, pèlerinages. La mentalité antique rappelle que la fête est d’institution divine, qu’elle marque un repos, qu’elle se fonde sur une alternance-échange et qu’elle fait jouer entre les hommes une instance rythmique avec musique et danse, d’où sa dominante joyeuse, et où la prestation oratoire est comme inhérente. Le christianisme n’a eu aucune peine à se couler dans l’héritage hellénique comme dans la romanité païenne de la panégyrie antique et, avec son déploiement fastueux de cérémonial, en se l’appropriant tout en le revisitant.
On retrouve dans la conception mystique de l’idéal festal antique les assises de l’institution chrétienne de la fête liturgique : la fête construit les mots, les pierres et les hommes. Lorsqu’elle devient chrétienne, le Christ-Kyrios, nouvel Empereur par sa victoire pascale, confisque en sa personne tous les rôles traditionnels empruntés à la fête païenne, hiérophante, chorège et agonothète[1] , bref tout l’arsenal notionnel et métaphorique de la « festalité » traditionnelle en le dépouillant du vêtement du mythe et de son attirail sensible et sensuel. Le temps liturgique manifeste à la fois cohérence et dynamique, le paysage et l’architecture des fêtes formant une véritable christologie avec la trinité de Noël, de Pâques et de l’Ascension célébrant toute la terre et toute la vie, l’intime solidarité du visible et de l’invisible dans la cohésion du mystère : une sorte de fête sans fin à travers son aujourd’hui. Le rendez-vous liturgique de la fête manifeste ce Dieu-Emmanuel avec son Peuple dans la perspective même d’une eschatologie en marche vers sa plénitude, au terme de l’histoire où l’homme intérieur, piéton du ciel, rejoint spiritualisé le champ de la divinité dans la grande Fête divine.
Faire l’expérience du mystère dans toute l’extension de la vie
Dernier stade d’examen, comment se réalise la suture entre la liturgie et la conscience de ceux qui y participent, quelle assimilation ou réception en est-elle faite d’ordre théologal, sacramentel et ecclésial ? L’être-chrétien individuel et collectif est-il modifié sur les plans intellectuel, affectif et éthico-existentiel ?
Dans la liturgie, grâce au don de présence de l’Esprit, tout est appelé à faire signe et à faire progresser vers une intelligence savoureuse des paroles entendues et des gestes posés (intellectus fidei) de la part des fidèles dont les yeux de l’âme sont occupés à regarder Jésus. Cette attention à penser et peser la Parole, à écouter le Maître intérieur, témoigne de cette intentio cordis qui caractérise l’homme intérieur selon le mot d’Augustin, pour faire concorder son esprit et sa voix avec l’intelligence du Mystère célébré par toute l’Eglise. Par la grâce de la prière liturgique, le cœur du fidèle est comme transporté au-delà de lui-même pour être introduit et déplacé dans l’univers méta-cosmique. Ce motif récurrent du Sursum corda dans la prédication augustinienne désigne et récapitule la dimension anagogique de l’existence chrétienne invitée au dépassement dans la vie mystique pour atteindre le port de la sérénité d’une vie parfaite, promesse de la trêve au monde, à ses passions et à ses tempêtes. Car une des composantes essentielles du tempérament liturgique dans la célébration, c’est la joie spirituelle d’atteindre le bien-être profond, le repos dans la détente, la récréation et l’union des cœurs dans la communion ecclésiale. Joie spirituelle que symbolise le chant d’un Alléluia qui perdure, signe de vitalité et de santé de la part d’une assemblée en réaction par ses applaudissements, ses acclamations, ses cris, ses chants, ses larmes…étant entendu, comme l’exprime Augustin, que la voix qui va vers les hommes est le son ; mais celle qui va vers Dieu est le sentiment (affectus). Cette adhérence profonde de tout l’être conduit le fidèle liturgique jusqu’à l’union mystique à Dieu dans le secret du cœur-à-cœur, sommet d’intériorisation et de contemplation.
Cette commotion du cœur aboutit évangéliquement à la conversion de vie qui permet au sortir de la liturgie d’emporter avec soi ou en soi l’actualité du Christ pascal et de diviniser l’existence du baptisé. Vivre avec le Christ en participant au mystère liturgique débouche sur le vivre avec le frère, sacrement existentiel, en assumant la condition responsable d’être chrétien au monde. La porte de l’église ouvre sur le monde des frères, à commencer par celui des pauvres, grâce à la charité sociale, grâce au devoir de l’aumône, grâce à l’exercice concret de l’agapè, ce transfert du sacré de l’action liturgique au champ social. La fin divinisante de l’action liturgique appelle sa fin humanisante en vertu de cette nécessité structurelle de l’être chrétien, à l’image de leur union parfaite dans le Christ. Une manière de redire avec les Pères au terme de cette belle étude que l’homme n’est homme qu’à l’église dans la mesure même où l’homme a pour vocation de faire de la ville entière ou de la cité humaine une véritable église.
En guise de conclusion ouverte
Ce livre n’est pas d’une lecture forcément reposante : très documenté, il requiert une attention coûteuse, mais il récompense inversement le lecteur de sa dépense d’énergie par le fruit lumineux de son exposé, la richesse de son contenu et la complexité évidente de son sujet. D’une écriture choisie qui ne nous épargne pas le jargon disciplinaire, il évoque en tout cas à la perfection la beauté majestueuse qui entoure les célébrations liturgiques aussi bien orientales, version syro-antiochienne de conception mimétique, que celles occidentales, de facture augustinienne au volet social plus ouvert. Favorisée par le pouvoir impérial à partir du IVème siècle, la liturgie n’est plus matière à libre improvisation en passant de l’oralité à l’écriture et en s’adressant à des communautés nombreuses. Même si l’on perçoit déjà des facteurs de diversification entre l’Orient et l’Occident du fait des cultures et des langues, elle reste soudée à un tronc commun hérité de la tradition baignant dans la mentalité et dans l’esprit de l’homme classique, à travers l’aire/ère de l’âge romanisé.
1 Corinthiens 11, 17-33 : Le repas du Seigneur à Corinthe, par Roselyne Dupont-Roc – Un principe de l’Eucharistie, la participation active, par Sébastien Antoni – Benoît XVI. Participation à l’Eucharistie. Ordination des femmes.
1 Corinthiens 11, 17-33 : Le repas du Seigneur à Corinthe, par Roselyne Dupont-Roc
Si les chrétiens de Corinthe n’avaient pas défiguré le repas du Seigneur par leur conduite détestable, nous ne saurions à peu près rien de la façon dont se déroulait le rassemblement dominical dans les premières communautés chrétiennes, autour des années 50 et jusqu’au début du second siècle[1] . Le Nouveau Testament est étonnamment discret sur la question. Au-delà des récits du dernier repas de Jésus dans les trois évangiles synoptiques, de la catéchèse eucharistique d’Emmaüs en Luc 24,13-35 et de quelques allusions rapides dans les Actes des Apôtres[2] , nous ne savons à peu près rien du mode de rassemblement des premiers chrétiens. A Corinthe, Paul doit faire face à des troubles divers dans la tenue des assemblées ; le chapitre 11 de la première lettre aux Corinthiens offre quelques-unes de ses réactions. Après avoir tenté de réguler la fonction prophétique des femmes dans la prière commune, Paul aborde un désordre beaucoup plus grave : lorsque les Corinthiens se rassemblent pour le repas du Seigneur, une inversion tragique se produit, ils ne se rassemblent pas « pour le meilleur, mais pour le pire » (11,17).
Pour tenter d’éclairer la question, nous nous proposons de lire le texte bien délimité qui s’étend du verset 17 au verset 33. Ce passage est fermement encadré par la reprise du verbe « se rassembler », littéralement en grec « venir ensemble », qui apparaît trois fois dès l’introduction (v.17.18.20) et qui est repris deux fois en finale (v.30.31). Immédiatement précisé au verset 18 par l’expression « en assemblée » (en ekklèsiai), puis au verset 19 par « en commun » (epi to auto), il prend le sens quasi technique d’un « rassemblement pour le repas du Seigneur » (v.20). Nulle part ailleurs dans ses lettres[3] , Paul ne fait allusion à une discipline quelconque de ce rassemblement ; la pratique n’en est ni mentionnée, ni requise, tant elle semble aller de soi comme une réalité incontournable, voire fondatrice.
L’organisation du texte est relativement simple, apparemment conforme à une disposition rhétorique assez évidente : la situation est d’abord exposée (v.17-22), elle est suivie d’un rappel solennel de la foi commune (v.23-26), puis deux séries de conséquences sont tirées : « De sorte que (…) De sorte que, mes frères… » (v.27 et 33), l’exhortation portant d’abord sur les exigences constitutives du repas du Seigneur, puis sur la situation particulière à corriger.
Une Eucharistie dans une communauté divisée
Que se passait-il à Corinthe ? Les chrétiens se rassemblaient régulièrement, c’est indiscutable, pour « le repas seigneurial » (deipnon kuriakon ) ; l’expression manifeste que c’est le Seigneur lui-même (kurios) qui convoque et qui préside le repas. Le lieu n’est pas précisé, il est celui de « l’assemblée » (ekklèsia), littéralement de « l’église ». Il semble acquis aujourd’hui que le rassemblement devait se tenir dans la demeure d’un riche chrétien capable de recevoir une quarantaine de personnes. Le propriétaire et ses amis, appartenant à la classe aisée, mangeaient dans le triclinium, salle à manger à trois lits en U qui pouvait accueillir de neuf à onze convives ; ceux-là commençaient un repas copieux tôt dans l’après-midi. Au contraire les chrétiens appartenant aux classes plus simples de la société, dont certains même étaient des esclaves, arrivaient plus tard à la fin de leur journée de travail, s’entassaient dans la cour intérieure, l’atrium, et partageaient la nourriture frugale qu’ils avaient apportée[4] . Le repas n’était ainsi pas pris epi to auto : « en commun ». Il était décalé dans le temps, et disproportionné en quantité : « l’un a faim tandis que l’autre est ivre » (v.21).
Ces distorsions concrètes manifestent un mépris inadmissible ; elles reflétaient probablement bien d’autres indifférences, voire d’autres conflits, puisque Paul n’hésite pas à parler de « déchirures » (skhismata, v.18)[5] . A tel point que l’apôtre soulève la question : « méprisez-vous l’assemblée de Dieu » ? Par là, il affirme que l’assemblée de Dieu, « l’église », se donne à voir et à vivre dans le rassemblement de tous ses membres pour prendre ensemble le repas du Seigneur. Si le repas n’est pas pris ensemble, s’il n’est pas pris epi to auto, « de façon à former une même réalité », alors nul ne peut plus prétendre avoir participé au repas du Seigneur : « ce n’est pas le repas du Seigneur que vous mangez » (v.20). L’affirmation a quelque chose de terrible : l’assemblée où se manifeste un manque d’attention des uns pour les autres, où s’affiche un mépris des membres les plus démunis, cette assemblée-là ne saurait, quoi qu’elle en pense et quoi qu’elle prétende faire, célébrer le repas du Seigneur. Le Seigneur ne la reçoit pas, ne la préside pas, ne s’y rend pas présent.
« J’ai reçu du Seigneur… je vous ai transmis »
Paul fait aussitôt un retour solennel à la tradition du repas du Seigneur. Il en reprend le récit fondateur, récit qu’il a reçu et qu’il transmet, cette transmission seule vérifiant l’authenticité du repas chrétien : « voici ce que j’ai reçu du Seigneur et que je vous ai transmis » (v.23).
Il est classique aujourd’hui de distinguer deux traditions anciennes du récit de la Cène : l’une, dite marcienne, de forme et d’origine liturgique, est représentée par Matthieu 26,26-29 et Marc 14,22-25, l’autre, dite antiochienne, est représentée par Paul dans notre texte et par Luc 22,17-20[6] . Le texte de Marc et de Matthieu s’appuie notamment sur le rite solennel d’alliance qui unit, en Exode 24, 6-8, le peuple conduit par Moïse avec le Seigneur : « Moïse prit le sang et en aspergea le peuple, et il dit : ‘voici le sang de l’alliance que le Seigneur a conclue avec vous sur la base de toutes ces paroles’ ». La tradition paulinienne, dont Luc hérite aussi, insiste davantage sur les conséquences éthiques de l’alliance ; reprenant les termes de Jérémie 38,31[7] , elle manifeste l’alliance nouvelle comme une transformation du cœur de l’homme : « Voici venir des jours où j’établirai avec la maison d’Israël et la maison de Juda une alliance nouvelle (…) j’inscrirai mes lois sur leur coeur » ; en écho Jésus affirme : « cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang » (1 Co 11,25 ; Lc 22,20). En donnant sa vie, il accomplit pleinement l’alliance nouvelle offerte aux hommes : l’ajustement – qui est le sien – du cœur et de tout l’être à la volonté aimante du Père.
Au verset 26, dans un commentaire plus personnel de la tradition, Paul met l’accent sur la mort du Seigneur : « chaque fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne ». Le heurt brutal des mots : « annoncer la mort », rappelle le langage de la croix que l’apôtre a martelé au chapitre 1,22 et 2,1-2 : « nous proclamons un Christ crucifié ». L’annonce porte sur la mort, c’est-à-dire sur la vie livrée, donnée totalement sans rien retenir, pour que les hommes la reçoivent comme vie nouvelle, réconciliée avec Dieu et entre eux. Participer au repas du Seigneur, c’est accueillir cette vie qui se donne jusqu’à la mort, et entrer dans sa puissance, qui est puissance de don et de résurrection. C’est donc entrer dans la dynamique de la vie donnée aux autres ; comment cela pourrait-il se vivre si les croyants ne s’attendent pas, ne s’accueillent pas, ne sont pas unis ?
L’unique corps du Seigneur
L’exhortation qui en découle immédiatement porte à la fois et comme indistinctement sur le nécessaire respect du corps et du sang du Seigneur, – sa vie qui se donne – et sur celui des membres de la communauté participant au repas. On pourrait dire en d’autres termes : le nécessaire respect à la fois du corps que nous appelons « sacramentel » et du corps « ecclésial ». Mais Paul n’emploie pas ce vocabulaire, et ne fait pas ces distinctions. Ses paroles n’en sont que plus bouleversantes.
A celui qui participe au repas du Seigneur, il rappelle d’abord sa responsabilité : l’adjectif enokhos s’emploie généralement dans le contexte du jugement, il signifie « soumis à, assujetti à », et enfin « coupable envers ». Ici on est porté à traduire : « il sera coupable envers le corps et le sang du Seigneur », ou mieux « il sera responsable à l’égard du corps et du sang du Seigneur ». Nous sommes bien en situation de jugement : voici que le participant au repas devient responsable de la présence du Seigneur livré aux hommes, une présence qu’il n’a pas reconnue et respectée. Or, ce qu’il n’a ni reconnu ni respecté, c’est la place de l’autre, du frère avec lequel il venait partager le repas.
Le texte semble jouer sur la signification de l’expression « corps et sang du Seigneur » (v.27), et plus encore au verset 29, sur l’ambiguïté du mot « corps » : « en effet celui qui mange et boit mange et boit sa propre sentence, s’il ne discerne pas le corps ». De quel corps s’agit-il ? La tradition manuscrite montre que très tôt les scribes se sont interrogés, au point d’ajouter dès le 4ème siècle et peut-être plus tôt : « le corps du Seigneur »[8] , comme s’ils voulaient insister sur le respect dû au « corps sacramentel »[9]. Mais, même ainsi, l’expression garde une signification équivoque. Paul en a déjà donné une clé de compréhension un peu plus haut dans la lettre. Au chapitre 10, 16-17, évoquant la coupe de bénédiction comme participation au sang du Christ, et le pain rompu comme participation au corps du Christ, il ajoutait : « parce qu’il y a un seul pain, nous sommes, nous les nombreux, un seul corps » (10,17). Le rapprochement voulu des termes « un seul pain, un seul corps » montre que la participation au pain eucharistique constitue au sens fort l’assemblée en un seul corps. Corps eucharistique (ou sacramentel) et corps ecclésial apparaissent comme les deux faces d’une même réalité. Dès lors, le corps à discerner et à respecter est d’un même mouvement le corps sacramentel et le corps ecclésial, l’unique corps du Seigneur, livré et ressuscité, présent dans le pain et présent dans l’assemblée qui participe au repas. Ne pas accueillir le frère au repas, c’est ne pas respecter le corps du Seigneur ; se rendre ainsi coupable envers le corps et le sang du Seigneur, c’est annuler le repas seigneurial, celui dans lequel le Seigneur se rend présent au milieu des frères assemblés et en chacun d’eux.
Une invitation au partage et à l’accueil
La leçon est dure, Paul ne ménage pas les Corinthiens, il ne nous ménage pas non plus. Chaque fois que nous pensons nous rassembler pour le repas du Seigneur, messe ou sainte Cène, nos divisions et nos schismes, comme l’oubli de ceux qui sont dans la misère ou qui ont faim, annulent ce que nous prétendons célébrer. La participation au corps et au sang ne constitue plus le corps communautaire ; au lieu de nous donner la vie parce que nous avons accepté de recevoir la vie donnée du Christ en annonçant sa mort, le repas devient l’instance d’un jugement qui nous disqualifie et nous renvoie à notre propre indignité.
Paul va très loin dans l’expression de cette mort communautaire : selon une conception certainement trop physique du corps collectif, il voit dans la maladie et la faiblesse de certains membres du groupe la preuve (et peut-être le châtiment) du fait que la communauté comme telle est malade et pécheresse par sa division. Peut-être ne faut-il pas trop presser le verset 30, où le lien entre le mal physique et le péché est trop immédiat[10] ; Paul le sent puisqu’il le nuance aussitôt en parlant de la pédagogie divine (v. 31-32) : « lorsque nous nous laissons juger par le Seigneur, nous sommes éduqués » (v.32). Certes, le repas du Seigneur reste le lieu d’un jugement, et il exige un discernement et une attention constante, mais il est en même temps le lieu où s’exerce la pédagogie de Dieu qui nous invite inlassablement au partage et à l’accueil mutuel.
En ce sens, la dernière exhortation, malgré la surprise qu’elle provoque, peut se comprendre : « si quelqu’un a faim, qu’il mange dans sa maison » (v.34). Paul sait bien que les chrétiens ne s’ouvriront pas d’un coup à l’hospitalité et au partage et que chacun continuera à manger chez soi ; mais il leur demande de ménager un moment de partage et d’accueil mutuel au moins durant ce repas hautement symbolique qu’est le repas du Seigneur ; symbolique ne signifie pas ici irréel, le mot désigne au contraire ce qui constitue la réalité humaine comme telle, c’est-à-dire comme un lieu de relation. Pour la première fois, Paul appelle les Corinthiens « frères » : « frères, lorsque vous vous réunissez pour manger, attendez-vous les uns les autres » (v.33). S’ils s’attendent pour le repas du Seigneur, peut-être les chrétiens prendront-ils l’habitude de s’attendre fraternellement chaque jour ! Peut-être la qualité éthique de la réunion dominicale que Paul appelle de ses vœux aura-t-elle suffisamment de puissance pour transformer peu à peu les conduites et les cœurs. Puisse l’unique Esprit qui constitue les chrétiens en un seul corps poursuivre son œuvre de transformation dans les cœurs et dans les institutions ecclésiales !
Un principe de l’Eucharistie, la participation active, par Sébastien Antoni
La Constitution sur la Liturgie[1] fut le premier texte du Concile promulgué le 4 décembre 1963.[2] La notion de participation active est l’une des clés pour lire et comprendre la Constitution. C’est encore cette notion qui en a guidé l’application dans la révision des rituels et notamment celui de l’Eucharistie avec l’élaboration du Missel Romain[3] . En quoi consiste la participation active ? Comment se révèle-t-elle et que met-elle en œuvre dans l’Eucharistie ? Pourquoi est-il nécessaire de la réapprendre dans une dynamique d’Unité ?
La participation active
Tension entre anciens et modernes
Le Pape Pie X, le premier utilisa l’expression de participation active, dans son Motu proprio Tra le sollecitudini[4] . Ce document comporte un appel à la participation active des fidèles dans la prière par le chant. Cette expression reprise par le Concile, mais sans réelle explication, demeure objet d’interprétations contradictoires.
Ces interprétations engendrent tensions et dissensions dans l’Eglise entre anciens et modernes.
Les modernes interprètent la participation active comme une suite d’attitudes extérieures comprises comme des postures. Ces partisans de la « nouveauté » craignent la nécessaire répétition liturgique qui s’inscrit dans la logique d’un lent processus de conversion du croyant-pratiquant. Ils réduisent la participation consciente à ce qu’ils font, et exigent donc des aménagements, des inventions, des créations qui prennent le risque de vider de son sens la liturgie elle-même.
En face les anciens, partisans d’une ritualité fixée conçoivent la participation active sans aucun discernement et prise en compte de l’assemblée ; participer consiste à assister à ce qui est fait en faisant les bons gestes aux moments requis. Comment préserver de la routine un processus liturgique qui, dans le fond, est une répétition ? La notion et l’application de la participation active serait-elle la solution et comment la comprendre vraiment ?
La proposition de Sacrosanctum Concilium
Il s’agit de l’enjeu de l’interprétation qui fut véhiculée par la Constitution sur la liturgie du Concile, par exemple au numéro 30 de la Constitution. « Pour promouvoir la participation active, on favorisera les acclamations du peuple, les réponses, le chant des psaumes, les antiennes, les cantiques et aussi les actions ou gestes et les attitudes corporelles. On observera aussi en son temps un silence sacré ».
Il faut, selon le Concile, considérer une participation extérieure (visible et audible), mais également à partir d’une disposition intérieure (silencieuse et personnelle). Pour les pères du Concile un enjeu consistait de faire prendre conscience au peuple de sa fonction comme participant et célébrant la liturgie (cf. numéro 48) :
« Aussi l’Église se soucie-t-elle d’obtenir que les fidèles n’assistent pas à ce mystère de la foi comme des spectateurs étrangers et muets, mais que, le comprenant bien dans ses rites et ses prières, ils participent de façon consciente, pieuse et active à l’action sacrée, soient formés par la Parole de Dieu, se restaurent à la table du Corps du Seigneur, rendent grâces à Dieu ; qu’offrant la victime sans tache, non seulement par les mains du prêtre, mais aussi en union avec lui, ils apprennent à s’offrir eux-mêmes et, de jour en jour, soient consommés, par la médiation du Christ ; dans l’unité avec Dieu et entre eux pour que, finalement, Dieu soit tout en tous. »
Un esprit
Ainsi plutôt que de s’enfermer dans une interprétation d’opposition entre anciens et modernes l’approche la plus fructueuse sera de considérer la participation active comme un « esprit »[5] . La participation active ne peut se réduire à une seule et même forme, elle ne peut que prendre en compte un certain principe de réalité qui l’influence et qui peut se décliner en lieux, personnes, mentalités, ressources, etc. Le Concile prévient la dérive d’interprétation, au numéro 19 de la Constitution :
« Les pasteurs d’âmes poursuivront avec zèle et patience la formation liturgique et aussi la participation active des fidèles, intérieure et extérieure, proportionnée à leur âge, leur condition, leur genre de vie et leur degré de culture religieuse ; ils acquitteront ainsi une des principales fonctions du fidèle dispensateur des mystères de Dieu ; et en cette matière, ils ne conduiront pas leur troupeau par la parole seulement, mais aussi par l’exemple ».
La responsabilité des pasteurs est requise pour articuler harmonieusement formation, participation active et dispensation des mystères. Nous tenons ici la définition de l’intériorité nécessaire en matière de liturgie et de participation active. A ce sujet Patrick Prétot[6] précise : « L’adjectif « intérieur » renvoie donc à la dimension théologale de la liturgie et non à un certain type d’ethos liturgique. La participation active vise l’entrée dans le mystère et pas seulement une manière d’aborder le rite liturgique [7] ».
Entrer dans la Paix du Christ
La liturgie serait-elle alors le lien qui permet au baptisé qui le désire, d’entrer dans cette « activité » du Christ qui sauve le monde, qui prie le Père en permanence ? Il ne s’agit donc pas tant de prier personnellement en liturgie que, plutôt, d’entrer dans la prière du Fils, par l’Esprit, vers le Père. En cela nous participons à la prière du Christ de manière active, pleine et consciente, par des gestes et des attitudes qui nous précèdent dans cette action du Christ en son identité de Médiateur. La liturgie ouvre ce canal à tous, en tous lieux et à et toutes les époques. Elle révèle ainsi son caractère actuel et actualisant. Finalement, il ne s’agit plus de savoir uniquement comment se comporter « extérieurement » mais comment « entrer en relation avec le Christ ». C’est la participation active prônée par le Concile.
L’Eucharistie : théâtre de la Paix du Christ
L’Eucharistie est non seulement la « reconnaissance » exprimée à Dieu en action de grâce pour ses bienfaits, mais elle est aussi participation active à la réception de ces bienfaits et à leur déploiement. Les bienfaits du Seigneur sont multiples, mais le plus important est celui de la Paix. Le prophète Isaïe au chapitre 26 verset 2 dit au Seigneur : « Tu construis solidement la paix, Seigneur, pour ceux qui ont confiance en toi ». La liturgie eucharistique rappelle et met en œuvre de manière rituelle cette certitude. Chaque Eucharistie est traversée par cette invitation à la Paix, à la reconnaissance de la Paix, à la mise en œuvre de la Paix.
Au moment de l’ouverture de la célébration les premiers mots de l’évêque sont : « La Paix soit avec vous ».
Parmi les trois formules d’ouverture possible, le prêtre peut dire : « Que Dieu notre Père et Jésus Christ notre seigneur vous donnent la grâce et la Paix. » D’emblée, le fidèle est interpellé, par cette salutation-invitation par ce qui est en jeu profondément.
Après la préparation pénitentielle, l’hymne christologique du Gloire à Dieu reprend les premiers mots des messagers du Seigneur pour les hommes. Ils annoncent le don de la Paix comme effet direct de la naissance de Jésus un jour du temps (Lc 2,14). Reprendre cet hymne au début de l’Eucharistie actualise cette promesse : cette paix nous est donnée aujourd’hui. Les lectures de la Parole de Dieu explicitent le don de la Paix offert en Jésus le Christ.
Du temps de l’Eucharistie à l’envoi
A son tour, le temps de l’Eucharistie, développe sous forme de prière et de gestes cette notion centrale du Mystère du Salut qu’exprime particulièrement la Paix. Après la prière du Notre Père au moment de l’embolisme, le prêtre dit : « Délivre-nous de tout mal, Seigneur, et donne la paix à notre temps(…). » La Paix est donc associée au Mystère du Salut, comme étant une victoire sur le mal et le péché. La Paix, don de Dieu ainsi comprise, est l’expression de la vie en Dieu restaurée, déjà inaugurée dans le mystère pascal mais encore à achever par le retour du Christ : c’est le temps de l’Eglise qui court de la Résurrection du Christ à son retour glorieux.
Durant ce temps, l’Eglise est l’intendante de la Paix. C’est ce qu’exprime la prière qui suit l’acclamation de l’embolisme : « Seigneur Jésus Christ, tu as dit à tes Apôtres : « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix (… ) ». Cette phrase est la réponse que donne Jésus à la question : « Seigneur, pour quelle raison vas-tu te manifester à nous, et non pas au monde ? », posée par l’apôtre Jude au chapitre 14, verset 27 de l’Evangile selon saint Jean.
La Paix dont parle Jésus est donc une réponse à une question d’ordre missionnaire. Elle est une invitation à la mission qui révèle l’identité de Dieu. Les croyants, dans cette prière, demandent au Seigneur de les aider à vivre leur mission de participer activement à la tâche même de Jésus le Christ : porter la Paix au monde.
Cette Mission est authentifiée par l’Unité de l’Eglise révélée par la fraternité évangélique (Jn 13, 35). Cette fraternité dans l’Unité conduit à connaître le Père que Jésus est venu annoncer. Elle ne peut en rester aux mots, elle est une invitation concrète et sans délai : « Frères, dans la charité du Christ, donnez-vous la paix ».
Conscient d’être intendant et porteur du don le plus précieux de Dieu annoncé par les prophètes, accompli en Jésus Christ, le fidèle ne peut plus comprendre cette action liturgique comme un simple geste de paix échangé : c’est la participation active au mystère du salut pour la gloire de Dieu et le Salut du monde.
La tension à assumer entre le déjà donné de la Paix dans la Pâques de l’Agneau de Dieu et l’achèvement de ce don dans le retour glorieux du Christ à venir, oblige le croyant à un réalisme quelquefois difficile, mêlé d’espérance. En effet, le croyant demeure soumis à ses contradictions et reste complice du mal, il a besoin du pain de la route pour être sauvé par l’Agneau de Dieu. L’homme croyant participe ainsi activement au Salut : il annonce ce qu’il expérimente.
C’est ainsi que s’ouvre le dernier appel concentré dans la partie la plus courte de la messe qu’est l’Envoi : le croyant est invité explicitement à être porteur de la paix au cœur du monde. La formule latine « Ite Missa est !» qui se traduit par « Allez c’est la mission ! » exprime mieux que la traduction française : « Allez dans la Paix du Christ », le caractère missionnaire de l’Eucharistie. Cependant la traduction, même maladroite du latin en français, permet de préciser quel est le cœur de la mission : participer activement au don de la Paix reçu du Père par l’intercession du Christ en soi et autour de soi.
La participation active dans l’Eucharistie unifie le croyant-pratiquant
La participation active à l’Eucharistie est au service de l’unification de l’Homme croyant. Est croyant celui qui accueille et célèbre le don de Paix du Seigneur dans le sacrement de l’Eucharistie. Est pratiquant celui qui, nourri de ce don de la Paix, le porte au cœur du monde, à tous les hommes, sans relâche. Le fidèle conjugue les deux dimensions dans une cohérence féconde et sanctifiante.
Sébastien ANTONI
Theologicum de
(Lyon)
Benoît XVI. Participation à l’Eucharistie. Ordination des femmes.
Dans un récent livre d’entretiens, Benoît XVI s’est exprimé sur beaucoup de sujets d’actualité, notamment sur les abus sexuels, le préservatif ou la levée de l’excommunication d’évêques intégristes, ordonnés par Mgr Lefebvre sans l’accord de Rome. Il s’est longuement expliqué en particulier sur le cas de Williamson et sa négation des chambres à gaz nazies. Il s’est également prononcé sur l’appartenance à l’Eglise. A cette occasion, il a cité saint Augustin : « Il en est beaucoup dehors qui semblent être dedans, et il y en a beaucoup dedans qui semblent être dehors » (p. 23). La référence exacte se trouve dans le traité sur le baptême (De baptismo, livre V, 27-38. BA 29, page 397) : « Dans cette ineffable science de Dieu, beaucoup de ceux qui paraissent au dehors sont au dedans et beaucoup de ceux qui paraissent au dedans sont au dehors. » Benoît XVI commente ainsi : « En matière de foi, d’appartenance à l’Eglise catholique, intérieur et extérieur sont mystérieusement entrelacés » (p. 23). Il ne faut donc pas s’en tenir aux apparences. On retiendra ici deux prises de positions qui ont rapport à l’Eucharistie : la participation à l’Eucharistie (p. 195) et le refus de l’ordination des femmes (p. 197-198).
L’Eucharistie n’est pas un quelconque rite social
Peter Seewald : Le fait que seuls les catholiques sont autorisés à participer à l’Eucharistie est ressenti comme une exclusion et même, parfois, comme une discrimination. On ne peut pas parler, dit-on, d’une unité des chrétiens si l’on n’est même pas disposé à célébrer ensemble, devant l’autel, le legs que nous a laissé Jésus. Que dit le pape à ce propos ?
Benoît XVI : L’Eglise catholique n’est pas seule dans ce cas. Toute l’orthodoxie mondiale enseigne que seul celui qui appartient entièrement à l’Eglise, dans la foi, peut recevoir l’Eucharistie. Que ce soit dans le Nouveau Testament ou chez les Pères apostoliques, il est parfaitement clair que l’Eucharistie est l’acte le plus intime de l’Eglise : la vie dans le corps du Christ au sein de la communauté unie. C’est la raison pour laquelle l’Eucharistie n’est pas un quelconque rite social où l’on se rencontre aimablement, mais l’expression de l’Être au cœur de l’Eglise. Elle ne peut donc pas être exonérée de cette condition d’appartenance, tout simplement parce qu’elle est elle-même l’acte d’appartenance lui-même
L’impossible ordination sacerdotale des femmes
Peter Seewald : L’impossibilité de l’ordination des femmes dans l’Eglise catholique a été clairement tranchée par un « Non possumus » du magistère suprême. La Congrégation pour la Doctrine de la Foi l’a clairement fixée sous l’égide de Paul VI dans le document Inter insigniores de 1976, Jean-Paul II l’a confirmée dans la lettre apostolique Ordinatio Sacerdotalis de 1994. Il y déclare littéralement, « en vertu de ma mission de confirmer mes frères », à propos de « la constitution divine de l’Eglise », « que l’Eglise n’a en aucune manière le pouvoir de conférer l’ordination sacerdotale à des femmes et que cette position doit être définitivement tenue par tous les fidèles de l’Eglise ». Les critiques y voient une discrimination. Selon eux, si Jésus n’a pas donné de fonctions de prêtresses à des femmes, c’est uniquement parce que cela aurait été impensable il y a deux mille ans.
Benoît XVI : C’est une absurdité : à l’époque, le monde était rempli de prêtresses. Toutes les religions avaient les leurs, et il était plutôt étonnant qu’il n’y en ait pas dans la communauté de Jésus Christ, ce qui, cela dit, est dans la lignée de la foi d’Israël.
La formulation utilisée par Jean-Paul II est très importante : l’Eglise n’a « en aucune manière le pouvoir » d’ordonner des femmes. Nous ne disons pas : nous ne voulons pas, mais : nous ne pouvons pas. Le Seigneur a donné à l’Eglise une forme, avec les Douze Apôtres puis, à leur suite, les évêques et les presbytres, les prêtres.
Ce n’est pas nous qui avons donné cette forme à l’Eglise : c’est Lui, et elle est constitutive. S’y conformer est un acte d’obéissance, une obéissance peut-être laborieuse dans la situation actuelle. Mais c’est précisément l’important : que l’Eglise montre que nous ne sommes pas un régime arbitraire. Nous ne pouvons pas faire ce que nous voulons. Il y a au contraire une volonté du Seigneur à notre égard, à laquelle nous devons nous tenir, même si c’est laborieux et difficile dans cette culture et cette civilisation.
Par ailleurs, les femmes occupent tant de grandes fonctions significatives dans l’Eglise que l’on ne peut pas parler de discrimination. Ce serait le cas si la prêtrise était une sorte de pouvoir, mais en réalité elle doit être entièrement consacrée au service. Quand on étudie l’histoire de l’Eglise, le rôle des femmes, de Marie à Mère Teresa en passant par Monique, est tellement éminent qu’à maints égards, les femmes ont plus marqué l’image de l’Eglise que les hommes. Pensons seulement aux grandes célébrations catholiques comme la Fête-Dieu ou le dimanche de la Miséricorde, qui sont toutes associées à des femmes. Il y a aussi à Rome, par exemple, une église où l’on ne voit aucun homme, pas un seul, sur aucune des peintures d’autel.
Benoît XVI, Lumière du monde. Le pape, l’Eglise et les signes des temps.
Un entretien avec Peter Seewald
Traduit de l’allemand par Nicole Casanova et Olivier Mannoni
Bayard, 2011. 250 pages.
La tradition orientale, la divine liturgie, par Petar Ljubas – L’Eucharistie, centre et sommet de ma vie, par Monique Giroux.
La tradition orientale, la divine liturgie, par Petar Ljubas
Ceci est mon témoignage personnel concernant la Tradition Orientale dans laquelle je suis entré, dans laquelle je suis né depuis 15 ans en tant que religieux assomptionniste[1] .
On peut se demander dès le départ : Que veut dire Tradition ? Que veut dire une Tradition ?
Avons-nous, simplement en tant qu’être humain, besoin d’une tradition ? Est-ce qu’il est important d’avoir une tradition ? Peut-on vivre sans une tradition ? Ou bien, est-on obligé d’en avoir une ?
De même, nos jugements, nos regards, nos oreilles, notre langue, nos comportements, nos pensées, sont-ils liés à une tradition ?
Si oui, cela veut peut-être dire que nous sommes déterminés, qu’on le veuille ou non, par une tradition. Nous rendons-nous compte de cela, de notre situation ? Ou bien peut-on penser que notre tradition est un tout et que tout le monde doit y entrer, sinon ils sont rejetés, ou bien c’est la guerre, ou bien c’est le mépris ? Il n’y a alors que notre tradition qui est vraie et toutes les autres ne valent rien.
Mais peut-on être quelqu’un sans une tradition ? Peut-être est-ce la tradition qui nous donne notre identité ?
Mais il y a aussi une autre difficulté : être lié à une tradition ne nous enferme t-il pas ? Dans le monde, dans un pays, dans une ville ou même dans une famille, il y a différentes traditions. Alors, comment s’en sortir ?
Peut-on changer de tradition ? Si oui, comment, quel est le chemin ? Est-ce que du jour au lendemain on peut se dire : « allez, je vais changer de tradition » ? Quels sont les chemins pour changer ? Qui prend part à ce changement : la radio, la télévision, internet, une nouvelle religion, des étrangers, la philosophie… et encore beaucoup d’autres choses ?
Qu’est-ce qui peut me provoquer à changer de tradition ? Cela peut être un proche que j’aime, et quand on aime on accepte plus facilement les choses.
Faut-il faire un mélange des traditions ? Qu’est-ce qu’une bonne ou une mauvaise tradition ?
Dans la vie religieuse nous avons aussi différentes traditions. Est-ce que cela nous enferme ou bien nous ouvre ?
Cet article porte le titre de « la Tradition Orientale ». Mais qu’est-ce que cela comprend ? La frontière de cette tradition n’est pas tout à fait claire. Que veut-on dire par « Tradition Orientale » ?
En gros, on peut dire qu’il s’agit de la Tradition Byzantine. Il s’agit des pays où cette tradition a été vécue pendant des siècles – depuis presque les origines du christianisme
La divine liturgie
L’importance de la « vie spirituelle »
Dans tout cela il me semble important de voir quel esprit nous mène, quel esprit agit en nous. De fait, c’est à partir de l’esprit qui est en nous, qui s’est installé en nous, que nous regardons, écoutons, parlons, faisons des gestes. C’est lui, cet esprit qui est en nous, qui nous mène. Et la première question est : quel est cet esprit qui est en moi et qui me conduit dans ma démarche, dans ma réflexion, dans mon intelligence, dans mon regard sur l’autre ? C’est là que l’on peut découvrir quelle tradition s’est installée en nous.
Cette question nous amène à nous demander : comment est notre vie spirituelle ? Qu’est-ce que cela veut dire : vie spirituelle ? Est-ce qu’il y a une autre vie qui n’est pas spirituelle ? Est-ce que cette vie spirituelle existe ou bien est-ce moi qui l’ai inventée ? Ou bien n’ai-je jamais entendu parler de cette vie ? Ou bien cela ne m’intéresse pas ; j’ai peut-être d’autres soucis.
Si cette vie spirituelle existe, où se trouve-t-elle ? Où pourrais-je la rencontrer ? A la maison, dans la rue, au marché, dans le café, dans l’Église, dans la nature ou ailleurs ? Où puis-je la chercher, où puis-je la trouver ?
Encore quelques questions. Si cette vie spirituelle existe, alors combien de temps prend-elle ? Une ou deux heures ? Toute la journée ou la nuit, ou bien seulement quelques minutes par semaine ? Si elle ne prend pas toute ma vie, qu’est ce qui alors prend le reste de ma vie ? Qu’est-ce qui la mène ? Toute notre vie est seulement constituée de notre vie corporelle ? Que signifie une vie corporelle ?
Mais peut-il exister une vie humaine sans l’esprit ?
Il nous faut maintenant essayer d’avancer un peu plus dans cette question. Une vie spirituelle, ne signifie-t-elle pas que je dois avoir un comportement spirituel, des pensées spirituelles, un manger spirituel, des désirs spirituels, des relations spirituelles, une intelligence spirituelle, un corps spirituel ; des paroles spirituelles, des yeux spirituels, une langue spirituelle, des mains et des pieds spirituels ? Ceci est très important, car c’est de cela que dépend l’esprit que je vais introduire dans le milieu où je vis.
Que signifie cela ? Cela signifie que tout notre corps, son mouvement et son attitude, vont exprimer notre situation spirituelle. Il est très important de se le rappeler parce que le corps témoigne de la situation spirituelle dans laquelle je me trouve.
Pour qu’une vie soit conservée, il faut qu’elle se nourrisse. Et ici il y a la question : avec quoi je nourris ma vie spirituelle ? Si je ne la nourris pas, elle va mourir. Mais il faut aussi que je fasse attention à la qualité de la nourriture. Tous les produits ne sont pas bons pour cette vie spirituelle. Est-ce que je ne prends pas des mauvais produits qui me rendent la vie spirituelle difficile ?
L’Esprit Saint dans la tradition orientale
Ce qu’il faut souligner, c’est le rôle très important de l’Esprit Saint dans la Tradition Orientale. En ne connaissant que la Tradition Latine, jusqu’à mon arrivée dans la Tradition Orientale, le rôle de l’Esprit Saint ne me paraissait pas très évident. Je dirais même que j’oubliais facilement son rôle dans la Sainte Trinité et son agir dans le monde, et cela sans m’en rendre compte. C’est seulement en rentrant dans la Tradition Orientale que j’ai découvert l’Esprit Saint et son rôle très important, son influence. On peut peut-être se demander pourquoi dans la Tradition Latine son rôle reste un peu dans l’ombre ? D’où cela provient-il ? Pourquoi a-t-on facilement oublié son action dans le monde et dans l’Église ?
Dans la Tradition Orientale, la Divine Liturgie, la prière des heures et d’autres prières commencent toujours par la prière à l’Esprit Saint. Voici cette prière :
« Roi céleste, Consolateur, Esprit de vérité, partout présent et remplissant l’univers, trésor de grâce et donateur de vie, viens et demeure en nous, purifie-nous de tout péché, et sauve nos âmes, ô Dieu de bonté. »
La nourriture de notre vie spirituelle est la prière : personnelle et communautaire. Et le fondement de la prière est la liturgie, la Divine Liturgie, comme on dit en Orient. Ceci veut dire que la vie spirituelle ne peut se développer qu’à partir de la Divine Liturgie, suivie de la prière personnelle et communautaire, et cela va transformer notre vie quotidienne et lui donner un nouveau sens.
Ceci veut dire que la Divine Liturgie doit être au centre de notre attention, de notre vie. Elle doit devenir la nourriture de notre esprit, de l’esprit qui nous inspire, qui nous garde dans la vie. Elle doit être au centre de nos relations et de nos rapports, et nous guider dans tout ce que nous vivons.
On voit beaucoup de gens de la Tradition Latine qui disent en rentrant dans une église de rite oriental : pourquoi toutes ces images ? Pourquoi ces liturgies qui ne finissent pas ? Pourquoi y-a-t-il ce mur entre le prêtre et les fidèles ? Notre liturgie latine est plus simple et proche des gens. Certainement, il y aura encore beaucoup d’autres remarques. Peut-être que vous vous êtes aussi posé les mêmes questions. Mais pourquoi, dans les pays de la Tradition Latine, parler de la Tradition Orientale ? Est-ce que cela nous concerne ?
Tout cela témoigne qu’on reste toujours à l’extérieur. ¬¬Il est toujours difficile de faire ce passage de l’extérieur vers l’intérieur. L’intérieur reste un inconnu. Comme notre propre intérieur nous reste inconnu. Et souvent nous avons peur d’y entrer, n’est-ce pas? Pourquoi cela? Pourquoi ce sentiment ? Pourquoi cette crainte ?
Ma découverte de la tradition orientale
Si je dis tout cela c’est que c’était aussi ma vision des choses avant de venir en Bulgarie, avant de m’ouvrir à cette autre spiritualité. Et je vois maintenant combien elle m’a ouvert les yeux, combien elle a ouvert un grand horizon devant moi. En découvrant cette spiritualité orientale, que je continue à découvrir, je peux dire que j’ai compris ce que veut dire « respirer avec les deux poumons » dont nous parlait le pape Jean-Paul II. En rentrant dans cette Tradition je n’ai pas trahi la mienne, mais au contraire, j’ai approfondi la Tradition dans laquelle je vivais jusqu’à présent.
Ce qui compte en premier, c’est d’avoir un esprit bien disposé, de s’ouvrir sans préjugés ni comparaisons, et de se laisser prendre par elle. Lorsqu’on se laisse prendre par quelque chose on oublie le temps, on ne regarde plus sa montre. Et lorsqu’on est devant Dieu, lorsqu’on est pris par l’Esprit Saint, la notion du temps est en retrait. Il est intéressant de remarquer que dans l’Orient on dit de la liturgie qu’elle est Divine: la Divine Liturgie.
Cela voudrait dire, peut-être, que le principal acteur dans la liturgie est Dieu, Lui-même. C’est Lui qui fait tout pour nous à travers son Fils et son Esprit Saint.
Dans les Eglises orientales il y a une iconostase. Vous avez déjà vu peut-être cela dans une église orientale ou bien dans un film. Cette iconostase crée une séparation. Séparation, entre quoi et quoi, entre qui et qui?
L’iconostase est-elle vraiment une séparation? Peut-être que cela dépend du regard que l’on porte sur elle.
Sur cette iconostase il y a des visages. Mais le visage peut-il faire une séparation? Bien sûr, lorsque nous n’aimons pas quelqu’un nous supportons difficilement son visage. Regarder un visage dépend de ce que l’on cherche, de ce que l’on voit derrière lui. A première vue ces visages d’iconostase ont des visages humains. Mais il y a plus. Ce sont des visages humains illuminés par le divin. Ils ne bloquent pas notre regard, n’attirent pas l’attention sur eux-mêmes, mais prolongent notre regard. A travers eux nous devinons une vie du ciel, une vie avec Dieu. Ce sont donc des visages humains qui nous rapprochent de la vie de Dieu.
Il y a aussi une porte au centre de l’iconostase. Cette porte est le lieu de communication. Si elle est fermée, elle coupe la communication ; si elle est ouverte, elle permet un échange, on peut passer à travers, rejoindre l’autre côté.
Cette porte par laquelle seul le prêtre passe s’appelle, dans la Tradition Orientale, la « porte royale » et représente le lieu de communication entre le ciel et la terre. D’un côté de l’iconostase est le ciel et de l’autre la terre. Peut-être cela voudrait dire d’une part que la communication entre les deux existe parce qu’il y a une porte, un passage, mais d’autre part cela voudrait dire, qu’on ne peut pas avoir la mainmise sur l’Autre ni exercer sa domination sur Lui. L’Autre, c’est-à-dire Dieu, nous échappe. Il est près de nous, on peut communiquer avec Lui, mais en même temps Il est à distance de nous, Il nous échappe, Il nous dépasse.
Il me semble que c’est autour de cette question que se situe la compréhension de la liturgie orientale. Dieu est grand, et si je pe
ux dire, « incompréhensiblement » grand. Alors, quelle est la conséquence de cette situation pour l’homme?
Si l’homme accepte l’incompréhensibilité de Dieu, cela suppose qu’il reconnaît sa petitesse, qu’il n’est pas tout-puissant, qu’il dépend d’un Autre, qu’il est pécheur. Mais l’homme d’aujourd’hui peut-il reconnaître sa petitesse ? Peut-il accepter qu’il soit pécheur? Ne se sent-il pas très grand et très puissant? Sa raison ne veut-elle pas tout dominer, tout expliquer? Même Dieu est explicable.
Il me semble que le cœur de la liturgie orientale se situe justement là. Elle nous découvre la grandeur de Dieu et l’état pécheur de l’homme. Dieu seul, en s’abaissant, peut nous sauver. C’est pourquoi pendant cette liturgie on se sent dans la proximité de Dieu, près de Sa Sainteté ; on est dans la Divine Liturgie.
Liturgie de la Parole de Dieu
Maintenant, on peut entrer dans la liturgie même. Elle a la même structure que la liturgie latine. Mais peut-être avec certains accents plus forts.
La première partie est considérée comme la liturgie des catéchumènes. Ici l’accent est mis sur la Parole de Dieu. Elle ressemble dans sa structure à la liturgie des fidèles qui forme la seconde partie. Avec la Parole de Dieu se déroule le même processus qu’avec le Pain et le Vin de la liturgie des fidèles. Les fidèles vont communier au Corps et au Sang du Christ, les catéchumènes communient à la Parole du Dieu.
La Parole de Dieu (Evangéliaire) va être portée par le prêtre dans la Petite Entrée. (il faut dire aussi que l’Evangéliaire reste toujours sur l’autel; il ne le quitte jamais, comme le Corps du Christ dans le tabernacle). Devant cette Parole de Dieu, au prêtre qui dit : « Sagesse. Debout », l’assistance répond : « Venez, adorons, prosternons-nous devant le Christ; Fils de Dieu, admirable dans les saints, sauve-nous qui Te chantons : Alléluia! »
Pour se préparer à entendre la Parole de Dieu l’assistance chante le Trisagion, c’est-à-dire la Sainteté de Dieu en disant: « Dieu Saint, Saint Fort, Saint Immortel, prends pitié de nous ». Après cela, avec l’écoute de l’Evangile, les catéchumènes vont communier à la Parole de Dieu. Dieu se donne dans la Parole. Jésus Christ, dans l’Evangile de Jean, ne dit pas seulement : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle… » (Jn 6,34) mais aussi : « Celui qui écoute ma parole et croit en Celui qui m’a envoyé, a la vie éternelle… » (Jn 5,24).
Dans notre église de Plovdiv, il y a toujours quelques fidèles qui viennent devant le prêtre qui lit l’Evangile, ils ont la tête courbée pendant la lecture. A la fin, lorsque le prêtre a terminé la lecture, ils baisent l’Evangéliaire. Cela représente aussi cette communion à la Parole de Dieu. Ce qui veut dire que l’écoute de la Parole de Dieu est une sorte de communion.
L’offrande du Pain et du Vin
La deuxième partie de la liturgie commence, après une prière de préparation, avec ce qu’on appelle la Grande Entrée. C’est le moment où le prêtre porte le pain et le vin à travers l’assemblée et les présente à l’évêque qui les pose sur la sainte Table. Dans cette « montée » vers le Sanctuaire il y a les offrandes de tout le peuple. Le Pain et le Vin, offerts au nom de tout le peuple, signes du Corps et du Sang du Christ, présentent la montée de Celui-ci au Golgotha. C’est là qu’on évoque les paroles du Bon Larron : « Souviens-toi de moi Seigneur quand tu entreras dans Ton Royaume ». A travers ces dons tous les fidèles s’offrent « en offrandes vivantes, saintes et agréables à Dieu » (Rm. 12,1).
Il faut dire que dans la Tradition Orientale, l’autel présente le tombeau du Christ. Lorsque le prêtre dépose les dons, il les couvre avec une petite nappe qui présente le suaire (linceul). On y dépose le Christ, et avec l’action de l’Esprit Saint, lorsque le prêtre, pendant le Credo, va prendre en main ce suaire et le lever en l’air, il présente la descente de l’Esprit Saint qui donne la vie à ces dons.
Maintenant, tout est prêt pour l’anaphore (c’est un mot grec qui veut dire: offrande, présentation vers le haut). C’est la prière centrale de la Divine Liturgie, prière de « remerciement » (en grec, « eucharistia »).
Elle est faite en trois parties. La première partie est une prière de remerciement pour la création s’adressant au Père (elle correspond, si l’on peut dire, à la préface dans la liturgie latine). La deuxième partie est un mémorial reconnaissant (« anamnèse ») de l’œuvre libératrice du Fils (elle correspond aux paroles de consécration). Et troisième partie une invocation (« épiclèse ») pour la descente de l’Esprit Saint. Tous ces remerciements font que la Divine Liturgie est une eucharistie: un merci adressé à la Sainte Trinité. (A ce propos, vous allez remarquer que pendant toute la liturgie les prières se terminent par une louange à la Sainte Trinité.
Chaque fois qu’un membre de la Sainte Trinité est nommé, il y a derrière lui, ou avec lui l’action des deux autres). Il faut souligner aussi l’importance de l’Esprit Saint dans la liturgie orientale. C’est dans l’épiclèse que se termine la consécration. C’est l’Esprit Saint qui rend effectives les paroles du Christ: ceci est Mon Corps, ceci est Mon Sang. Comme dit la catéchèse orthodoxe intitulée « Dieu est Vivant » :
« Il faut que ce même Esprit qui rendit la Parole présente dans le sein de Marie le jour de l’Annonciation et dans le sein de l’Eglise le jour de la Pentecôte la rende présente dans le sein de l’Assemblée eucharistique aujourd’hui. C’est par cette présence du Verbe que cette assemblée devient Corps du Christ, Eglise. » (page 325).
Ensuite vient la Fraction du Pain qui imite le geste du Christ. Cette fraction est précédée par le Notre Père qui dit l’unité de tous autour du même Père. Et avant de rompre le pain, le prêtre dit : Aux saints les choses saintes. C’est la communion: l’aboutissement, l’accomplissement et la raison d’être de toute la célébration. La catéchèse orthodoxe Dieu est Vivant dit à ce propos:
« Le Dieu fait chair va diviniser leur chair; le Feu immatériel de la divinité – qui, jadis, enflammait le Buisson ardent et qui était descendu sous l’aspect de langues de feu sur l’assemblée des Apôtres – le Feu qui tout à l’heure s’était emparé du Pain et du Vin, va maintenant s’étendre et enflammer les communiants, leurs corps et leurs cœurs, et tous ensemble ils vont chanter : Nous avons vu la vraie Lumière, nous avons reçu l’Esprit céleste, nous avons trouvé la foi véritable; adorons l’indivisible Trinité, car c’est Elle qui nous a sauvés. » (page 329-330)
Suivent, après la communion, quelques prières de remerciement pour cette transformation opérée dans les fidèles:
« Que nos lèvres soient remplies de Ta louange, Seigneur, pour que nous chantions Ta gloire, car Tu nous as jugés dignes de participer à Tes saints, divins, immaculés et vivifiants mystères; confirme-nous dans Ta sainteté pour que, tout le jour, nous méditions Ta vérité: Alléluia, Alléluia, Alléluia. »
Comme on peut le constater, toute la liturgie est débordante du Mystère de Dieu, de la Sainte Trinité et de son action. Elle nous déborde de tous les côtés, nous dépasse. Alors que faut-il faire? Il suffit de se laisser prendre par elle.
Et pour terminer, on peut dire que la Tradition Latine met l’accent sur l’humanité du Christ, et la Tradition Orientale sur sa divinité. Est-ce que à cause de cela que l’on a fait la division ? Peut-on rester fidèle à un Christ déchiré ? Et dans ces conditions peut-on s’appeler encore « chrétiens » ?
L’Eucharistie, centre et sommet de ma vie, par Monique Giroux.
Témoignage de Monique GIROUX, Orante de l’Assomption
Il y a bien longtemps, j’avais écrit ces mots sur le faire-part de mes vœux perpétuels :
« Faire silence en toi, te contempler dans ton mystère d’amour,
Aimer comme tu m’y appelles et devenir prière.
Que ma vie devienne Eucharistie à la louange de ton amour.
Faire silence par toi et pour toi, et apprendre ta volonté de Père aimant.
Je veux vivre ce mystère de vie inscrit en moi, mystère d’amour, d’abandon et d’obéissance que tu vis au plus profond à Gethsémani quand ton heure est venue de passer de ce monde à ton Père, parce que « la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi le seul véritable Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus Christ. Je t’ai glorifié sur la terre en menant à bonne fin l’œuvre que tu m’as donnée de faire », (Jn 17, 3-4). Donne-moi de mener à bien l’œuvre de ma vie orante, œuvre de cette vie de disciple et amie de ton nom, œuvre eucharistique que tu me donneras – j’en ai la certitude en ce jour – d’accomplir de passage en passage ».
Dans notre Règle de Vie des Orantes de l’Assomption, nous lisons : « L’Eucharistie est le centre et le sommet de notre vie, elle est source d’unité ». Pendant bien des années, j’ai participé à l’Eucharistie chaque jour. Récemment, c’est devenu moins quotidien, faute de célébrant chez nous, faute de temps pour aller participer à une célébration eucharistique à 5 km ou plus loin. D’année en année, chaque jour de notre vie, nous continuons à nous succéder en communauté pour adorer silencieusement le Saint Sacrement exposé dans notre chapelle durant l’après-midi. Comme la lumière se coule au matin dans la nature et la réveille en repoussant les obscurités de la nuit, ta vie coule en nous, elle éclaire ce que nous voulons bien regarder en toi.
« La ténèbre n’est pas ténèbre devant Toi, la nuit comme le jour est lumière ».
Ces mots qui m’ont souvent paru contradictoires dans une écoute momentanément réflexive, ce refrain que nous chantons en répons à ta Parole écoutée en assemblée, prend tout son sens dans ces moments de ma vie où je m’expose plus généreusement à sa lumière : devant Dieu, mes ténèbres se dissipent. Quand ta lumière desserre l’étau que je me fabrique à moi-même, cette brèche m’est un passage dans ta vie où, dans l’instant, je veux aller plus avant, par toi et avec toi. C’est l’histoire de Bartimée, un mendiant aveugle. « Me mettre à voir » m’est une grande joie qui m’entraîne plus avant par des chemins d’obéissance à ton nom.
« Restaure en moi un cœur ferme », que plus jamais « je ne fuis devant ta face ».
Je regarde ton immense patience dans ma vie. Tu éclaires pendant des jours ma conscience assoupie, tu viens tirer ma conscience enténébrée vers plus de clarté. Tu rénoves par ta grâce quelque chose de ma propre couleur, celle que tu m’as donnée. A moi de veiller à ne pas m’accrocher à mes scénarios stériles. Il est si bon de vivre en toi, Seigneur. Tu n’attends rien de compliqué, pas « de grands projets qui me dépassent ». Quand je « tiens mon âme égale et silencieuse, comme un tout petit enfant contre sa mère », tout mon être s’apaise. Mes gestes deviennent posés et justes. Je goûte de vivre un rapport paisible au temps, tout cela qui me recrée : ta vie en moi unifie la mienne.
Quand ta lumière réjouit mon âme, rien n’est monotone, rien ne m’ennuie. Hors ta lumière, l’inertie impose sa loi. – Oui, « je veux chanter pour toi, jouer mes hymnes ». Je te reconnais à cette légèreté qui entraîne à chanter et prier. Je te reconnais au désir de partage que j’écoute en moi, au besoin d’être là pour toi du matin au soir. Je te reconnais dans mon regard posé sur toi et non sur moi ! Fais-moi la grâce, Seigneur, d’accueillir tout mouvement qui vient de toi comme le berceau de ta vie où tu nais en moi ; viens, Seigneur, « élargir l’espace de ma tente ».
Je goûte cette respiration profonde de tout mon être qui t’accueille quand mon âme est posée en sa faible densité. Si souvent elle volète… comme plume au vent. Un rien distrait l’âme peu disposée à s’arrêter pour t’accueillir. L’âme se dispose, et toi, tu donnes cette pose intérieure que rien d’extérieur ne distrait. Rien ne peut t’empêcher de te donner, et rien ne peut t’obliger. Tu es, Seigneur, libre comme le vent, et parfois tu nous précèdes en nos gémissements sous le poids de nos journées. Tu es le chemin, la vérité et la vie.
Il y a un temps pour demander et un temps pour recevoir, il y a un temps pour rendre grâces, et ce sont tous ces mouvements de l’âme qui tissent en prière notre relation à Dieu. Dans la foi, chaque jour de notre vie, nous écoutons ta Parole, nous prenons et mangeons ton corps livré pour nous, nous essayons de vivre toute chose en ta présence, et nous te regardons. Jour après jour, année après année, nous essayons de donner nous-mêmes dans ce qui nous est donné à vivre, nous partageons généreusement ou non ce que nous recevons de toi, nous reprenons plus d’une fois, nous partageons encore, nous apprenons à pardonner, désirant livrer un jour à notre tour notre vie toute entière, pour que le monde ait la vie, pour qu’il sache de quel amour tu nous aimes. « C’est à l’amour que vous aurez les uns pour les autres qu’on vous reconnaîtra comme mes disciples ».
« Comment rendrais-je au Seigneur tout le bien qu’Il m’a fait ? »
Tout notre être t’appartient. Nos talents, notre vocation, nos amis, nos rencontres, les événements de notre vie, il n’y a rien que nous n’ayons reçu de toi. Pourtant le partage et la communion ne vont pas de soi. Il n’est même pas rare en communauté de tracer une frontière entre les « bons » et les « pas bons », entre ceux qui « ont tort » et ceux qui « ont raison ». Et les alliances entre nous se font et se défont. C’est difficile d’éviter la partialité, c’est difficile de veiller comme nous y invite Saint Pierre : « Soyez sobres, veillez. Votre partie adverse, le diable, comme un lion rugissant, rôde, cherchant qui dévorer », (1P 5, 8.) Dans la foi, nous revenons chaque jour à la même table liturgique, à la même table eucharistique, à la même table au réfectoire. Bon an mal an, nous nous approchons de la même table pour vivre le partage et la communion. Et de jour comme de nuit, ton Esprit est à l’œuvre.
Écouter ta Parole, accueillir tes mots qui disent la vie à choisir, le chemin à suivre… Toi, le Verbe de Dieu, tu nous parles par la bouche du lecteur, tu nous parles par la bouche du prêtre qui célèbre l’Eucharistie. Toi, Jésus ressuscité, tu nous es présent sous l’humble apparence de notre humanité. Pour nous, le prêtre va rompre le pain et bénir la coupe et nous les partager. Pour Dieu, pour nous, le prêtre a consacré toute sa vie pour que Dieu lui-même puisse se donner encore et pour toujours dans l’aujourd’hui de notre vie.
Prenez et mangez, ceci est mon corps, prenez et buvez, voici mon sang.
Jésus nous invite à sa table. Dans la foi, nous recevons de lui sa vie, et nous grandissons mystérieusement à sa vie filiale. Jésus nous conduit au Père, notre Père. Dans chaque assemblée, nous redisons cette prière enseignée par Jésus à ses disciples : « Notre Père ». Il y a dans ces mots tout un mystère de vie auquel nous adhérons progressivement. C’est un chemin qui modèle imperceptiblement notre être, parce que « nous devenons ce que nous recevons ». Rien d’automatique. Tout ce que nous choisissons de lire, de regarder, d’écouter, de manger, tout cela est nourriture ou non pour la vie. Il y a bien des nourritures que nous aimons et qui nous empoisonnent. Les médias nous offrent des nourritures qui trop souvent nous attirent vers l’extérieur. L’intériorité n’est pas facile d’accès. Le Verbe de Dieu nous attend au cœur de notre être et il nous revient de le laisser naître et grandir en nous.
Le pain et le vin eucharistiques sont l’humble nourriture de notre vie de foi. La vie sacramentelle tisse comme un lien organique entre Dieu et son peuple. Partager un repas, communier, prier, ne peut pas se réduire à une habitude, à un acte extérieur à nous, parce que c’est une relation où l’accueil de la vie relève de notre attitude de foi, et c’est là tout notre choix. Saint Luc nous rapporte la réponse de la Vierge Marie à l’Ange Gabriel. Sa foi est inconditionnelle, parce que Marie s’est laissée saisir dans la lumière de Dieu. Toute notre vie de prière, communautaire ou non, ne nous conduit-elle pas progressivement à dire « oui » dans la foi, et renoncer à tout ce qui nous retient pour mettre vraiment nos pas dans les pas de Jésus et devenir ses disciples.
« C’est à l’amour que vous avez les uns pour les autres qu’on vous reconnaîtra comme mes disciples ».
C’est à cet amour que doucement nous grandissons. C’est un étonnement quand on commence à trouver nécessaire de diminuer… pour que Jésus trouve en nous sa place. La nourriture eucharistique, l’écoute de sa Parole, la purification du cœur, la vie fraternelle, la grâce du pardon, sont les chemins d’intériorité qui m’entraînent, un peu à ma façon et bien plus à la sienne, à devenir membre de son corps pour la vie du monde. C’est cette joie secrète à devenir Eucharistie à la louange de son amour.
O Seigneur notre Dieu, à l’abri de tes ailes
espérons, et protège-nous et porte-nous !
Tu nous porteras, tu nous porteras tout petits encore,
et jusqu’aux cheveux blancs tu nous porteras,
car lorsque tu es notre fermeté, alors elle est fermeté,
mais quand elle est de nous, elle est infirmité.Près de toi vit toujours notre bien,
et c’est pour en avoir quitté la route
que nous avons fait fausse route.Revenons désormais, Seigneur, à cette route
pour éviter notre déroute,
parce que près de toi vit sans défaillance
notre bien, que tu es toi-même. (Conf., IV, 16, 31).