- TD43.033
- CONVERSATIONS [A ROME]
- [Chez le P. Ventura, le 24 octobre]
- Orig.ms. BJ 1; T.D. 43, pp. 32-34.
- 1 CATHOLICISME
1 ERREURS MENAISIENNES
1 PENSEE
1 PHILOSOPHIE MODERNE
1 PROTESTANTISME ADVERSAIRE
1 RELIGIONS ADVERSAIRES
1 SENS
2 LAMENNAIS, FELICITE DE
2 VENTURA, GIOACCHINO - 24 octobre 1834
- Rome
24 octobre. V[entura].
M[oi]. Permettez-moi, mon Père, de vous faire une observation sur ce que vous dîtes l’autre jour que l’erreur de M. de la M[ennais] était d’avoir tout ôté à la raison, et d’avoir confondu dans les opérations de l’âme la perception du [= et le] jugement. Il me semble que toutes les fois que je perçois une chose, je suis invinciblement impressionné. Il n’y a pas, il ne peut pas y avoir erreur dans cette impression involontaire. Mais quand j’affirme que j’éprouve telle ou telle sensation, il peut y avoir erreur dans mon jugement.
V[entura]. Jamais. Autre chose est d’exprimer ce que vous éprouvez, autre chose est de conclure quelque chose de ce que vous éprouvez. Quand tout le monde viendrait vous dire que le sucre est doux, s’il fait par une disposition maladive une impression d’amertume sur votre gosier, on ne pourra jamais vous faire dire que le sucre vous fait une impression de douceur. De plus, quand même tout le genre humain vous dirait que le sucre est doux, vous auriez le droit de dire: Il est amer pour moi. Ce n’est pas tout. Vous devriez, en voyant que tout le monde trouve le sucre doux, conclure que votre palais est affecté de quelque mal qui l’empêche de juger des goûts et conclure par conséquent que vous jugez mal; mais il n’en serait pas moins vrai que vous avez eu une sensation d’amertume. Or voilà précisément l’avantage du sens commun ainsi expliqué, c’est de laisser à la raison tous ses droits, mais de se présenter pour rectifier ses erreurs. Voilà ce que fait l’Eglise avec le chrétien. Elle lui enseigne la vérité, lui laisse la liberté de se développer dans les choses d’opinion, sauf à le reprendre s’il s’égare. L’homme est formé par la société, dans laquelle est le dépôt des vérités nécessaires à l’existence. L’homme s’exerce librement dans le cercle des opinions humaines, mais s’il tombe dans quelque écart, il est averti par le sens commun.
Par ce moyen la raison humaine se développe, et l’on répond à l’objection invincible sans cela, que l’on a justement portée contre M. de la Mennais, lorsqu’on l’a accusé de s’ôter les moyens d’établir une affirmation. Car si vous dites à l’homme: « Vous n’êtes sûr de rien; vous ne savez si vous veillez, si vous dormez »; on lui répond: Mais comment le saurai-je davantage avec le sens commun? Et je ne sais ce qu’il y a à répondre. Il faut donc établir dans la raison la faculté de percevoir, d’avoir la certitude de ses perceptions, de constater ses perfections, sauf à les rectifier par la règle du sens commun. Quant aux grands faits sur lesquels repose l’édifice de la foi, il est bien reconnu que l’homme n’erre pas en reconnaissant qu’il en est affecté.
Pour moi, plus j’approfondis mon système du milieu, plus je le trouve exact. Voyez un peu. Il y a trois sortes de religions, auxquelles les autres aboutissent: l’idolâtrie ou la religion dans laquelle l’autorité commande sans admettre d’examen; le protestantisme, dans lequel la raison en dernière analyse est maîtresse de croire ou de ne pas croire; et le catholicisme, où le précepte de la foi est légitimement combiné avec la liberté de l’esprit. A ces trois systèmes religieux correspondent trois systèmes philosophiques. Toute certitude en dernière analyse se résume dans un système de certitude. Or trois systèmes se partagent la certitude. Le système qui accorde le droit de tout affirmer à l’homme seul, c’est le rationalisme matérialiste ou idéaliste; celui qui impose à la raison l’obligation absolue de croire sans lui donner le droit de concourir à l’acquisition de la liberté, c’est le système de M. de la M[ennais]; et le système qui unissant la liberté de la raison avec l’autorité universelle laisse à la raison la possibilité de savoir ce qu’elle croit, et laisse à l’autorité le soin de lui imposer sa croyance. Même application au système politique. C’est entre l’anarchie et le despotisme qu’il faut placer la force du pouvoir et la liberté du sujet.