- TEXTES AYANT TRAIT AU COLLEGE DE NIMES|DISCOURS DE DISTRIBUTION DES PRIX
- LA VIE CHRETIENNE.
DISCOURS PRONONCE PAR LE R.P. D'ALZON. - Maison de l'Assomption, Distribution des prix, 31 juillet 1866, p.5-20.
- Orig.impr. DV 8.
- 1 ANNONCIATION
1 ATHEISME
1 AUGUSTIN
1 BAPTEME
1 BONHEUR
1 CHRISTIANISME
1 DOCTRINE CATHOLIQUE
1 EDUCATION
1 ENFANTS
1 ENFANTS DE DIEU
1 ENSEIGNEMENT DES SCIENCES
1 ENSEIGNEMENT SECONDAIRE
1 ESPRIT CHRETIEN DE L'ENSEIGNEMENT
1 LUTTE CONTRE LE MONDE
1 MERE DE FAMILLE
1 MISERICORDE DE DIEU
1 PARENTS D'ELEVES
1 PECHE ORIGINEL
1 PELERINAGES
1 PLAN DE DIEU
1 REVOLTE
1 SAINTETE
1 VERITE
2 ANTOINE, SAINT
2 ATTILA
2 BEAUMONT, ELIE DE
2 DAVID, BIBLE
2 DUMAS, JEAN-BAPTISTE
2 FORTOUL, HIPPOLYTE
2 GABRIEL, SAINT
2 GREGOIRE VII, SAINT
2 JEAN CHRYSOSTOME, SAINT
2 JOB, BIBLE
2 LEON I LE GRAND, SAINT
2 LOUIS, SAINT
2 MACCABEES
2 MONIQUE, SAINTE
2 PAUL ERMITE, SAINT
2 PHILIPPE LE BEL
2 PIE IX
2 PLANTIER, CLAUDE-HENRI
2 POINSOT, LOUIS
2 SALOMON
3 AFRIQUE
3 ALLEMAGNE
3 AVIGNON
3 CARTHAGE
3 CHINE
3 CONSTANTINOPLE
3 FRANCE
3 HIPPONE
3 MILAN
3 NIMES
3 POLOGNE
3 ROME
3 SIBERIE - 31 juillet 1866
Messieurs,
Lorsqu’un père vient nous confier son fils, il se propose un but sans doute. Le bonheur de cet enfant, sur la tête de qui reposent ses plus douces espérances, tel est le terme de l’éducation qu’il vient nous demander pour lui. Il veut que nous lui tracions la voie du bonheur; et si nous pouvons craindre que notre faiblesse personnelle ne nous permette pas toujours de réaliser une oeuvre si difficile, nous devons croire cependant, de toute l’énergie de notre foi, que c’est à nous seuls, c’est-à-dire aux vrais chrétiens, aux prêtres, aux religieux, qu’appartient le droit de conduire les hommes, par l’éducation, à ce véritable bonheur qui ne connaît ni les limites de l’espace ni les bornes de la durée, à ce bonheur immense, éternel, dont Dieu est le principe, le moyen et le terme.
Je sais que, par le temps qui court, il faut une certaine hardiesse pour jeter à travers le monde cette vérité dure au grand nombre: les religieux, les prêtres, les vrais chrétiens peuvent seuls résoudre le problème du bonheur pour l’humanité; et l’Eglise dont ils sont les ministres ou les enfans, possède seule le secret de l’enseignement par où les hommes peuvent atteindre une pleine et immuable félicité.
En m’exprimant ainsi, n’ai-je pas l’air de formuler un paradoxe ?
On admet bien, en effet que le seul bonheur de l’homme est celui qui, aussi grand que son coeur, donne une pleine satisfaction à ses désirs, remplit toutes les profondeurs de son être et ne peut lui être ravi par le temps. Mais on n’admet pas aussi facilement que la seule éducation capable d’initier l’enfant à ce bonheur soit celle que donnent les religieux, les prêtres, les vrais chrétiens. C’est que les conséquences de ce principe sont sans doute trop nombreuses, trop surprenantes, trop désagréables pour ne pas exciter l’étonnement, je dirais presque le scandale de tous ceux qui, ayant le malheur de ne pas croire ou de ne pas réfléchir selon les principes de la foi, placent le but de la vie ailleurs qu’en l’unique possession de Dieu.
J’espère cependant porter dans vos esprits la conviction de ce que j’affirme, si je vous expose rapidement, selon la doctrine catholique, le plan de Dieu pour fournir à l’homme, à l’humanité entière, le moyen d’atteindre au bonheur. Or, l’ensemble de ces moyens se résume en deux mots: la Vie chrétienne. Parlons donc de le vie chrétienne, au point de vue du bonheur. Vous voudrez bien remarquer que, si la vie chrétienne a seule le secret du bonheur, c’est dans le christianisme, et non ailleurs, qu’il faut aller chercher les initiateurs à cette vie, dont les résultats sont d’une si haute importance.
Et tout d’abord, qu’est-ce que la vie chrétienne ? C’est, dirons-nous, l’ensemble des idées et des actes par lesquels l’homme correspond aux moyens que Dieu lui offre de devenir heureux.
Sans tomber dans le lieu commun, il est bien permis de dire que l’homme aspire au bonheur. Il y aspire d’un désir inextinguible, ardent; c’est la faim, la soif de son esprit et de son coeur. Le bonheur, le bonheur! Voilà le dernier mot de ses moindres mouvements, de sa pensée la plus inconsciente, de ses plus intimes comme de ses plus invincibles sentimens. Et pourtant je cherche autour de moi, je ne trouve aucun homme entièrement heureux. Tous poursuivent je ne sais quel fantôme, nul ne l’atteint; et, depuis les plaintes de Job sur son fumier de douleur, le gémissement de l’humanité abandonnée sur la terre est un long murmure, entre les illusions évanouies et les espérances trompées. Dieu est-il donc assez cruel pour avoir attaché le désir du bonheur aux flancs de l’humanité, comme le vautour du Titan afin de le dévorer, jusqu’à la fin des siècles, dans une étreinte toujours plus désespérée ?
Oui, c’est là le grand, le terrible problème. Si Dieu est bon, pourquoi jeter la vie de l’homme dans les larmes et les tortures ? et s’il n’est pas bon, s’il est cruel, il n’est pas. Et voilà le spectre de l’athéisme se dressant sur les ruines immenses formées par les longues générations de l’humanité, vouées à une irrémédiable douleur. On peut arriver jusques-là, jusqu’à la négation de Dieu, si le terme du bonheur est borné à la terre, s’il ne faut pas chercher plus haut.
Rassurons-nous, Dieu est; il est bon d’une bonté infinie, il a créé l’homme capable, par un acte libre, de devenir plus heureux encore et pour toujours. Si l’homme a repoussé le don de Dieu, s’il s’est écarté de sa voie, si volontairement il s’est séparé de la source du vrai bonheur, qu’il n’en accuse pas Dieu, qu’il n’en accuse que lui-même! Ce n’est pas Dieu, c’est lui qui s’est volontairement, librement précipité dans le malheur. Et dès-lors est-ce la faute de Dieu, si l’homme déchu n’a eu qu’une postérité déchue comme lui ?
Et pourtant cette postérité se relèvera, non par elle-même, mais par un prodige de bonté divine. On verra Dieu forcer, pour ainsi dire, l’humanité d’accepter le bonheur; de telle sorte que, si elle le repousse, elle n’aura le droit d’accuser ni Dieu ni son premier père, mais uniquement elle seule.
L’homme, en s’écartant de Dieu, avait accepté, avec la révolte, le désordre; avec le désordre, la souffrance; et, au terme de la révolte et de la souffrance, la mort; la mort du corps, ce grand désordre qui sépare le corps de l’âme, et la mort de l’âme, ce désordre bien autrement grand, qui sépare l’âme de Dieu. Mais voici la bonté, la miséricorde! Dieu veut que l’homme vive éternellement. Pour rétablir l’union brisée entre l’âme et Dieu, entre le corps lui-même et Dieu par l’âme, il prendra son Fils, son Fils unique, Dieu comme lui, il lui donnera une âme et un corps; et il sera dit de ce Fils de Dieu, qui est sa Parole, son Verbe, que le Verbe s’est fait chair. Comprenez bien, autant qu’il est possible, un « Dieu fait chair »! Et pourquoi ? Pour imprégner de sa vérité, de sa sainteté, et, par sa vérité et sa sainteté, revêtir de son bonheur et de sa gloire l’humanité transfigurée. De telle sorte que si, sans aller plus loin, vous voulez savoir à quel degré la vie que le Fils de Dieu est venu apporter sur la terre donne le bonheur, je puis vous répondre: La mesure selon laquelle l’homme se laisse ici-bas imprégner de vérité et de sainteté est la mesure selon laquelle il sera inondé de gloire et de bonheur, dans la vie éternelle en Dieu.
La vérité et la sainteté, telles sont les deux initiatrices divines au vrai bonheur. La vérité et la sainteté, telles sont les deux pierres fondamentales de la vie chrétienne. La vérité et la sainteté, tel est le double et unique but de cette éducation divine, dont les religieux, les prêtres, les vrais chrétiens possèdent seuls et seuls peuvent posséder le secret.
Jésus-Christ est venu apporter la vérité et la sainteté sur la terre; et, à ce point de vue, il est le grand précepteur de l’humanité; mais, en dilatant par sa doctrine le coeur de l’homme, il l’a rendu capable de ce bonheur immense qui, comme un torrent impétueux, du coeur de Dieu se précipite avec son amour dans le coeur de l’homme, pendant les siècles éternels et au-delà. Voilà le but de la vie chrétienne; et l’ambition des maîtres chrétiens est de mener jusques-là.
Mais peut-être me suis-je trop longtemps arrêté aux pensées exclusivement philosophiques. Me permettrez-vous d’envisager mon sujet sous un aspect plus facile à saisir ? « Comment s’accompliront ces merveilles » ? demandait une Vierge à l’Envoyé céleste qui lui annonçait sa maternité divine.
Comment, après avoir donné la vie à ce petit être, dont les yeux s’ouvrent à peine à la lumière, lui donnerai-je le bonheur que mon coeur lui souhaite ? dit une mère en contemplant le berceau où repose son nouveau-né.
Comment ? écoutez! L’Ange avait répondu à Marie: « Le Saint-Esprit descendra en vous, et la vertu du Tout-Puissant vous couvrira de son ombre ». Et un Dieu s’était fait homme. L’Eglise répondra à la mère anxieuse de la destinée de son fils: « Le même Esprit qui a formé la nature humaine du Sauveur formera, dans ton fils, un être nouveau; il sera enfanté à une vie nouvelle; et celui qui était enfant de colère deviendra le fils de Dieu, et Dieu se chargera de son bonheur ».
Le voilà donc entré dans un nouveau monde, le monde de la vérité, de la sainteté, afin qu’il puisse entrer un jour dans le monde du bonheur et de la gloire.
Me fais-je illusion, Messieurs, lorsque je dis que la doctrine catholique sur le bonheur est tout ce qu’il y a de plus sublime; et que, ne fût-elle q’un rêve, ce serait de tous le plus magnifique, un rêve tel que la pensée humaine n’eût pu seule l’inventer ?
Or, Messieurs, si ce que je dis n’est pas un rêve, mais une vérité de foi, pour des chrétiens comme vous l’êtes; et si cela a toujours été parmi vous comme une joie traditionnelle que celle dont jouissent vos familles croyantes, quand, après avoir quitté un instant le toit maternel, l’enfant adopté par Dieu aux fonts du baptême est rendu, dans son innocence recouvrée, aux larmes si joyeuses de sa mère; si vous avez senti au fond de vos âmes courir le frémissement d’une émotion inconnue quand vous avez pu dire: Je suis père d’un chrétien, laissez-moi vous demander à mon tour, Messieurs, si vous vous êtes rendu compte de cette émotion, si vous avez réfléchi à l’honneur qui vous était fait, au moment où l’eau baptismale coulait sur le front de votre fils.
Dieu de toute éternité dit à son Fils, éternel et Dieu comme lui: « Tu es mon fils, je t’ai engendré aujourd’hui ».
En voyant ce fruit de votre amour, lorqu’on vous le présenta aux premiers instans de sa vie, vous aussi vous dites, avec une inexprimable joie: « Tu es mon fils »; et, par votre titre de père, vous fûtes encore plus semblable à Dieu. Mais prenez garde; du moment que l’eau baptismale a mouillé le front de cet enfant qui est vôtre, Dieu, lui aussi, du haut du ciel, l’a adopté, l’a fait sien; et à cette petite créature dont vous êtes le Père il a dit: Tu es mon fils, je t’introduis dans ma famille; et, si tu veux connaître tes droits, tes espérances, tes légitimes prétentions, regarde mon Fils unique, vrai Dieu comme moi, fait homme pour toi, afin qu’à son exemple tu apprennes à vivre d’une vie divine, et que, comme étant fils de Dieu il s’est fait homme, toi, fils de l’homme, tu deviennes Dieu.
Messieurs, vous êtes ainsi devenu pères d’une créature appelée à devenir participante à la nature de Dieu, et c’est à vous qu’est confiée l’oeuvre de cette transformation. Jugez de vos devoirs!
Ecarter tous les obstacles qui l’éloigneraient de son terme; aider, en elle, par tous les moyens, le développement de la vie chrétienne, qui est le commencement de la vie divine; la conduire au bonheur, en la conduidant à Dieu, telle est, Messieurs, votre mission.
Eh! bien, Messieurs, il y a des pères (non pas ici, mais enfin il y en a) qui prétendent aimer leurs fils, et ne font rien pour leur vrai bonheur; qui, peu soucieux de savoir si leur intelligence se nourrit de lumière et de vérité, y laissent pénétrer le mensonge et les ténèbres; qui craignent de voir la sainteté resplendir dans leur coeur à peine formé, comme dans un miroir accusateur; les laissent s’affaisser sous le poids de tous les vices et de toutes les dégradations, et volontairement, opiniâtrement, acceptent, pour ces êtres dont ils ont le dépôt, au lieu des aspirations immortelles et pures, au lieu des joies impérissables, la souffrance éternelle et l’éternel désespoir. Oui, par légèreté, par peur, par un vil intérêt, par immoralité, il y a des pères de cette spèce; et je dis que, de tous les monstres, ces pères sont les plus abominables. Oui, mais il y a aussi des pères chrétiens, qui prennent, dans toute sa forte et douce majesté, le labeur d’élever leurs enfants pour le bonheur. Ces pères, Messieurs, pour les peindre ai-je autre chose à faire qu’à retracer votre portrait ? Profondément chrétiens, ils n’ont tout d’abord qu’à s’offrir en modèles; par toute leur vie, ils enseignent à leurs enfants ce qu’est la vie chrétienne.
On prétend bien que cette vie tend tous les jours à s’éteindre; on s’afflige de la décadence des vieilles moeurs; on assure que le foyer domestique n’est plus le sanctuaire des antiques vertus. Messieurs, je dirai franchement mon opinion. Que l’empire du mal tende tous les jours, par des efforts et des moyens diaboliques, à reculer ses conquêtes; que de nombreuses victimes succombent à la faiblesse, à la corruption native, à une certaine contagion morale, au scandale de funestes et honteux exemples; que le mal soit très grand, plus grand peut-être que ne supposent plusieurs, qui le déplorent avec de banales lamentations et de coupables connivences, je vous l’accorderai sans peine; mais il faudra bien aussi accorder que, à côté de la mort qui vient emporter de tristes cadavres, il y a la vie, qui s’avance avec son énergique et féconde réaction. Plus le mal est profond, plus on sent je ne sais quelle vertu puissante accomplir, comme toujours, des prodiges de bien. Seulement, j’avouerai qu’il y a une rénovation à opérer. « La beauté de Dieu, dit S. Augustin, est toujours ancienne et toujours nouvelle ». Je dirai, de la vie chrétienne dans l’Eglise, ce qui est dit de la beauté de Dieu: toujours la même dans sa substance, elle se transforme selon les temps: si nous avons les vices de la civilisation moderne, nous avons aussi les vertus du dix-neuvième siècle.
Oui, il y aura, à la surface, certaines différences qui frappent au premier abord. Autre est la pénitence de Paul, d’Antoine au désert, autre l’austérité des Béndictins de la Pierre-Qui-Vire; autre est la majestueuse éloquence de Jean Chrysostome, autre l’humble parole du curé d’Ars; autre est la figure guerrière de S. Louis, autres sont les douleurs cachées de cette reine de Naples qu’on va placer sur les autels; autres les filles des Scipions, des Fabius, des Marcellus, fuyant Rome pour porter leurs aumônes aux moines d’Orient, autres les Filles de la Charité et les Petites-Soeurs des Pauvres; et ( puisqu’il est absent) je dirai: Autre était Augustin, Evêque d’Hippone, autre est Henry-Augustin, Evêque de Nîmes. Mais écartez ce qui apparaît; voyez le fond, il est toujours le même: la vérité, la sainteté, illuminant l’intelligence, embrasant le coeur, saisissant l’homme tout entier pour en faire un chrétien, un être aspirant à vivre de la vie de Dieu. Eh! bien, je crois que je calomnierais et mon époque et l’Eglise, qui est de toutes les époques, si je ne proclamais pas que, à côté de ruines lamentables et avec des manifestations qui prouvent qu’elle est de tous les temps et de tous les lieux, la vie chrétienne resplendit aujourd’hui d’un éclat qui peut être le désespoir des méchans, désireux de prophétiser sa fin, mais qui est la consolation et l’espoir des bons, persuadés que, seule, elle conserve le monde.
Qu’après cela il y ait des difficultés à communiquer cette vie chrétienne, j’en conviendrai; mais, à tout prendre, est-ce plus difficile aujourd’hui que lorsque la croix fut plantée par les Apôtres sur le monde payen ? plus difficile qu’à l’époque où les hérésies ravagèrent le sein de l’Eglise, ou bien quand les barbares se ruèrent sur les débris vermoulus de l’empire romain ? On a beaucoup parlé des beaux jours du moyen-âge. Il faut bien se hâter pour discerner l’éclat de ces beaux jours. Philippe-le-Bel est bien près de S. Louis. Le grand schisme, la prise de Constntinople occupent tristement l’intervalle qui sépare les Papes d’Avignon de la Réforme. Vraiment, je cherche dans l’histoire une époque où la vie chrétienne se soit épanouie plus que de notre temps. Il me serait difficile de la préciser, lorsque, il y a un siècle à peine, l’Eglise avait en France ses Martyrs, comme elle les a aujourd’hui en Pologne, en Sibérie, en Chine; lorsque je la contemple avec ses légions de missionnaires, avec cette activité dans l’invention des bonnes oeuvres, dans le zèle pour secourir les pauvres, zèle si ardent que la politique s’en effraya un instant; quand je cherche à compter ces créations de familles religieuses, qui pullulent par leur seule vigueur, là où le marteau révolutionnaire croyait avoir tout détruit. J’affirme sans crainte que la vie chrétienne est loin d’être épuisée. Vantez tant qu’il vous plaira les pèlerinages qu’on faisait jadis au tombeau du Sauveur; nous voyons renaître le pèlerinage de la Terre-Sainte, nous avons les pèlerinages à Rome. Quand la ville éternelle eut-elle plus de pieux visiteurs ? Jamais l’épiscopat n’alla s’y retremper avec plus d’ardeur comme dans sa source même. Et vous direz que cette puissante communication qui part sans cesse du centre, atteint les extrémités, revient des extrémités au centre suprême, n’est pas la circulation de la vie chrétienne dans toute son ampleur! Que les autres siècles vantent Léon arrêtant Attila, prêt à saccager Rome, Grégoire VII humiliant l’empereur d’Allemagne et mourant pour la justice en exil! Nous avons Pie IX; et, sans rabaisser ce que ses glorieux prédécesseurs ont fait pour l’accroissement de la vie chrétienne, tant de travaux gigantesques entrepris, tant d’évêchés fondés, tant de missions établies, tant d’épreuves supportées, tant de vérités confirmées, tant d’erreurs modernes condamnées prouvent que, sous son pontificat, la vie chrétienne a toujours sa sève et sa vigueur.
Vous le voyez, Messieurs, je ne suis point pessimiste; j’admire le passé, mais sans illusions sur ses immenses misères; je m’afflige des grandes défaillances du présent, mais j’ai confiance dans ce que je trouve d’éléments impérissables déposés par le Christianisme dans l’époque actuelle. Il faut, à la vérité, pour employer avec avantage ces élémens précieux, des efforts, du travail, une lutte incessante; mais qu’est donc la vie chrétienne, sinon un opiniâtre combat, une guerre à l’état permanent ? « Je ne suis pas venu porter la paix mais le glaive », disait Jésus-Christ à ses Apôtres. Nous laisserons donc le repos, l’endormissement aux amis béats d’une paix sans honneur, et nous saisirons le glaive apporté sur la terre par le Sauveur des hommes. Nous ferons la guerre, sans relâche ni trêve, contre nous-mêmes d’abord, ensuite contre les ennemis de Dieu; la guerre au monde, à l’enfer; la guerre sans concessions, parce que la vérité n’en saurait faire; la guerre par les idées chrétiennes, les principes chrétiens, chaque jour mieux étudiés, mieux connus, mieux appliqués. Celui qui n’a pas le courage de combattre et de mourir pour la vérité, est incapable d’en apprécier la puissance, d’en saisir la beauté, d’en faire enfin son éternelle jouissance. Laissez passer les opinions humaines, ces idées si magnifiques dans leur nouveauté, si brillantes tant que dure l’engouement de la mode, mais aussi délaissées, méprisées dès qu’elles ne sont plus de saison. Vous avez pu en compter les futiles transformations par le nombre de vos années: on les prend avec le plaisir que fait à l’enfant vaniteux un habit neuf, on les quitte avec l’ennui que cause un vêtement usé. La vérité dans sa plus haute expression ne craint pas ces vicissitudes; elle est une, elle est immuable, elle est Dieu. Il faut l’aimer, comme Dieu même, d’un amour d’adoration. Elle a son culte, la confession de ses droits devant les hommes qui l’ignorent, l’insultent, la trahissent, la redoutent surtout, et qui souvent, par légèreté, par insouciance ou par intérêt, grossissent le nombre de ses ennemis volontaires et acharnés. Voilà pourquoi les chrétiens sont condamnés à la lutte. Depuis que la Vérité faite homme a répandu son sang sur la croix, les chrétiens n’ont pas cru que ce fût trop de donner même le leur pour assurer son empire.
Guerre au nom de la vérité, guerre au nom de la sainteté! Si les idées chrétiennes étaient un système purement spéculatif, une simple théorie sans conclusion pratique, elles portent en elles-mêmes quelque chose de si beau, de si sublime, qu’elles raviraient les intelligences, et que, acceptées avec enthousiasme, elles courberaient tout sous leur joug. Mais elles se traduisent par certaines applications dans la vie; elles prétendent donner la règle des moeurs, condamner les passions, couper la racine à tout égoïsme, et faire reposer la sainteté sur la notion de la verttu. « Or, demande un grand docteur, comment voulez-vous que tous les vices, par leurs esclaves, ne se révoltent pas contre l’ensemble des lois divines qui les condamnent tous ? Comment voulez-vous que les vertus, filles de ces lois, ne leur soient pas en horreur, qu’ils ne tentent pas tous leurs efforts pour anéantir les unes et les autres, qu’ils ne les poursuivent pas, d’une haine irréconciliable, dans la vie de ceux qui, par leurs exemples, prouvent et la possibilité du commandement et la dignité, la grandeur de celui qui s’y conforme ? Comment voulez-vous que l’orgueilleux aime l’humilité, l’impudique la chasteté, l’avare le détachement des richesses, le voleur la justice, l’emporté la douceur, l’homme pervers la vertu ? » Mais c’est impossible; et (pour le dire en passant) il est bien aisé de comprendre pourquoi l’Eglise catholique, qui prêche avec tant de persévérance la sainteté, qui n’est que l’ensemble des vertus, rencontre tant d’ennemis, quand elle a tous les partisans des vices rangés en bataille devant elle. Elle est une législatrice et un juge trop sévère, pour que tous les coupables, grands et petits, ne cherchent pas à s’en débarrasser. Voilà aussi la raison des calomnies des méchans contre les bons; on détestera toujours ces hommes qui accusent, ne fût-ce que par leur silence. Le bien pratiqué sera toujours la condamnation du mal. L’impie grincera toujours des dents en face de la sainteté; et, sur ce terrain, la conciliation n’est pas plus possible que sur celui de la vérité.
Tandis que la vie chrétienne est condamnée à la lutte à cause de sa sainteté même, quelle admirable fécondité ne montre-t-elle pas dans la variété de ses manifestations ? La différence des situations, des devoirs, des caractères, tout lui fournit l’occasion de s’assouplir pour tout enlacer. Quelle perpétuelle succession des plus beaux modèles n’offre-t-elle pas, dans la vie de ceux qui l’acceptent. On croit avoir épuisé toutes les formes du beau fécondé par le bon, et voilà que surgissent sur tous les points du sol chrétien, de nouvelles et admirables figures. J’ai parlé ici, il y a quelques années, de l’Apôtre, du Martyr, de la Vierge, comme formes de beauté créées par le Christianisme; mais quelle multitude de Vierges, de Martyrs, d’Apôtres, avec les plus infinies variations dans l’accomplissement de leur devoirs, dans l’achèvement de leurs vertus, dans la délicatesse, l’énergie ou l’éclat de leurs traits! C’est toujours le même principe: l’amour de Dieu et du prochain, la pénitence, l’humilité, le désir de ressembler aux Anges, le zèle pour la cause de Jésus-Chrrist; mais que de fruits innombrables et divers! On dirait que Dieu veut ployer la puissance de sa grâce aux pieux caprices de ceux qui l’aiment, ou plutôt qu’il s’empare de ces mille et mille aptitudes capricieuses pour les transformer en vertus.
Ainsi est enlevée toute excuse à l’homme qui ne veut pas croître dans la vérité et la sainteté de la vie chrétienne.
Mais en même temps, quelle n’est pas la grandeur des devoirs imposés à ceux qui acceptent franchement cette vie! Comme les mobiles humains s’effacent, pour faire place à ces mobiles supérieurs, où l’on sent Dieu agissant par l’homme, l’homme tellement uni à Dieu, dans les grandes lignes de sa vie, dans la lumière de son intelligence, dans les moindres mouvemens de son coeur, que tout dans le monde s’épure à son contact et se tourne en bien par l’usage qu’il en fait.
Je ne m’arrêterai pas à montrer l’influence du vrai chrétien sur la famille, sur l’humanité, je serais trop long; mais il est facile d’indiquer ce que des hommes pénétrés de la vie que je viens de dépeindre peuvent, sans s’en douter pour ainsi dire, exercer d’influence autour d’eux, et comment les nations se transforment à leur contact. Cette action disparaît, assure-t-on aujourd’hui. Vraiment, Messieurs, je n’en sais rien. Elle est autre, elle se modifie. Si nous ne sommes plus au temps de David et de Salomon, nous pouvons être au temps des Macchabées; et, à bien observer, je ne sais laquelle de ces deux époques fut la plus glorieuse pour le peuple de Dieu.
Mais que, pour préparer des hommes à la vie chrétienne telle que j’ai voulu l’esquisser, il faille une éducation spéciale, si ce que je viens d’exposer ne le prouve pas, je ne sais ce qui le fera comprendre. On veut aujourd’hui une préparation spéciale à toutes les carrières; les vieilles études classiques ne suffisent pas, et les classes professionnelles, dussent-elles abaisser le niveau des intelligences, menacent de renverser le grec et le latin. J’ai entendu les directeurs de l’enseignement français se reprocher entre eux, les uns d’avoir voulu enseigner toute science au collège, les autres d’avoir ravalé la science jusqu’au métier(1). Mais tous voulaient des enseignements spéciaux. Et la science des sciences, celle qui ne s’arrête pas au temps, mais embrasse l’éternité, n’aura pas à part son influence spéciale, proportionnée à ses résultats! Que ceux qui ne sont pas chrétiens agissent comme ils l’entendront, c’est leur affaire; mais que des chrétiens baptisés, sous prétexte de je ne sais quelle tolérance stupide, en face de ces jeunes âmes crées pour l’immortalité, créées pour Dieu, en face de l’enfer et du ciel, ne sachent pas comprendre ce que c’est que l’éternel bonheur, et que, pour l’obtenir, il faut s’y être préparé par un enseignement proportionné à la grandeur du but; vouilà ce qui me trouble et me ferait douter par momens de la puissance de raisonner chez certains êtres.
Mesdames, je lisais il y a quelques jours, dans un beau livre,les angoisses d’une mère causées par un jeune homme qui, favorisé dans l’impétuosité de ses passions par l’indifférence paternelle, s’était longuement plongé dans les débauches de l’intelligence et des sens. Ses prières, ses larmes, sa pieuse et forte opiniâtreté furent à la fin plus puissantes que la tyrannie du mal; ses mains brisèrent à la longue de honteuses chaînes: et lorsque, après l’avoir poursuivi au-delà des rives africaines, à Rome, à Milan, Monique victorieuse ramenait sur le sol natal Augustin subjugué, converti, chrétien, au moment de monter sur le vaisseau qui devait les reconduire à Carthage, un soir, contemplant les vagues qui baignent les sables d’Ostie, ils admiraient tous les deux ces flots profonds, cette mer immense, le ciel plus immense encore et plus profond; la pensée de Dieu remuant leurs âmes, ils s’élevèrent ensemble des créatures au créateur, des joies que se donnent réciproquement le coeur d’un mère et le coeur d’un fils quand ils se versent l’un dans l’autre, aux incompréhensibles voluptés qui attendent l’âme affranchie des liens terrestres, au sein de Dieu, dans les chastes délices du bonheur sans fin. Monique, émue d’un sûr pressentiment, disait à Augustin: » Qu’ai-je à faire ici-bas, puisque ma tâche est remplie » ? Et Augustin, dans son amour pour sa mère, trouvait des forces nouvelles pour cette vie renouvelée qui allait en faire un grand pénitent, un grand Saint, le plus grand docteur de l’Eglise.
A quelques jours de là, l’âme de Monique prenait son vol pour le ciel, et les voiles s’enflaient pour ramener Augustin en Afrique.
Mesdames, quelles que soient les dispositions de vos fils, les obstacles ou les facilités pour les élever chrétiennement, pensez à ce beau et saint enfantement de Monique; et souvenez-vous qu’au-delà de la mer du monde, au-delà de l’horizon qui s’ouvre à des yeux de seize et de dix-huit ans, au-delà de toutes les joies de la terre, il y a, pour vos enfans, le bonheur qui ne finit pas; et que c’est à vous surtout qu’est confié le devoir de le leur assurer.