- V3-175
- 0+503|DIII
- Vailhé, LETTRES, vol.3, p.175
- 1 CARACTERE
1 CONNAISSANCE DE SOI
1 DEFAUTS
1 EDUCATION RELIGIEUSE
1 FETE DES INNOCENTS
1 MANQUEMENTS A LA REGLE
1 PATERNITE SPIRITUELLE
1 RECONNAISSANCE
2 MARTHE, SAINTE
2 MILLERET, MARIE-EUGENIE
2 URBAIN IV - A LA SOEUR MARIE-AUGUSTINE BEVIER (1).
- BEVIER Marie-Augustine ra
- le 3 janvier 1847.
- 3 jan 1847
- [Lavagnac],
Je suis enchanté, ma chère fille, du retard qu’a subi votre lettre, puisque les quelques lignes que vous avez reçues de moi ne sont point une réponse, mais la simple expression d’un remords, et la preuve que je me préoccupe bien vivement de vous là où les coeurs des chrétiens devraient le plus souvent se rencontrer, l’autel de Notre-Seigneur Jésus-Christ. J’ai été, je vous l’avoue, tout ravi de découvrir votre écriture sous l’enveloppe écrite de la main de notre Mère. Je vous remercie d’avoir pensé à moi et de m’envoyer des voeux qui me font réfléchir si sérieusement sur mes véritables devoirs.
Vous ne vous faites pas une idée, ma chère fille, de la clarté avec laquelle je découvre ce que je dois être, du modèle que je me trace à moi-même pour le réaliser, et de la distance infinie qui sépare ma vie de ce type. En ce moment, par exemple, où je viens de me lever de bonne heure pour avoir le temps de vous écrire, ne fais-je pas un acte qui est la condamnation d’un mois et demi de paresse? Je souffre tout autant qu’à l’ordinaire; cependant, la pensée de causer avec vous m’a fait faire un effort, que l’idée d’autres devoirs à accomplir n’avait pas obtenu. Voilà comment je me condamne sans cesse moi-même. Suis-je bien auprès de quelqu’un, tout me devient facile. N’ai-je pour me soutenir que l’idée du devoir, je retombe dans mon apathie. Aussi ai-je besoin, pour rassurer ma conscience, de voir dans notre correspondance, quelque rare qu’elle soit, autre chose que la satisfaction de causer avec vous, sentiment qui ne serait digne ni d’une religieuse ni de celui qui veut avoir pour elle toutes les qualités d’un père.
De votre côté, il me semble que vous n’êtes pas trop enchantée de vous-même. S’il m’était permis de vous juger de si loin, peut-être vous dirais-je avec Notre-Seigneur: « Martha, Martha, sollicita es et turbaris erga plurima. »(2) La condition de ceux qui se troublent me paraît la pire pour eux et pour les autres. Ils n’édifient pas et ne se sanctifient pas. Mais peut-être ai-je tort à votre égard et je ne veux pas insister sur ce point; j’aime mieux vous rassurer sur un autre qui vous afflige et qui me paraît un grand bonheur. Vous vous désolez en m’écrivant de ce que vos enfants ne sont pas pénétrées des grandes vérités de la religion. Il me semble que c’est pour elles un grand bien. Pourvu que maintenant leur foi se développe tout doucement et dans le lait, comme dit si bien notre Mère, qu’importe qu’elles n’éprouvent pas ces émotions, dont l’effet sera bien plus utile plus tard, si elles ont besoin d’être ramenées par les fortes impressions que produisent certains dogmes présentés à propos. Rassurez-vous donc complètement sur ce point. Quant à moi, il me paraît fort important que les enfants soient des enfants. Sur ce chapitre donc je me permets d’être assez tranquille, quelque troublée que vous puissiez être.
Mais où je le suis moins, c’est sur l’article de ce que vous appelez vos arrangements. Faisons pour un moment abstraction de vous. Pourriez-vous me dire ce que (dans une communauté où règne l’esprit de Jésus-Christ) doivent être les arrangements d’une religieuse? Ne comprenez-vous pas que ce mot implique, de soi, toutes les usurpations de l’esprit propre et la destruction de l’esprit de communauté, dont la source est la charité de Jésus-Christ courbant des coeurs divers et des intelligences diverses sous le joug suave et doux d’une règle, émanation de sa sagesse? Je me permets ces observations générales sur ce mot arrangements, bien que je sois convaincu, quoi que vous en puissiez dire, que les vôtres sont si peu de chose que ce n’est pas la peine d’en parler. Mais puisque vous me donnez des droits de père à votre égard et que je suis réellement extrêmement jaloux de votre perfection, il faut bien que je vous aide à détester encore plus ces vilains arrangements que déjà vous semblez, du reste, ne pas trop aimer.
Voulez-vous me permettre maintenant de vous parler de mon petit peuple, et d’un singulier essai que j’ai tenté ces jours-ci? Il m’a si bien réussi que je suis résolu à le renouveler l’année prochaine. J’ai donné la fête des Innocents. Pendant vingt-quatre heures, je n’ai plus été le directeur de la maison. J’ai fait nommer par les élèves un directeur, un préfet de discipline, un surveillant général, des surveillants particuliers et des membres du Conseil. Nous leur avons cédé tout notre pouvoir, la bibliothèque pour délibérer, la surveillance, en un mot la conduite de la maison. Nous en avons obtenu de très précieux résultats: 1° Un sentiment indicible de fatigue, de la part de tous ces chefs qui trouvaient tous, à la fin de la journée, qu’il vaut mieux obéir que commander; 2° la certitude que ces enfants nous aiment et sont moins mauvais que nous ne l’eussions craint. Le seul excès qu’ils se soient permis a été de faire apporter une demi-douzaine de cigares pour fumer dans une chambre.
Nous leur permîmes de faire un ordre du jour, où ils donneraient des notes aux maîtres, comme nous leur en donnons tous les dimanches. Ils y mirent un esprit et une convenance qui nous surprit tous; mais ils voulurent noter quelques-uns de leurs camarades: dire de l’un, parce qu’il parle toujours de son grand-oncle Urbain IV(?), qu’il était le neveu dégénéré d’un grand Pape; d’un autre, assez joli garçon mais qui pleure fort aisément, qu’il avait les larmes d’une jeune beauté. L’effet ne fut pas heureux sur les camarades qui se formèrent en Comité d’opposition et me demandèrent la permission de faire une réponse publique aux dignitaires. Elle fut un peu cinglante, mais le résultat en fut une magnifique discussion parlementaire, dont les champions improvisèrent plus ou moins bien des répliques assez spirituelles, et dont la conclusion fut une paix assez fraternelle.
Je ne puis vous dire quel élan cette journée a donné à tous nos morveux. Les grands ont pris la chose très au sérieux, et vous ne vous faites pas une idée du zèle qu’ils déploient depuis. On leur a permis de toucher à quelque chose de sérieux dans la vie, et ils se sont précipités vers un but dont la possession semble les agrandir. Il y a bien à redouter, sans doute, le développement de certaines passions; mais outre que le développement de ces passions-là a pour effet de paralyser, au moins en partie, d’autres passions plus tristes et plus déplorables, il me paraît fort heureux qu’on leur apprenne à faire, sans qu’ils s’en doutent, l’apprentissage de la vie publique.
L’homme est partout le même. On avait mis aux voix l’élection du directeur. Nous vîmes des élèves pleurer de désespoir de ce que leur candidat était sur le point de succomber. Le neveu d’Urbain IV donna un sou pour se faire nommer par un de ses camarades. Le directeur fut nommé par 49 voix; son concurrent le plus redoutable en avait eu 37. Ce pauvre garçon en eut la colique, et, comme un des professeurs avait fait quelques efforts pour le faire nommer, il alla lui serrer la main en lui disant: « Monsieur, je n’oublierai jamais tout ce que vous avez fait pour moi. » Le vainqueur lui proposa par générosité de faire partie du Conseil; il accepta pour un bien de paix, mais comme il fit cette démarche sans consulter son parti, son parti lui reprocha d’avoir trahi sa cause.
Comme le lendemain tout était oublié de part et d’autre, j’ai été ravi de pouvoir saisir tout ce que ces petites têtes renferment de calculs, d’intrigues, d’ambition, de talent, enfin de tout ce qu’ils feront voir un jour sur un plus grand théâtre. J’aurais envie de rapprocher les occasions, où ils pourraient se former. Vous seriez bien bonne si vous vouliez me donner votre pensée à cet égard. Remarquez que j’ai eu une excellente occasion de leur faire comprendre ce que donnait d’avantages la préparation éloignée de fortes études, et la différence qu’il y a entre l’éloquence des mots et la véritable puissance de commander par la parole.
Mais voyez donc, mes pages se remplissent sans que je m’en aperçoive. Adieu, ma chère fille. Pardonnez-moi, vous aussi, cet affreux griffonnage, et croyez-moi tout vôtre avec la plus paternelle affection.