- V1-421
- 0+136|CXXXVI
- Vailhé, LETTRES, vol.1, p.421
- Orig.ms. ACR, AB 12.
- 1 AMITIE
1 BEAU CHRETIEN
1 CHRISTIANISME
1 CLERGE
1 CONNAISSANCE DE SOI
1 ENFANTS
1 ENSEIGNEMENT DE LA PATROLOGIE
1 HONTE
1 IMPRESSION
1 INTELLIGENCE
1 JEUNESSE
1 JOIE
1 LIVRES
1 PENITENCE IMPOSEE
1 PHILOSOPHIE CHRETIENNE
1 RECONNAISSANCE
1 SENS
1 SENSIBILITE
1 SERMONS
1 SOUVENIRS
1 TRAVAIL DE L'ETUDE
1 VERITE
1 VIEILLESSE
2 BOSSUET
2 DU LAC, JEAN-MELCHIOR
2 JEAN CHRYSOSTOME, SAINT
2 LACTANCE
2 ORIGENE - A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
- ESGRIGNY Luglien de Jouenne
- le 9 août 1833.
- 9 aug 1833
- Lavagnac,
- Monsieur.
Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
chez M. le baron de Polverel,
Brive, Corrèze.
Vous êtes un méchant, mon cher ami, et vous me faites faire une bien rude pénitence. Non seulement vous ne voulez pas m’écrire, mais vous ne voulez pas m’apprendre où mes lettres pourront aller vous trouver. Voilà ce que j’appelle le comble de la méchanceté. Ce n’est pas que j’aie grand’chose à vous dire, sinon que je vous aime toujours. Véritable vieillerie, n’est-ce pas? et dont ce n’est pas la peine de parler. Mais comme toutes les fois que votre pensée se présente à moi, elle me semble toujours avoir un nouveau charme, il faut bien, bon gré, mal gré, que je vous dise ce que votre souvenir me fait éprouver. Je commence donc ma lettre à tout hasard, sans savoir quand il vous plaira qu’elle vous parvienne. Ce sera quand je saurai où vous êtes, mon cher Luglien; et comme il y a environ un mois que je n’ai vu de votre écriture, ce sera, je le présume, avant peu (2).
Ne pouvant avoir de vous une lettre de fraîche date, j’ai relu les premières que j’ai reçues de vous. Laissez-moi vous le dire, mon ami, à ma honte et à ma confusion, je ne les compris pas, la première fois que je les lus, comme aujourd’hui. J’y trouve un parfum d’amitié qui répand je ne sais quelle joie délicieuse dans mon âme. Comme vous êtes bon pour moi, mon ami, et que je dois remercier Dieu de vous avoir donné à moi! Car vous êtes à moi, voyez-vous? Je vous réclame comme une portion, non de ce qui m’appartient mais de moi-même. Vous êtes à moi, comme cette main qui trace ces lignes est à moi, comme le coeur avec lequel je vous aime est à moi, et cependant est en même temps à vous. Ne me grondez pas, je vous prie, de vous dire tant de folies. Vous pensez bien que je ne saurais les dire de sang-froid; mais voyez, c’est votre faute, car ce sont vos lettres qui m’ont ainsi mis hors de moi.
Je relisais ce que vous me disiez sur mes Mémoires. Je les ai bien négligés, ces pauvres Mémoires. Excepté ce que je vous en ai écrit, il y à bien longtemps que je ne suis rentré en moi-même pour les continuer. J’avais eu, à une époque, certaines préventions sur cette manière de se raconter à soi-même sa vie. Je vois que j’avais tort. Si je puis, je les reprendrai. Et après tout, quel intérêt pourraient-ils avoir dans la vie que je mène? Elle est si uniforme: tout s’y ressemble, tout s’y rattache par des anneaux toujours les mêmes. Ce qu’elle a d’original n’est pas fait pour être raconté.
Dites-moi donc un peu ce que signifie l’état dans lequel je me trouve à votre égard. Je n’ai rien à vous dire, absolument rien; et cependant, il faut que je vous écrive, dussé-je vous répéter la même chose, comme je m’aperçois que je le fais dans ce moment. Si je pouvais vous voir, je vous regarderais en silence et je serais content. Pourquoi ne puis-je pas regarder votre âme, votre âme si aimable et si aimée? Allons! Je veux être raisonnable et ne plus vous fatiguer de mes petits transports. Parlons raison, si faire se peut. Ne me trouvez-vous pas bien enfant? Si vous le trouvez, vous avez raison. Je le suis encore beaucoup trop en beaucoup de choses. C’est un reproche que je me fais tous les jours. Je ne suis franchement pas de mon siècle, aujourd’hui qu’on est vieux si jeune. Je ne sais comment je ferai pour le devenir. Hélas! peut-être le deviendrai-je trop facilement et trop tôt! Priez pour que je me développe, afin que, lorsqu’il plaira à Dieu de nous réunir, vous ne me trouviez pas noué.
Je suis, dans ce moment, plongé dans saint Augustin, homme admirable, de la trempe de ceux que Dieu donne par longs intervalles au monde, pour lui imprimer par eux une impression voulue. Je ne m’attache guère, dans ce moment, qu’à la pensée philosophique. Toute la métaphysique chrétienne est là.
Du Lac a l’intention de faire quelque chose sur les Pères pour la Tribune catholique. Comme il ne peut pas tout lire, je lui envoie mes notes; il les arrangera à sa façon. Je suis persuadé que le clergé serait aisément changé, si on pouvait lui inspirer du goût pour l’étude des Pères; non pas pour une étude superficielle qui pille, à l’aide d’une table des matières, quelque texte tronqué et mal compris et le coud tant bien que mal à des lambeaux d’idées pillées sans ordre, et dont l’amalgame s’appelle sermon; mais une étude méditée, des chefs d’oeuvres de l’antiquité ecclésiastique. Comme la foi s’y fortifie, comme l’amour s’y épure! C’est là vraiment,que l’on sent la puissante sève du christianisme, comme disait, je crois Bossuet.
Mon cher, si vous voulez vous faire une idée de ce que je vous dis, prenez ou la Cité de Dieu, ou les Institutions de Lactance, ou quelque livre de saint Jean Chrysostome, ou le traité d’Origène Contre Celse, tout autre enfin, et lisez. Mais ne vous contentez pas de lire une fois. Il faut, comme je vous disais, relire et méditer, pour se faire d’abord au genre de ces hommes. Une fois qu’on y est accoutumé, on peut jouir de toute leur beauté. Leur lecture inspire des accès de joie, dont je ne m’explique la cause qu’en disant que l’intelligence, en voyant la vérité sous un aspect nouveau, éprouve le même sentiment que le coeur, en contemplant un objet aimé dans tout l’éclat de sa beauté. Croyez donc n’être véritablement instruit de votre religion que lorsque vous aurez lu quelques ouvrages des Pères.
Adieu, il est fort tard et ma lettre fut commencée hier. Ecrivez-moi longuement, afin que je puisse vous répondre longuement. Aimez-moi et priez pour moi.
Emmanuel.