- V1-394
- 0+128|CXXVIII
- Vailhé, LETTRES, vol.1, p.394
- Orig.ms. ACR, AB 4.
- 1 ABUS DES GRACES
1 AMITIE
1 AMOUR DE DIEU POUR SA CREATURE
1 AMOUR DIVIN
1 ASCESE
1 AUGUSTIN
1 BONHEUR
1 COMMANDEMENTS DE DIEU
1 CONVERSION SPIRITUELLE
1 DIVIN MAITRE
1 EPREUVES SPIRITUELLES
1 FOLIE DE LA CROIX
1 HUMILITE
1 LUTTE CONTRE LA TENTATION
1 LUTTE CONTRE LE MONDE
1 LUTTE CONTRE SOI-MEME
1 MAITRISE DE SOI
1 ORAISON
1 PASSIONS MAUVAISES
1 PORTEMENT DE LA CROIX PAR LE CHRETIEN
1 RECEPTION DES SACREMENTS PAR LE LAIC
1 SAINTE COMMUNION
1 SENSIBILITE
1 SOLITUDE
1 SOUVENIRS
1 VERTU DE FORCE
1 VIE DE PRIERE
1 VOLONTE
2 DU LAC, JEAN-MELCHIOR
2 GOURAUD, HENRI
2 JEAN, SAINT - A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY.
- ESGRIGNY Luglien de Jouenne
- le 30 mars [1833].
- 30 mar 1833
- [Montpellier],
- Monsieur
Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
rue Duphot, n° 11.
Paris.
Je reçois à l’instant, mon cher ami, une lettre de du Lac qui me remplit de joie, et je ne veux pas attendre, pour vous le dire, la lettre que vous me faites espérer. Courage, mon cher Luglien! Et puisque vous voulez retourner décidément vers le bien, veuillez-le de cette volonté ferme que j’ai reconnue chez vous en plusieurs occasions. Que Dieu vous soit en aide, mon ami, et qu’il vous ouvre les yeux sur tous les grands dangers, aux bords desquels votre pied s’est arrêté. Bien sûr, votre souvenir me sera encore plus présent que jamais, surtout dans mes communions. O mon ami, si vous revenez sincèrement à Dieu par la pratique des sacrements, quel bonheur sera pour moi de vous donner des rendez-vous dans le coeur de notre divin Maître! Il y a si longtemps que je ne vous ai rencontré; mais là, je vous verrai tout entier. Mettez donc la main à l’oeuvre et ne regardez pas derrière vous. Marchez le front haut et d’un pas ferme. Ne comptez pas sur vous. Croyez-en mon expérience, de tous les obstacles que vous aurez à surmonter, c’est votre propre coeur qui vous donnera le plus de peine. Vous serez triomphant de vos ennemis du dehors; ne croyez pas avoir beaucoup avancé. Mais qu’ai-je à faire de vous donner mes avis? Vous en trouverez assez dans votre propre fonds. Je ne veux vous parler [que] de ma joie, qui est aussi grande que vous pouvez la concevoir; elle me fait sentir bien doucement toute l’amitié que j’ai pour vous.
Je souhaite bien sincèrement que votre retour soit véritable et je ne puis me faire à l’idée que de Jouenne revienne à Dieu par manière d’acquit. Allez donc, mon ami, vous jeter dans les bras de Dieu; jetez-vous dans son amour, imprégnez-vous de sa grâce, et ne vous présentez plus au monde que pour lui apprendre à connaître ce que c’est qu’un chrétien. Oui, ayez surtout recours à l’amour. L’amour divin brûle, sans qu’on s’en aperçoive, toutes ces petites racines qui au fond de notre coeur poussent sans cesse, malgré nous, et l’attacheraient encore à la terre, après que nous l’en avons arraché, si on ne les coupait à mesure qu’elles reviennent. L’amour vous en débarrassera, sans que vous vous en aperceviez. Et puis, l’amour vous rendra fort dans la lutte que vous allez entreprendre, car pour être chrétien il faut lutter. Aimez donc, mon bon ami, aimez sans réserve, et tout vous deviendra facile.
Voilà notre malheur, et surtout le mien, c’est que nous ne savons pas aimer toujours, c’est qu’une désolante lâcheté vient parfois éteindre l’amour dans les âmes. Oh! ne vous en laissez [pas] atteindre. Empêchez que toute eau bourbeuse vienne souiller votre coeur, qui désormais doit être une fournaise. Encore une fois, aimez; car comment vivre sans aimer? Je ne le comprends pas. Voilà pourquoi tant d’amours infâmes, aujourd’hui que pour satisfaire des désirs impérieux les hommes ne veulent pas suivre la fin de leur être. Aimez, aimez beaucoup. Je prévois -et ce n’est pas difficile -qu’après que Dieu vous aura quelque temps porté dans ses bras comme une mère son enfant, qu’il vous aura nourri d’un lait bien doux, qu’il aura rempli votre coeur des sentiments les plus suaves, qu’il vous aura en un mot fait jouir du bonheur qu’il y a à faire le bien, peu à peu il voudra éprouver vos forces. Alors il vous laissera marcher seul, alors il commencera à vous sevrer pour vous donner une nourriture plus substantielle, alors il commencera à sonder votre coeur et vos reins. Ne vous étonnez pas de cette épreuve, soumettez-vous à la tentation.
Mon ami, je vous fais mon histoire. Je voudrais que vous profitassiez de mes fautes, de mes chutes, malheureusement si nombreuses; je voudrais que vous devinssiez ce que je ne suis pas, mais ce que je voudrais bien devenir. Que si mes paroles vous semblent encore inopportunes, si je vous parais bien pressé, pardonnez-moi, mon ami, pardonnez à la pétulance de ma tendresse. Que voulez-vous? Je suis un peu vif de mon naturel. On me dit que vous êtes fatigué d’errer sur la terre, que vous avez levé les yeux au ciel avec un regard de regret d’avoir cheminé si longtemps loin de votre patrie, et je voudrais vous voir déjà abîmé dans l’océan des miséricordes divines.
C’est une bien belle chose qu’une conversion franche, sincère comme votre âme. Oh! oui, je prierai pour vous, soyez-en sûr, je prierai beaucoup, de toutes mes forces, et j’en aimerai, je crois, Dieu davantage. Ne croyez pas que je dise là un blasphème. Saint Jean ne dit-il pas que celui qui aime Dieu doit aimer son frère, en sorte que la plus grande preuve de l’amour de Dieu est l’amour de son frère, et n’êtes-vous pas mon frère? Oh! mon frère Luglien, aimons Dieu, aimons-nous en lui et pour lui, et nous serons bien forts contre nous-mêmes et contre le monde qui ne comprend pas le commandement nouveau donné aux enfants de Dieu. Je prierai donc pour vous; c’est une chose qui n’a pas besoin d’être répétée.
Mais vous aussi, mon ami, priez. C’est une chose indispensable, si vous voulez vous maintenir dans vos bonnes dispositions. Veillez et priez, pour ne point entrer en tentation, et la tentation n’est jamais plus proche que le lendemain d’une conversion. Il est donc vrai que, désormais, nous pourrons encore mieux nous comprendre que par le passé. Je pourrai verser avec encore plus de liberté les effusions de mon coeur dans le vôtre, et vous ne me croirez pas un fou quand je vous parlerai avec transport de la folie de la croix. Voyez pourtant comme Notre-Seigneur est bon de m’envoyer des joies pareilles, pour m’aider à supporter les petites croix, dont il veut bien de temps à autre charger mes pauvres faibles épaules. Remerciez-le pour moi, dites-lui que je ne méritais pas cela. Non, je ne méritais pas qu’il me donnât un ami converti, lorsque je tarde si longtemps à me convertir moi-même.
Eh bien! je vais mettre la main à l’oeuvre, de mon côté. Votre exemple me fera redire après saint Augustin: Non potero quod isti et istae? Défions-nous l’un l’autre dans une carrière, au terme de laquelle l’un et l’autre nous pouvons être couronnés. Peut-être suis-je plus embarrassé que vous par tant de grâces immenses, dont j’ai été comblé et que j’ai laissé tomber par terre. Mais n’importe; j’en aurai toujours assez, si je profite de toutes celles que Dieu tient encore en réserve pour moi dans le sein inépuisable de son amour; et nous arriverons l’un et l’autre à notre but, et nous nous retrouverons en Dieu, et Dieu nous bénira, parce que notre amitié nous aura entraînés vers lui.
En jetant un coup d’oeil sur tout ce que je viens d’écrire, j’aperçois un griffonnage épouvantable; c’est que, voyez-vous, on n’est pas toujours maître de soi et que, dans ce moment, ma main tremble. Adieu, mon ami. Encore une fois, courage et amour. C’est la devise que je vous donne et que vous porterez dans la nouvelle guerre, qu’il vous faudra entreprendre. Courage, humilité, amour! Et soyez sûr de triompher. Je joins en ce moment le souvenir de Gouraud au vôtre, et je vous dis à tous les deux: Gratia Domini nostri Jesu Christi, et charitas Dei, et communicatio Sancti Spiritus sit cum omnibus vobis. Amen. Amen.
Emmanuel.