- V1-248
- 0+080|LXXX
- Vailhé, LETTRES, vol.1, p.248
- 1 ADULTERE
1 BONHEUR
1 BUT DE LA VIE
1 DOMESTIQUES
1 FUNERAILLES
1 INSTRUCTION RELIGIEUSE
1 MISERES DE LA TERRE
1 ORGUEIL
1 PARENTS
1 PAUVRETE
1 PIETE
1 PORTEMENT DE LA CROIX PAR LE CHRETIEN
1 PROVIDENCE
1 SACRILEGE
1 SOLITUDE
1 SOUFFRANCE
1 TRISTESSE
1 VANITE
1 VERITE
2 DU LAC, JEAN-MELCHIOR
2 GOURAUD, HENRI
2 PAUL, SAINT
3 PARIS - A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
- ESGRIGNY Luglien de Jouenne
- le 10 décembre 1831].
- 10 dec 1831
- [Lavagnac,
- Monsieur
Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
rue Duphot, n.° 11.
Paris.
Je viens de lire, relire et méditer votre lettre, mon cher ami; elle m’a fait beaucoup de bien. Je vous en remercie. De pareilles lettres, tous les quinze jours, me rendraient meilleur, j’en suis sûr. Oui, vous pouvez beaucoup pour moi, et, quoique vos idées ne me semblent pas toujours l’exactitude même, vos conseils sont ce qu’il me faut. Donnez, donnez-m’en et grondez-moi; j’en ai toujours besoin. Voulez-vous que nous revenions sur certains passages de votre lettre?
Oui, je suis heureux; oui, je me trouve tel. Non pas que je manque de sujets de me plaindre, non pas que je sois insensible à ce qui m’environne, mais parce que les prétextes que je pourrais prendre pour accuser ma position me semblent si peu de chose, en comparaison de cette masse de calamités qui pèsent sur cette pauvre humanité, que je me crois obligé de louer la Providence de m’avoir imposé une si petite part de la charge commune. Voilà pourquoi, si j’avais à parler de mon malheur, je ne dirais rien de moi, je parlerais des autres. Je parlerais de vous, dont je suis privé depuis si longtemps, de du Lac, que j’estime vraiment éprouvé et qui me navre le coeur, lorsque je le vois, ou seul, ou avec ses parents. Je parlerais de Gouraud et de la tristesse qui se répand sur mon front quand je me rappelle ce pauvre ami; ce qui, depuis la lettre où vous m’annonciez son état, m’arrive bien souvent.
Vous voyez que j’estime mon bonheur par la comparaison que j’en fais avec la peine des autres. Vous comprenez alors que, si je ne me trouve pas malheureux, ce n’est pas une raison pour que je ne comprenne pas le malheur et que je ne sois pas affecté par la pensée de ceux qui souffrent. Oui, mon ami. Aussi, je vous plains dans vos peines; aussi suis-je vivement pressé d’aller vous en demander le détail, à la fin de l’hiver. Vous me dites que vous marchez avec douleur; je vous crois, et je vous crois tellement que je me sens comme obligé d’aller vous aider à porter votre croix.
Un beau sujet pour moi d’éloigner de ma pensée toute idée de malheur personnel, c’est la reprise des instructions que je fais l’hiver aux valets de ferme. Lorsque je vois ces pauvres gens n’avoir pour la plupart où reposer leur tête, travailler malgré le froid, malgré la pluie, obligés de se nourrir, eux et leurs parents infirmes et leurs nombreux enfants, le moyen de se plaindre? On me parlait encore aujourd’hui d’un fossoyeur. Lui, sa femme et cinq enfants partagent un seul lit. On me parlait encore de la joie de ces malheureux, lorsqu’un glas leur apprend qu’il y a une nouvelle fosse à creuser. « Mon père, la souricière est tombée », disent les petits dans leur patois énergique, et le père remercie la mort de lui donner du pain pour ses enfants.
Les six ans que j’ai passés à Paris ne m’ont pas donné l’idée d’une chose bien triste, qu’un mois d’hiver, ici, me fait comprendre, c’est la faim. La vue de ces pauvres, dont le nombre croît chaque jour, donne bien à penser sur la Providence, sur la différence qu’elle a mise entre eux et nous.
Ce qui me manque surtout, c’est la piété, et sur ce point je voudrais bien vous ressembler(2). Laissez-moi vous avouer ma petitesse. J’ai tellement honte d’avoir pris certains éloges pour argent comptant, que maintenant on ne peut me dire du bien de moi-même, sans que je le prenne pour une mauvaise plaisanterie, une moquerie. Un compliment me donne envie de pleurer, et ce n’est pas de joie. Ménagez-moi donc pour quelque temps et donnez-moi le temps de me persuader que, lorsque mes amis me louent, ils ne me persiflent pas. C’est un grand malheur pour moi que cette facilité à donner dans les extrêmes opposés. C’est encore un genre d’orgueil ou au moins de vanité.
Que vous sentiez en vous l’absence de la piété, c’est ce que je conçois. Je frémis en pensant aux dispositions qu’exige l’étude de la vérité. Tout ce qui est vrai participe, sous quelque rapport, à l’essence de la divinité. Tout ce qui est vrai est saint. Et n’est-ce pas un adultère et un sacrilège à la fois que d’introduire des pensées saintes dans un esprit impur? N’est-ce pas à ces hommes, à qui saint Paul reproche de prostituer la parole de Dieu, adulterantes verbum Dei, que nous ressemblons, quand en pratiquant le mal nous voulons concevoir la vérité? Oui, la piété vous manque, non pas comme à un jeune homme du monde qui n’a pas d’autre avenir qu’un bal, une femme ou une place dans l’administration; elle vous manque, parce que vous avez une mission, que vous avez une âme belle, que vous avez des talents, et que Dieu ne vous a donné cette âme et ces talents que comme des instruments à employer dans le sens qu’il exige de vous.
Un avantage que je crois avoir sur vous, c’est que je cherche ce à quoi Dieu m’a destiné et que je crois le savoir. Vous pensez que je me trompe. C’est possible. Mais enfin, il n’en est pas moins vrai que je vois quelque chose de possible, de réalisable dans mon avenir, et c’est beaucoup, parce que je puis travailler à aplanir les difficultés. Vous, au contraire (au moins, ne m’en avez-vous pas parlé), vous n’avez pas de but. Vous ne savez où aller, ni par conséquent que faire. Et voilà peut-être -en essayant toujours de deviner– la cause de votre malaise. Vous dites: « A moins de circonstances extraordinaires, je ne serai jamais ce que je puis être »; et moi, je vous dis: Vous pouvez être beaucoup, mais vous ne serez rien, si vous ne demandez pas à Dieu ce qu’il veut que vous fassiez. Elevez-vous un peu l’âme, mon ami. Songez que la main de la Providence ordonne tout pour une bonne fin, et que si elle vous a donné beaucoup, elle ne veut pas vous forcer à rouiller votre esprit dans l’obscurité. S’il faut, pour que vous vous montriez tel que vous êtes, des circonstances extraordinaires, elle vous les préparera sans aucun doute; mais ne lui laissez pas tout faire. Et n’avez-vous rien à vous reprocher? Le temps perdu, par exemple. Si vous n’avez pas plus travaillé depuis deux ans que lorsque je vous voyais faire, votre science doit être petite, mon ami.
Je n’ose vous parler de ce bon Gouraud, par la peine que j’ai à ne pas vous dire: « Je donnerai ce que vous voulez. » Cependant, demain ou après-demain, je vous écrirai quelque chose de plus positif. Je ne puis parler de ce bon Gouraud, de mon impuissance à lui être utile, sans être froissé jusqu’au fond de l’âme. Parlez-lui de moi. Dites-lui bien que, si je ne lui écris pas, c’est que je pense trop à lui.
Adieu, mon cher ami. Songez que la fin de l’année est proche, et que bientôt va commencer la troisième année que nous avons passée sans nous voir.
Emmanuel.2. C'est une phrase de la lettre d'Esgrigny relevée par Emmanuel.