- V1-230
- 0+074|LXXIV
- Vailhé, LETTRES, vol.1, p.230
- 1 BESTIAUX
1 BOIS ET FORETS
1 CHATAIGNIER
1 CLOCHER
1 DILIGENCE
1 JEUNESSE
1 MALADIES
1 MORT
1 MUSIQUE
1 PRESSE
1 REPAS
1 REVE
1 SOUVENIRS
1 TRISTESSE
1 UNION DES COEURS
1 VIEILLESSE
1 VOYAGES
2 BAILLY, EMMANUEL SENIOR
2 BONALD, LOUIS DE
2 CARNE, LOUIS-JOSEPH
2 CAZALES, EDMOND DE
2 DAUDE DE LA VALETTE, MESDEMOISELLES
2 DREUX-BREZE, PIERRE-SIMON DE
2 GOURAUD, HENRI
2 O'MAHONY, ARTHUR
2 SEGUIN, AINE
2 SERRES, SEVERIN DE
3 ALPES
3 CANTOBRE
3 CAUSSE NOIR
3 DOURBIES
3 MILLAU
3 MONNA, LE
3 SAINT-JEAN-DU-BRUEL
3 SAINT-SAUVEUR-LA-SALVETAT
3 SALVAGE, LA
3 TARN, RIVIERE - A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1)
- ESGRIGNY Luglien de Jouenne
- le 9 septembre 1831].
- 9 sep 1831
- [Lavagnac,
- Monsieur
Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
rue Duphot, n° 11.
Paris.
La main sur la conscience, répondez. N’avez-vous aucun reproche à vous faire, pour être resté plus d’un mois sans me parler? N’est-ce pas le cas de dire: Les absents ont toujours tort? Car si j’ai un tort, n’est-ce pas celui d’être à deux cents lieues de vous?
Ainsi, voilà le Correspondant mort et bien mort, car la revue destinée à renaître de ses cendres ne sera pas le Correspondant(2). Vous allez vous resserrer et peut-être vous rétrécir. Et puis, au milieu de ce tintamarre, de cette cohue de journaux, quand on ne sait lequel hurle le plus fort, tant ils s’époumonnent tous, est-il bien nécessaire, dans l’espoir de rétablir l’ordre, de pousser comme les autres des cris qui augmenteront le tumulte et ne le surmonteront pas? Dans la tempête, quand la voix des grandes eaux se fait entendre, distingue-t-on, au milieu de mille flots qui rugissent, quelle vague en se brisant a fait le plus de bruit, s’est perdue en plus d’écume? Au milieu de cette orageuse harmonie, une seule voix domine, c’est celle du tonnerre, parce qu’elle vient du ciel. Maintenant que, après trois années de nobles efforts, vous voyez le public qui ne veut plus vous entendre faire un pas plus loin de la vérité en se retirant de vous, espérez-vous bien que sous une autre forme votre pensée pénétrera mieux?
La Revue nouvelle ne me plaît nullement. Encore tous les quinze jours, passe. Je voudrais, si j’avais un avis à donner, que vous paraissiez sous forme de brochure. Un seul sujet pour chaque livraison. Du reste, je vous admire. Malgré tous les assauts, garder immuablement son poste, sans autre espoir qu’un avenir éloigné, sans autre secours que l’honneur de marquer le passage de la vérité à travers les cadavres des erreurs qui s’étouffent entre elles et encombrent son passage, c’est très beau. Et cependant, je suis triste. Il me semble que, si j’avais été à cette dernière soirée où se lurent Les adieux du Correspondant, j’aurais pleuré(3). Sans doute, la Revue vous reste; mais ce ne seront plus ces réunions où, deux fois par semaine, de jeunes catholiques venaient former, du produit de leurs travaux, un seul corps ct réunir leurs coeurs dans une même amitié, comme ils avaient réuni leurs esprits dans une pensée commune. Mon ami, je vous plains, et si je comprends votre âme, elle doit être affligée. Mais, de grâce, dites-le-moi. Ne m’obligez pas ainsi à deviner votre peine, écrivez-la-moi. Que je voudrais aller vous l’entendre conter, ou que vous pussiez venir me la dire!
Je vous demandais, il y a quelque temps, où vous en étiez, ce que vous faisiez. Vous me répondîtes bien; mais c’étaient des tourbillons, des nuages, de la fumée, du bruit. Vous vous perdiez dans une cacophonie de musique, de cris de fête, de gémissements, de bâillements, de soupirs. C’était un chaos, une fièvre de plaisirs turbulents, un désordre de gaieté et de tristesse à rompre la tête d’y penser. Vous me montriez très bien ce qui vous entourait, mais vous ne vous montriez point, vous, ou fort peu. Je ne vous devinais pas sous cette frémissante enveloppe; non, je ne lisais point dans votre coeur, je ne le voyais pas. Est-ce ma faute, ou vous cachiez-vous exprès? Répondez: où en est votre coeur? Peut-être ne voulez-vous pas que je le sache? Alors dites: « e ne veux pas parler », et je serai content sans rien savoir. Je fais mille rêves pour vous. Je me mets, comme je puis, à votre place; je prends vos goûts, votre caractère, et je bâtis. C’est une folie comme une autre. Mais non, ce n’est pas une folie de s’identifier ainsi avec ses amis, de désirer leur bonheur, comme pour soi. Voilà mon tort. J’écris quelquefois, sans y penser. Je dis une sottise, et puis, pour la réparer, il faut que je me rétracte.
Quelque jour, sans doute, il vous plaira de me dire ce que fait Brézé, comment va M. Bailly. Je n’ai aucune nouvelle de Gouraud; pourtant, il n’attend plus ma réponse.
Voici une page de mes Mémoires. Je l’écris d’autant plus volontiers dans cette lettre, qu’en pensant à ce dont je vais vous parler, je vous eus constamment et comme malgré moi, ou à mon bras, ou à mon côté.
Je n’ai jamais fait de voyage sans de grandes joies et de grandes faiblesses. Je m’abandonne aux plaisirs qu’ils procurent, je suis déchiré par les séparations qu’ils amènent. J’ai passé dix jours à Saint-Jean-du-Bruel et déjà je m’attachais aux personnes que j’y ai connues. C »étaient de si braves gens, si hospitaliers! Je comprends maintenant pourquoi les vieillards ont plus de peine à se détacher de la vie que les jeunes gens. Tous les jours, le coeur pousse des racines nouvelles, et plus on va, plus les racines s’enfoncent. Un voyage, ce n’est qu’un apprentissage de la mort. On se sépare, avec l’espérance incertaine de se revoir. A la mort aussi, l’on se sépare, heureux quand l’espérance de se retrouver reste encore. Quelques heures de plus ou de moins, ce n’est pas la peine d’y faire attention.
Plus je vais, plus je sens que les racines poussent. Et pourtant, à quoi vais-je me lier? J’étais tout hors de moi, quand, vers 6 heures du matin, marchant depuis un quart d’heure, je me retournai et regardai, pour la dernière fois, le clocher de Saint-Jean se cachant derrière les châtaigniers d’une montagne. Et pourtant, que laissais-je dans ce village? Des personnes que j’avais vues quelques jours, pour la première fois de ma vie, que je ne devais peut-être plus revoir. J’étais avec deux de mes cousines(4), j’allais chez M. de Bonald. Comme je voulais connaître le pays, nous allions à pied par des chemins de chèvre. J’étais triste, je parlais peu. La vue du village de Cantobre me réveilla. Figurez-vous une tour de 300 ou 400 pieds de haut, plongeant à pic dans une petite rivière, communiquant avec une montagne par un étroit passage, et, sur la cime de cette tour, une vingtaine de maisons, bâties ou plutôt suspendues comme des nids d’hirondelles à l’extrémité des parois. Nous descendîmes vers la rivière et nous la traversâmes pour remonter la côte opposée. Qu’est-ce que Saint-Jean en comparaison des montagnes qui me le cachaient alors? Qu’est-ce seulement que ses habitants, les personnes que j’y ai vues? Et si, passant d’un sommet à l’autre des deux montagnes qui resserrent son vallon(5), on comblait le vide qui les sépare, que serait Saint-Jean, que seraient ses habitants qu’un causse aride, froid et sur lequel une bise éternelle pousserait les nuages?
Nous dînâmes chez le curé de Saint-Sauveur. Nous avions fait la moitié du chemin et nous avions marché trois grosses heures. Reprenant notre route, je voulus dire à l’un de mes compagnons de voyage quelque chose de la tristesse qui m’oppressait. Quoique avec de l’esprit, il ne me comprit pas et répondit par une plaisanterie. Je le quittai brusquement et hâtai le pas. Je vous appelai. Il me semblait vous donner le bras et vous dire que j’étais triste. Pendant deux heures, je vous parlai de bien des choses, dont je ne me souviens plus. Aux montées, je m’éssoufflais. Je me délassais, aux descentes, à courir de toutes mes forces. C’est ainsi que nous traversâmes le Causse Noir et la belle forêt de la Salvage(6).
Nous trouvâmes M. de Bonald malade. J’éprouvai un vif plaisir à revoir son petit-fils, avec qui j’étais intimement lié(7). Nous passâmes une partie de la nuit à causer, et le lendemain, le soleil nous trouva escaladant tous deux des rochers qui ne seraient pas indignes de ceux des Alpes. C’est un vif plaisir que de revoir un camarade d’enfance et de collège. Je m’y livrai avec abandon. On a tant de choses à se dire, à se demander, et l’on est si pressé, quand on voit qu’on aura peu de temps à se voir! On en perd la moitié à regretter de n’en pas avoir davantage. Je pensais pourtant à vous, et il me semblait que votre voix m’aurait fait plus de plaisir encore. Vingt-quatre heures sont bientôt passées, et je regrettai de ne m’être pas arrangé pour demeurer deux ou trois jours de plus au Monna.
Enfin, je partis. J’allai à Milhau chercher la diligence. Je dis adieu et à mes anciens compagnons de course et aux personnes que j’avais eu si peu de temps à voir. Six heures du soir venaient de sonner. Les montagnes cachent dans ce pays le soleil de très bonne heure. Au sortir de Milhau, on monte une côte de quatre ou cinq heures. Un peu fatigué, je ne voulus pas marcher; je restai dans le coupé, et comme j’y étais seul, je vous fis prendre place. Je m’élevai lentement avec vous sur une petite plaine. Nous découvrions les tours hardies et festonnées de deux ou trois églises; nous examinions le confluent du Tarn et de la Dourbie, en suivant les tours et les détours de la côte, obligée de serpenter jusqu’au sommet; tantôt nous regardions en face, tantôt nous tournions le dos au rocher qui domine le Monna. Il nous apparaissait bien escarpé, bien rouge, dans le fond d’une gorge ouverte par le cours d’une petite rivière. Chaque fois que la diligence, en tournant, après me l’avoir caché, me le remontrait encore, un sentiment plus triste se joignait, à ceux qui me faisaient rêver, jusqu’à ce que, parvenus à une certaine élévation, une montagne derrière laquelle nous marchions sembla s’avancer comme un grand rideau, et pour la dernière fois la gorge et le rocher disparurent.
Connaissez-vous la brochure du comte O’Mahony(8)?
3. *Les adieux du Correspondant,* rédigés par de Cazalès, parurent dans le dernier numéro du journal, le 31 août 1831; ils ont été reproduits par de Carné dans ses *Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration*, Paris, 2e édit., 1873, p. 295-327. De Carné, lui, rédigea l'*Introduction à la Revue européenne*, qui parut en tête de cette Revue, le 15 sept. 1831, et qu'il a reproduite, *op. cit.*, p. 329-349.
8. Les *Souvenirs politiques*, brochure in-12 de 161 pages parue en 1831, à Avignon, chez Seguin aîné. L'avertissement est daté du 1er juillet 1831, à Fribourg en Suisse. Sur cet ouvrage voir l'*Ami de la religion*, t. LXIX, p. 385.1. Voir des extraits dans *Notes et Documents*, t. Ier, p. 181 sq. La date donnée est celle du cachet de la poste, à Montagnac.
2. Le dernier numéro du *Correspondant* parut le 31 août 1831. Ce journal fut remplacé, à partir de septembre 1831, par la *Revue européenne* qui parut tous les mois.
3. *Les adieux du Correspondant,* rédigés par de Cazalès, parurent dans le dernier numéro du journal, le 31 août 1831; ils ont été reproduits par de Carné dans ses *Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration*, Paris, 2e édit., 1873, p. 295-327. De Carné, lui, rédigea l'*Introduction à la Revue européenne*, qui parut en tête de cette Revue, le 15 sept. 1831, et qu'il a reproduite, *op. cit.*, p. 329-349.
4. Les Daudé de la Valette.
5. Le texte du manuscrit est incorrect.
6. Ces diverses localités et forêts se trouvent dans l'arrondissement de Milhau, au sud-est de cette ville.
7. Séverin de Serres.
8. Les *Souvenirs politiques*, brochure in-12 de 161 pages parue en 1831, à Avignon, chez Seguin aîné. L'avertissement est daté du 1er juillet 1831, à Fribourg en Suisse. Sur cet ouvrage voir l'*Ami de la religion*, t. LXIX, p. 385.