Vailhé, LETTRES, vol.1, p.212

16 jun 1831 Lavagnac, ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-212
  • 0+069|LXIX
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.212
Informations détaillées
  • 1 AGRICULTEURS
    1 ANIMAUX
    1 BETISE
    1 CLERGE
    1 CONFESSEUR
    1 FATIGUE
    1 FETE-DIEU
    1 FONCTIONNAIRES
    1 JEUNESSE
    1 LIBERAUX
    1 LOISIRS
    1 NEGLIGENCE
    1 PARESSE
    1 PRESSE
    1 PROCESSIONS
    1 REPAS
    1 REPOS
    1 ROYALISTES
    1 SOUVERAINETE POLITIQUE
    2 JEAN, SAINT
    2 LA GOURNERIE, EUGENE DE
    2 URSULE, SAINTE
    2 VALERY
    3 MONTAGNAC
    3 PEZENAS
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 16 juin 1831.]
  • 16 jun 1831
  • Lavagnac,
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne,
    rue Duphot, n° 11.
    Paris.
La lettre

Ah! c’est un beau spectacle à remplir la pensée! Un jeune homme, beau, bien fait d’esprit et de corps, se faisant tourbillon, ne sachant plus où il en est, courant après une longue distraction, se fermant les yeux et mettant les deux mains dessus toutes les fois qu’il se réveille, de leur de se voir; bien joyeux quand, rompu de fatigue, de sommeil et d’ennui, il peut se dire: « Je n’ai rien fait qu’un singe ou un ours ne fissent aussi bien que moi, » car les singes et les ours savent danser et faire des grimaces; avec un frémissement dans le coeur quand il a, à son bras, une jeune fille; de face, une jeune fille; à droite et à gauche, des jeunes filles; devant et derrière, des jeunes filles. Oh! la merveille que des jeunes filles, demain fanées, après-demain vieilles à perruque et à faux râtelier, et puis vermine entre quatre planches!

Courage, bel ami, courage! Dansez, riez, perdez bien votre temps! mais soyez sûr qu’il y aura quelqu’un qui aura des larmes dans les yeux et une colère triste dans l’âme, toutes les fois qu’il pensera que son ami, avec un coeur admirable, avec un esprit solide et brillant, s’oublie, se rouille, perd son temps en folies et, au bout du compte, n’aspire qu’à être un joli garçon.

Vous ne faites pas attention, pendant ce temps, que le Corr[espondant] faiblit. Après avoir eu une veine très remarquable, voilà qu’il baisse prodigieusement. On s’en plaint à moi, comme si j’étais responsable de la bêtise de certains de ses rédacteurs et de la paresse des autres. En perdant La Gournerie, vous avez fait une perte irréparable et que ne compenseront pas les nouvelles de M. G. G., ni les voyages de M. Valéry commentés par M. Al. Il est bien vrai qu’un confesseur de ma connaissance se disposait à l’interdire à ses pénitentes, si l’on avait donné une suite à la Roche d’enfer ou à la Barque de Mélindez. Est-ce la faute de ce confesseur, s’il voyait du mal là-dedans?

J’ai parfois des peurs épouvantables de rabâcher, ce qui m’empêche de vous dire bien des choses, de peur de l’avoir fait. Mais voici un fait trop nouveau pour qu’il vous soit déjà parvenu. Le jour de la Fête-Dieu, la procession de Pézenas, petite ville d’environ dix mille âmes, fut un véritable scandale. Les curés(2) avaient résolu de n’en pas faire, le jour de l’octave. Un dîner patriotique, à la suite duquel un club devait se former, indiqué pour ce jour-là, les en détournait encore. Le bruit se répand dans la ville que les processions n’auront pas lieu. Aussitôt les paysans s’assemblent, vont trouver le curé de la succursale et le supplient de suivre l’usage ordinaire. Le curé paraît incertain, demande d’aller se consulter avec le curé de la paroisse et prie quatre de ses paysans de venir le trouver, à 9 heures du soir. Au lieu de quatre, près de 800 se rendent sur la place principale, par où devait passer le curé de la succursale en revenant de chez le curé de la paroisse. Ces deux Messieurs, avertis du rassemblement, sortent pour annoncer que les processions auront lieu. Aussitôt, ils sont entourés. Tous les paysans, dans leur joie, ne font entendre que les cris de; « Vivent Messieurs les curés! Nous aurons les processions. » C’était à qui toucherait la main des curés. Pézenas n’avait point, dans ce moment, de maire ni d’adjoint; les paysans se chargent de faire la police. L’ordre fut parfait, le matin et le soir; et, quoique le banquet patriotique eût lieu, les forces que les amis de l’ordre avaient déployées en imposèrent à certaines gens qui s’étaient proposé de commettre certains désordres.

Ce qu’il y a de bon, c’est que certains chapeaux noirs libéraux, prévoyant ce qui aurait lieu, avaient été trouver le curé de la succursale pour le dissuader de céder à la demande de ces braves gens, et que le curé leur avait répondu: « Messieurs, depuis trop longtemps, vous nous prêchez que la souveraineté est dans le peuple, pour que je ne me fasse pas un devoir de lui obéir, s’il témoigne le désir de célébrer le triomphe de son Dieu. » Je n’ai pas besoin de vous dire que ce curé de la succursale est un prêtre qui, quoique jeune, est plein de talent, connaît parfaitement les devoirs du clergé dans les temps actuels, se fait respecter des libéraux, quoiqu’il ne les épargne pas.

Je pense qu’on enverra, avant peu, une relation de ce fait ) l’Avenir. La volonté de ces paysans est admirable et prouve que le peuple serait tout à la religion, si les prêtres le voulaient bien. Les processions de Montagnac ont été admirables. Jamais plus d’ordre. Seulement, on y voyait une trentaine de jeunes filles, avec des robes blanches et des fichus verts. Je n’aime pas ces couleurs dans une procession(3). Adieu.

Emmanuel.

Allons, avant de plier ma lettre, il faut vous dire que je vous plains de tout mon coeur, que je vous plains de ce que vous vous dites un fou, et sans le sentir assez. Moi aussi, je suis un fou, plus fou que vous peut-être; mais il me semble que j’ai horreur de ma folie. Mon cher petit Luglien, tâchons de devenir bien sages tous les deux; tâchons de nous bien regarder nous-mêmes. Il me semble que les yeux de l’âme ont la même propriété que ceux de certains animaux. D abord, ils peuvent voir la nuit, ensuite glacer à mort ces petits monstres qui nous tiraillent le coeur. Oh! regardons-les bien.

E.D'ALZON
Notes et post-scriptum
1. Voir des extraits dans *Notes et Documents.*. t. 1er, p. 114 sq. La date donnée est celle du cachet de la poste, à Montagnac.1. Voir des extraits dans *Notes et Documents.*. t. 1er, p. 114 sq. La date donnée est celle du cachet de la poste, à Montagnac.
2. Pézenas a deux paroisses; celle de l'archiprêtré dédiée à saint Jean, et la succursale, dédiée à sainte Ursule.
3. C'étaient les couleurs des légitimistes.