- V1-172
- 0+055|LV
- Vailhé, LETTRES, vol.1, p.172
- 1 AMITIE
1 JOIE
1 LIVRES
1 MAUVAISES CONVERSATIONS
1 MAUVAISES PENSEES
1 ORGUEIL
1 PARESSE
1 PENSEE
1 REPAS
1 SOLITUDE
1 VANITE
1 VERITE
1 VIE DE PRIERE
2 FENELON
2 MONTAIGNE
2 SEBOND, RAYMOND DE
2 STERNE, LAWRENCE
2 VIRGILE - A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
- ESGRIGNY Luglien de Jouenne
- samedi matin, [18 décembre 1830].
- 18 dec 1830
- [Lavagnac],
- Monsieur
Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
rue Duphot, n° 11.
Paris.
Ou je me trompe dans mes calculs, ou dans ce moment même vous recevez mes deux lettres, dans lesquelles je tache de vous convaincre que je vous aime un peu plus qu’un peu. Eh bien! maintenant, vous le dirai-je? J’en ai quelque scrupule. Non pas que je pense autrement que ce que j’ai dit; mais c’est que j’ai lu dans Montaigne une remarque sur les amitiés, que j’avais mise en pratique, sans me douter que Montaigne pensât ainsi. « Je suis (autant que je me rappelle sa pensée), je suis, disait-il, d’autant plus sec et froid avec mes amis, quand je me sens tel que je les aime davantage. Je réserve les grands témoignages pour ceux que j’aime moins ». Fénelon veut que, quand vous priez Dieu et que vous êtes ennuyé, vous disiez à Dieu: « Mon Dieu, je m’ennuie. » J’aurais cru que vous auriez compris que j’étais en accès de paresse, quand je vous le disais de cette façon. Il n’y a pas de ma faute.
Je viens de vous parler de Montaigne. Je crois que je vais le finir aujourd’hui. Le singulier original! Je fais une réflexion en le lisant, c’est que plus en avance, plus il devient intéressant. Est-ce parce que je le comprends mieux? Est-ce que j’étais un peu fatigué de toutes ces longues histoires, dont il remplissait les premiers chapitres et dont il nous fait grâce vers la fin? Le dernier chapitre que j’ai lu, celui sur la vanité, me semble très bon, sauf quelques longueurs. Mais, ce que je n’aime point du tout, c’est qu’il se plaise, qu’il se délecte en se vautrant dans toutes les odeurs imaginables. Jamais je n’aimerai cela. Il me semble que l’on peut se montrer sans montrer tout (l’homme ne voit le tout de rien) et je ne consentirai jamais à montrer de moi tout ce que le monde sait fort bien y être, mais que je ne juge pas à propos d’étaler. Non, je ne le racontrerai pas, dussé-je, comme Sterne(2), passer la nuit en culotte de soie. A quoi vous attendiez-vous, quand vous avez commencé le chapitre « sur les vers de Virgile », qui serait moins mal intitulé: « Sur des vers de Virgile? » Il a beau dire, j’aime mieux l’apologie de Raymond de Sebonde(3), ou le chapitre sur la vanité. Il dit trop souvent (qu’il n’a pas de mémoire. Peut-être veut-il en donner des preuves.
Vous direz tout ce que vous voudrez, que je suis léger, que je vous aime bien peu, il est bien sûr que, quand je me suis mis à vous écrire, il me semblait que je n’en finirais pas. je me suis interrompu pour déjeuner et je ne sais absolument que vous dire, sinon que je ne sais que vous dire. Ferez-vous consister l’amitié dans la parole et dans cette source de mots, qu’un déjeuner arrête tout net, comme l’encre au bout de ma plume? Je suis dans un singulier état. Je suis en oysifveté poltronesque, comme dit mon homme et comme il prétend y être fort souvent. Et cependant, il ne s’en croyait pas moins bon ami pour cela.
Vous souvient-il de mes Mémoires? Et s’il vous en souvient, vous souvient-il aussi que j’y confessais mon envie de ressembler aux hommes que j’étudiais dans le moment? Or, de Montaigne, il n’en est, pas tout à fait de même. Je ne désire de lui que son jugement. Le reste, il me semble que j’en ai une partie; l’autre je serais fâché de l’avoir. Il me semble que, comme lui, je suis ami de la solitude, enchanté que d’autres me débarrassent du soin des dépenses. Si c’était à moi de les faire, volontiers écrirais-je sur mon papier-journal: Item pour mon humeur paresseuse, 1 000 francs. Il me semble que je suis d’humeur plus gaie que mélancolique, aimant mieux parler point que d’être ennuyeux, ami du vrai, ne disputant point pour disputer. Il me semble enfin -peut-être est-ce piperie- que je suis capable d’aimer, et je me crois digne de l’être.
Mais pour ce commerce, qu’il croit mêler entre celui des honnêtes gens et celui des livres, oh! pour celui-là, je n’en suis point. je l’ai même en une espèce de mépris, mais je le redoute encore plus que je [ne] le méprise.
On a beau dire, il y a quelque temps, j’ai été tenté d’orgueil en voyant des jeunes gens de ma connaissance parler de leurs saloperies. En lisant Montaigne, j’ai remercié Dieu de m’avoir préservé d’être comme lui. Il y a quelque chose de si doux, de si vivant dans la pureté d’esprit et de corps, que je plains bien ceux qui ne l’apprécient pas. Je ne me sens jamais si bête que quand les mauvaises pensées me viennent, et je ne suis jamais plus tranquille que quand mes sens se taisent. Il me semble que la vérité alors me paraît plus claire; il me semble que, plus je m’efforce de sortir de l’asservissement du corps, plus je vois se dissiper et retomber à terre cette misérable fumée, de l’humaine faiblesse, qui nous empêche de voir la beauté de Dieu et de nous unir à lui par l’amour. Quoique j’aie peu sauté de pages en lisant les passages scabreux des Essays, je suis bien résolu à ne plus revenir sur certains chapitres. A force de marcher près de la crotte, on finit par mettre le pied dedans. Personne ne peut répondre de lui.
Je vous ai écrit, parce que j’ai voulu vous écrire. Du reste, je vous dis tout simplement que je suis bien aise de l’avoir fait, de même qu’il y a une demi-heure cette idée m’ennuyait assez. Je vous ai fait voir un peu de moi. Pour aujourd’hui, je n’ai pas le courage d’en faire davantage.
Cher ami, aimez-moi. Je vous le dis, aimez-moi comme je vous aime, et je serai content, et vous aussi. A Dieu.
Emmanuel.3. L'apologie de Raymond de Sebonde forme le chapitre XXXIV des *Essais*. En réalité, dans ce chapitre, Montaigne fait dire à Raymond Sebond, vrai nom de ce théologien espagnol, mort à Toulouse en 1432, le contraire de ce qu'il avait écrit dans sa *Theologia naturalis*.2. Ecrivain anglais du XVIIIe siècle, auteur du *Voyage sentimental*.
3. L'apologie de Raymond de Sebonde forme le chapitre XXXIV des *Essais*. En réalité, dans ce chapitre, Montaigne fait dire à Raymond Sebond, vrai nom de ce théologien espagnol, mort à Toulouse en 1432, le contraire de ce qu'il avait écrit dans sa *Theologia naturalis*.