Vailhé, LETTRES, vol.1, p.43

21 mar 1830 [Paris, ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-043
  • 0+015|XV
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.43
Informations détaillées
  • 1 AMITIE
    1 ASCESE
    1 CONNAISSANCE DE SOI
    1 CONSCIENCE PSYCHOLOGIQUE
    1 HONTE
    1 JOIE
    1 ORGUEIL
    1 REFORME DU CARACTERE
    1 REPOS
    1 SENSIBILITE
    1 VANITE
    1 VOLONTE
    2 BYRON, LORD
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1)
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 21 mars 1830.]
  • 21 mar 1830
  • [Paris,
La lettre

Depuis hier soir, il y a eu grand combat chez moi. J’ai lu les Mémoires de lord Byron et j’ai voulu faire mes Mémoires. Par pitié, mon cher ami, ne vous moquez pas de moi. Oui, je veux faire mes Mémoires, et cette idée m’a [si] attaqué hier soir qu’elle m’a longtemps empêché de dormir. Ce matin, en me réveillant, quoique certes j’eusse à penser à autre chose, je n’y voyais que de l’orgueil, et cela m’arrêtait. Mais je crois que si je veux -et je veux,- il peut m’être fort avantageux de m’étudier la plume à la main. pourquoi ne tenterais-je pas de surmonter l’orgueil. je sais bien que, tant qu’il m’attaque ou plutôt tant que je le laisse maître, il me garrotte et je ne puis plus avancer en rien. Aussi tâcherai-je de ne pas lui donner la liberté.

Alors, je travaillerai à me connaître, à me posséder, et alors aussi je pourrai faire plus facilement de moi ce que je voudrai. J’étudierai ce qui m’entoure et je verrai comment je puis tout faire concourir à un but, car j’en ai un, et depuis longtemps, quoique mes moyens pour l’atteindre aient quelquefois varié. Je me parlerai à moi-même de moi et de mes amis, je m’y entretiendrai de vous souvent, et vous savez pourquoi, et si la fatuité ne vient pas tout rompre, je pourrai avancer.

Pourquoi lord Byron avait-il tant d’amis? Pourquoi son coeur avait-il besoin de s’épancher? Et pourquoi, sans en avoir tant que lui, ai-je comme lui le besoin d’en avoir? Si je l’étudie dans son coeur, j’y trouve un autre penchant que dans le mien. Il est orgueilleux dans son coeur; moi, je n’ai d’orgueil, quoique à dose très forte, que dans l’esprit. Cet orgueil le portait à ne choisir ses amis que dans ceux qu’il pouvait dominer par quelque genre de supériorité; moi, je ne suis pas comme lui. Mes amis sont plus âgés, par conséquent, plus développés sous tous les rapports, par conséquent, supérieurs à moi, et j’en suis bien aise. Ils veulent bien m’accueillir, et cela me plaît infiniment. Leurs succès me réjouissent, parce qu’il est dans ma nature de m’incorporer tellement à eux qu’il me semble que leurs succès rejaillissent sur moi. En cela, il y a peut-être encore de l’orgueil, mais n’importe, c’est un orgueil qui ne fait de tort à personne. Quand je puis montrer quelque chose d’eux, je vais le colportant à tous ceux que je connais, voulant que tout le monde participe à mon plaisir d’avoir des amis qui font bien.

Je vous [en] ai dit assez; excusez-moi. Il est des moments où l’on a besoin de parler ou d’écrire et où pourtant l’on est mécontent d’avoir parlé ou écrit. Eh bien! pourtant, je ne veux pas avoir cette mauvaise honte. Je crois que vous me comprendrez et je ne déchirerai pas ma lettre, quoique j’en aie une forte envie.

A Dieu. pour le moment, je n’ai rien à vous dire, sinon que j’ai commencé mes Mémoires.

EMMANUEL.

21 mars

E. D'ALZON
Notes et post-scriptum
1. Voir des extraits dans *Notes et Documents* t Ier p.III, 130 sq.