Amants de la Beauté spirituelle, par Marcel NEUSCH
A la fin de sa Règle, Augustin invite ceux qui ont choisi la vie religieuse à « observer tous ces préceptes avec amour, comme des amants de la beauté spirituelle…, non comme des esclaves sous le régime de la loi, mais en hommes libres sous le régime de la grâce ». La vie religieuse suppose un choix libre. Sous le régime de la grâce, la contrainte devrait être inutile. Les « préceptes » de la Règle sont des béquilles, dont les vrais amants de la Beauté spirituelle se passent.
« Ce qui nous était commun, c’était un domaine immense et infiniment riche : Dieu lui-même. »
L’idéal de la vie religieuse tient pour Augustin en peu de mots : « Avant tout, vivez unanimes à la maison, ayant une seule âme et un seul cœur tournés vers Dieu » (Règle 1, 1). Il souligne ainsi deux aspects qui vont de pair, d’une part la recherche de Dieu, en quoi se réalise le vœu le plus secret de notre cœur, selon les Confessions : « Tu nous as faits orientés vers toi, et notre cœur est sans repos tant qu’il ne repose pas en toi » ; et d’autre part la vie communautaire, selon le modèle des Actes : « La multitude des frères n’avait qu’un cœur et qu’une âme » (Ac 4, 32).
Augustin n’a jamais éprouvé l’urgence de codifier davantage la vie religieuse. Son modèle n’est autre que la première communauté chrétienne. Si, malgré tout, il s’est vu obligé d’en appeler à la loi, c’est que, au lieu de vivre sous le régime de la grâce, certains n’avaient jamais réellement quitté leurs vieilles habitudes. Ses écrits sur la vie religieuse, y compris sa Règle, sont des écrits de « circonstance », en vue de redresser certaines déviations qui défiguraient l’idéal et le trahissaient.
Ce n’est pas la première fois que les Itinéraires Augustiniens abordent la vie religieuse. Qu’on se reporte au n° 4, centré sur la Règle de saint Augustin et autres écrits, ainsi qu’au n° 26 sur la « communauté de vie ». Le présent numéro ne vise pas à répéter ce qui a déjà été dit, mais il invite d’abord à visiter les monastères fréquentés ou fondés par Augustin. Il apporte aussi des éclairages sur le sens des vœux. Il évoquera enfin d’autres modèles de vie religieuse, sans oublier l’actualité.
Mais retenons ce qui, pour Augustin, est le véritable enjeu de tout choix de la vie religieuse, et qu’il rappelle dans le sermon 355 : « Ce qui nous était commun, c’était un domaine immense et infiniment riche : Dieu lui-même. »
Une seule âme et un seul cœur. Commentaire de saint Augustin
« Qu’il est bon, qu’il est agréable pour des frères d’habiter ensemble ! » (Ps, 132, 1) Ces paroles du Psaume, ce chant suave, cette ravissante mélodie aussi agréable à l’oreille qu’à l’intelligence, ont fait naître les monastères. En entendant ce chant, des sœurs et des frères désireux de vivre ensemble dans l’unité ont été alertés. Ce verset a été pour eux comme le son d’une trompette résonnant par toute la terre et rassemblant ceux qui étaient divisés. C’était un cri de Dieu, un cri de l’Esprit-Saint, un cri prophétique… qui devait trouver un écho dans le monde entier… Les premiers chrétiens venaient du judaïsme et ils ont été les premiers à habiter ensemble dans l’unité, eux qui ont vendu tout ce qu’ils possédaient et en ont déposé le prix aux pieds des Apôtres…
Que signifie donc habiter ensemble dans l’unité ? Le texte des Actes des Apôtres le dit : « Ils n’étaient qu’une âme et qu’un cœur » (Ac 4, 32) en quête de Dieu. Ils étaient donc les premiers à avoir entendu les paroles du Psaume : « Voyez ! qu’il est bon, qu’il est doux d’habiter en frères tous ensemble dans l’unité »… Ceux-là seuls en qui l’amour du Christ est parfait vivent ensemble dans une vraie unité. Car ceux en qui l’amour du Christ n’est pas parfait peuvent sans doute vivre ensemble, mais ils sont entre eux désagréables, querelleurs et rebelles. Dans leur insatisfaction ils troublent les autres et cherchent toujours à dire du mal du prochain. On peut les comparer à un cheval ombrageux qui, dans un attelage à deux, non seulement ne veut pas tirer, mais essaie de briser à coups de pieds le timon qui le relie à l’autre…
On trouve beaucoup de ces sœurs et frères dans les monastères : ils ne vivent ensemble qu’en apparence et matériellement. Mais quels sont ceux qui vivent vraiment ensemble dans l’unité ? Ceux dont il est dit : « Ils n’étaient qu’une âme et qu’un cœur » en quête de Dieu.
Le choix de la vie communautaire : découvertes et fondations d’Augustin, par Nicolas TARRALLE
Celui qu’il cherchait, c’était le Christ, le Verbe de sagesse et d’amour
De toutes découvertes ayant illuminé la vie d’Augustin, il y en a une qui l’a modelé de manière décisive : sa vocation à la vie communautaire. Il découvre dans la vie monastique le lieu du repos de son cœur où Dieu l’attend pour l’aimer. Cette découverte s’est faite par étapes : à Carthage, à Milan, à Rome, puis à Thagaste. Les Confessions rendent témoignage au travail de Dieu qui l’a accompagné tout au long de ces années. Celui qu’il cherchait, c’était le Christ, le Verbe de sagesse et d’amour, et cet approfondissement l’a amené à découvrir le chemin de vie particulier, en Christ, qu’est la vie monastique. De même que le Christ est le but et le chemin, la vie en communauté d’un seul cœur tourné vers Dieu est un but et un chemin. L’appel d’Augustin à se retirer pour Dieu n’est pas séparé d’une parole qui le rejoint de l’extérieur, mais il surgit d’une lumière intérieure.
Augustin découvre la primauté du « saint loisir » qui lui permet d’orienter toute sa vie vers Dieu, une vie d’otium : de louange, de prière, de lectures saintes, de délectation en Dieu. Cette découverte, il va la vivre avec des compagnons, ses frères de communauté. Les voici tous ensemble « tournés vers Dieu ». Mais l’appel de Dieu ne se fait pas uniquement entendre par l’appel intérieur qui tourne et retourne le cœur. Il retentit à travers l’Eglise. Augustin va être amené à fonder plusieurs monastères en réponse aux sollicitations des communautés chrétiennes. A l’écoute d’une parole extérieure, sa vocation monastique s’approfondit : elle assume les soucis de la vie, le negotium. Le fondement de la vie monastique, c’est la vie de sainteté de l’Eglise. Les différents lieux communautaires fondés par Augustin vont donc être aussi à l’écoute des appels et des besoins de l’Eglise. Au fil de ces fondations qui s’ajustent plus qu’elles ne sont préméditées, le monastère de clercs donne une forme particulière et originale à la vie commune. On peut parler de fondation d’une vie monastique apostolique.
I – Découvertes de la vie monastique
L’itinéraire spirituel d’Augustin est marqué par son itinéraire géographique. A Carthage d’abord, il est aiguillonné par la recherche de la vérité. Au cours de son séjour en Italie ensuite, il s’engage dans des expériences communautaires successives : un premier projet avorté avec des amis, une retraite à Cassissiacum, la découverte de communautés monastiques à Rome. Son aspiration à une vie commune était ainsi déjà présente avant sa conversion et avant son séjour en Italie, mais elle trouvera dans ce voyage une forme qu’il ne va plus quitter de retour en Afrique.
Carthage : recherche de la sagesse
A travers cette exhortation à la recherche de la sagesse, il découvre un puissant désir d’aimer et de posséder Dieu
Les premiers germes de la vocation communautaire d’Augustin naissent à Carthage. Arrivé à 17 ans pour y poursuivre ses études, il fait deux ans plus tard la lecture de l’Hortensius de Cicéron. A travers cette exhortation à la recherche de la sagesse, il découvre un puissant désir d’aimer et de posséder Dieu. Il fait en quelque sorte la découverte de son « monde intérieur », un besoin d’immortalité, de liberté, d’infini…
Ce livre changea mes sentiments et, m’orientant vers toi, Seigneur, il changea mes prières et rendit tout autres mes vœux et mes désirs. Vile devint pour moi soudain toute vaine espérance ; c’est l’immortalité de la sagesse que je convoitais dans un bouillonnement du cœur incroyable, et j’avais commencé à me lever pour revenir vers toi (3, 4)1.
La pensée n’est pas simplement intellectuelle, elle a une épaisseur existentielle dirions-nous aujourd’hui. Augustin découvre les exigences d’une recherche de la vérité qui sollicite toute son existence. Lui qui, depuis un an, partageait sa vie avec la femme qu’il aimait, fut tiré hors d’une insouciante tranquillité qui lui faisait convoiter les richesses, les honneurs et les femmes. De ces trois espoirs terrestres, il va se détacher au fil des ans2.
Dans cette recherche nouvelle, l’argent lui devient vite indifférent, mais il mettra des années à se libérer de son attachement aux honneurs et aux femmes. Il plonge dans l’étude de la Bible, mais c’est vers les manichéens qu’il se tourne pour la comprendre. Sans pour autant imiter les ‘‘élus’’ manichéens, Augustin commença par admirer la continence et la vie chaste qu’ils affichaient. Son attirance, en même temps que sa vigilance, témoigne de son attention à la justesse de l’exemple de vie. Il est à la recherche d’une fermeté et d’une assurance en Dieu qui rayonne plutôt qu’elle ne se démontre.
Quel motif me retenait et m’empêchait de me fixer définitivement chez eux, si bien que j’en restais à ce qu’ils appellent le degré des Auditeurs, sans renoncer aux espoirs et aux affaires de ce monde (comme le faisaient les élus) ? Quoi, si ce n’est que je les voyais, eux aussi, plus habiles et abondants à réfuter autrui que fermes et assurés à prouver leurs propres dires3 ?
Si Augustin a découvert le désir du détachement qui tourne et retourne le cœur, il n’est pas encore éclairé par la lumière sûre de la Vérité. Il lui faudra une décennie et un voyage par- delà les mers pour en découvrir le visage.
Augustin revient en 373 dans sa petite ville natale de Thagaste où il commence une carrière de professeur de rhétorique. Mais il repart rapidement à Carthage dans la capitale africaine où il enseigne près de 10 ans. Il est toujours manichéen, mais de plus en plus étouffé par le doute et l’angoisse intellectuels des questions auxquelles ses interlocuteurs ne répondent pas. Il est aussi en quête de réussite, et quand il s’en va pour Rome, tout proche du pouvoir impérial, il a 29 ans. Il y côtoie quelque temps la vie commune d’un cercle d’élus, se fait connaître du sénateur Symmaque et monte enseigner à Milan
Milan : un essai manqué
‘‘ Va, vends tout ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel ; viens, suis-moi’’
En fait, à mesure qu’Augustin avance dans sa carrière, il découvre en lui une insatisfaction croissante. Les honneurs qu’il cherche sont un poids. Ils participent de son désarroi intérieur en se révélant fondamentalement incapables de le satisfaire. Augustin est travaillé par ce clivage entre l’aspiration spirituelle qu’il découvre en lui et la réussite sociale qu’il construit par ses relations. Lorsqu’il renvoie sa concubine en vue d’un mariage avec une riche héritière de Milan, il est au cœur de cette contradiction. Il rêve de chasteté, de continence, mais sans changer ses projets de carrière.
Dans cette période troublée, Augustin cherche à vivre son amour de la sagesse avec une dizaine d’amis, dont son compagnon Alypius. Ils veulent se retirer de la foule, pour avoir tout loisir de chercher Dieu. Mais leur projet échoue faute de construire une entente sur la manière d’y vivre le mariage. Sans doute que les épouses ramenèrent les belles idées des hommes aux exigences très terre à terre de la vie commune…
C’est en écoutant la prédication d’Ambroise qu’Augustin trouve l’appui pour continuer sa recherche intellectuelle. Jésus-Christ n’est pas simplement un maître de sagesse qui nous serait extérieur et qu’il faudrait rejoindre, il est la sagesse qui nous habite déjà et qui nous sauve. L’épaisseur humaine et ecclésiale du Christ se révèle à Augustin : le but qu’il cherche à atteindre est aussi un chemin à emprunter. Il découvre la certitude que Jésus-Christ est ce but et ce chemin. C’est une expérience à la fois intellectuelle et spirituelle. Augustin s’est écarté des manichéens dès son arrivée à Milan et ses premiers contacts avec Ambroise. Il est catéchumène de l’Eglise catholique. Sa mère Monique et son ami Nébridius l’ont rejoint depuis l’Afrique. Mais il est plus que jamais tourmenté par son questionnement existentiel. Sa volonté spirituelle se heurte à son vouloir de chair.
Depuis qu’il avait rencontré les manichéens, Augustin côtoyait des communautés de croyants tout en gardant une distance intérieure. En se tournant vers le christianisme, il cherche à étreindre la sagesse, à tout orienter vers le Christ, mais dans un combat qui épuise sa volonté intérieure. Lui qui veut choisir la chasteté, il s’en trouve incapable. Jusqu’au jour où il entend, dans le jardin, une voix d’enfant qui lui dit « Prends et lis ! Prends et lis ! »
Je refoulais l’élan de mes larmes et me levais. Une seule interprétation s’offrait à moi : la volonté divine m’ordonnait d’ouvrir le livre et de lire le premier chapitre que je rencontrerais. Je venais d’entendre dire qu’Antoine, survenant au hasard d’une lecture de l’Evangile, avait pris pour lui cet avertissement : ‘‘ Va, vends tout ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel ; viens, suis-moi’’, et que cet oracle avait décidé aussitôt de sa conversion.
Je revins donc en hâte à l’endroit où était assis Alypius : car j’y avais laissé, en me levant, le livre de l’apôtre. Je le pris, l’ouvris et lus en silence le premier chapitre où tombèrent mes yeux : ‘‘Ne vivez pas dans la ripaille et l’ivrognerie, ni dans les plaisirs impudiques du lit, ni dans les querelles et jalousies ; mais revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ, et ne pourvoyez pas à la concupiscence de la chair.’’ Je ne voulus pas en lire davantage, c’était inutile. A peine avais-je fini de lire cette phrase qu’une espèce de lumière rassurante s’était répandue dans mon cœur, y dissipant toutes les ténèbres de l’incertitude (8, 2).
Cette expérience spirituelle d’août 386 est fondatrice : maintenant, ce n’est plus lui qui veut ce qu’il voit, c’est le Christ qui vient dissiper ses ténèbres.
Tu me convertis, en effet, si bien à toi que je ne recherchais plus ni épouse, ni rien de ce qu’on espère dans ce siècle ; j’étais debout sur la règle de la foi (8, 12).
Il se prépare alors à « revêtir le Christ » par le baptême. Augustin attend septembre pour quitter discrètement tous ses engagements professionnels, puis il se retire avec quelques amis à Cassiciacum dans les lectures pieuses, les prières, les échanges et le travail. Au Carême de l’année suivante, il revient à Milan pour suivre les catéchèses pré-baptismales d’Ambroise. Quand il reçoit le baptême à Pâques 387, Augustin va sur ses 34 ans.
L’expérience spirituelle d’Augustin à Milan, jusqu’au baptême, serait incomplète si l’on ne mentionnait pas l’influence qu’ont eu sur lui des récits de vie et d’engagement monastique. Outre la vie d’Antoine qui ne manqua pas de l’impressionner, il y a notamment l’histoire que lui rapporte Possidius avant l’expérience du « tolle lege », de deux amis qui décident de quitter leurs fiancées pour se consacrer entièrement à Dieu. Dans cet élan, ils entrainent aussi leurs fiancées respectives à rejoindre un monastère ! Le cheminement baptismal d’Augustin, qui accueille le Christ dans sa vie, est donc marqué par un vif attrait de l’idéal monastique4.
Rome : enquête sur la vie monastique
A la charité se conforme la nourriture, à la charité le langage, à la charité la tenue, à la charité le visage. On s’unit et on se tient en une seule charité.
Les projets d’Augustin se tournent alors vers l’Afrique. Avec ses amis, il veut continuer une vie tout orientée vers Dieu. Avant d’embarquer, sa mère Monique exprime sa joie de voir son fils choisir de tout quitter pour Dieu. Puis elle décède.
Le séjour à Rome se prolonge de presque une année au cours de laquelle Augustin s’intéresse tout particulièrement à la vie monastique de l’Eglise catholique. Il se documente sur le monachisme oriental et va à la rencontre des monastères romains. Leur exemple va le marquer.
J’ai vu moi-même, à Milan, une maison d’hommes saints, nombreux, qui avaient à leur tête un prêtre, homme excellent et très savant. A Rome, j’ai même connu plusieurs maisons, dans lesquelles ceux qui se distinguent par la gravité et la prudence ainsi que la science divine commandent à ceux qui habitent avec eux, vivant tous dans la charité, la sainteté et la liberté chrétienne. Pour n’être à la charge de personne, selon la coutume d’Orient et l’exemple de l’Apôtre Paul, ils vivent du travail de leurs mains. J’ai appris que beaucoup pratiquent des jeûnes tout à fait incroyables, ne prenant pas une fois par jour, au commencement de la nuit, la collation qui est partout un usage courant, mais passant très souvent trois jours entiers ou davantage sans nourriture ni boisson. Et il s’agit ici non seulement d’hommes mais aussi de femmes. (…)
Et dans ces maisons, nul n’est contraint à des austérités qu’il ne peut supporter, à personne on n’impose quelque chose contre son gré, et les autres ne méprisent pas celui qui se reconnaît incapable de les imiter (…) Aussi toute l’industrie s’emploie-t-elle avec soin non pas à rejeter certains genres d’aliments comme impurs, mais à dompter la concupiscence et à conserver l’amour des frères (…)
La charité est gardée principalement. A la charité se conforme la nourriture, à la charité le langage, à la charité la tenue, à la charité le visage. On s’unit et on se tient en une seule charité. On considère qu’offenser la charité est comme offenser Dieu. Si une chose s’oppose à la charité, on la repousse et on la rejette. Si quoi que ce soit la blesse, on ne laisse pas durer ce mal un seul jour. Ils savent qu’elle a été tellement recommandée par le Christ et les Apôtres, que si elle seule manque, tout est vide ; si elle est là, tout est plein5.
Thagaste : une vie commune selon l’Evangile
Et tout ce que Dieu révélait à son intelligence dans la méditation et la prière, il en instruisait ceux qui étaient présents comme les absents par ses discours et ses écrits
Lorsqu’Augustin arrive en Afrique, Alypius l’a précédé. Avec quelques amis, ils sont accueillis à Carthage quelque temps, formant un groupe sinon monastique, du moins clairement identifié par l’Eglise locale comme des « serviteurs de Dieu » ayant le projet d’une vie authentiquement chrétienne. Contrairement à Milan, ils ne sont plus en terre étrangère et les liens ecclésiaux et sociaux sont nombreux. Le groupe s’installe rapidement à Thagaste dans la propriété familiale d’Augustin. Ils sont habités à la fois par leur propre désir de vie commune et par l’exemple des monastères de Rome qui leur en a proposé une forme concrète.
Leur intention n’est pas de fonder un mode de vie nouveau, mais simplement de mettre en application une forme de vie dont la sainteté est attestée par l’Eglise. Augustin n’est pas porteur d’une intuition communautaire qu’il vient apporter à l’Eglise. Il n’est pas le fondateur d’un mode de vie inédit. Il est en revanche, avec ses amis, porteur d’un très fort désir de vie commune selon l’Evangile, à la manière dont l’Eglise le proposait à cette époque, dans des monastères d’hommes ou de femmes. Plutôt qu’une fondation, c’est donc une découverte. On sait peu de choses sur cette période. Qu’Augustin avait vendu une partie de ses biens pour les donner à l’Eglise, qu’il commençait à être fortement sollicité pour ses conseils, qu’il vivait avait Alypius, Evodius, son fils Adeodat, et d’autres encore, à l’écart de la ville dans la campagne. Son biographe, raconte :
Il y vécut pour Dieu pendant près de trois ans avec ceux qui s’étaient attachés à lui, loin des soins du siècle, tout entier aux jeûnes, à la prière et aux bonnes œuvres, méditant la loi du Seigneur jour et nuit. Et tout ce que Dieu révélait à son intelligence dans la méditation et la prière, il en instruisait ceux qui étaient présents comme les absents par ses discours et ses écrits6.
II – Fondations au cœur de l’Eglise d’Hippone
J’avais de fait abandonné toute espérance mondaine et je ne voulais pas être ce que j’aurais pu être.
Depuis le cœur contemplatif de l’Eglise qu’est la vie monastique, Augustin va assez vite découvrir la vie ecclésiale dans sa turbulence. Cette découverte se fait dans l’acceptation des sollicitations qui lui sont faites. Augustin a écouté l’appel de Dieu le plus intérieur, il va aussi se mettre à l’écoute de l’appel de Dieu qui s’exprime à travers l’Eglise et les urgences du monde. Au soir de sa vie, il en témoigne dans sa cathédrale :
Moi, que vous voyez votre évêque par la grâce de Dieu, je suis venu jeune en cette ville ; beaucoup d’entre vous le savent. Je cherchais un endroit pour fonder un monastère où je vivrais avec mes frères.
J’avais de fait abandonné toute espérance mondaine et je ne voulais pas être ce que j’aurais pu être ; pour autant, je n’ai pas recherché ce que je suis. J’ai choisi d’être dans un recoin de la maison de Dieu, plutôt que d’habiter sous la tente des pécheurs. De ceux qui aiment le monde je me suis séparé ; mais à ceux qui dirigent les peuples je ne me suis pas égalé. Et au banquet de mon Seigneur je n’ai pas choisi la place supérieure mais un recoin inférieur. Et il lui a plu de me dire : ‘monte plus haut (S. 355)’7.
Ordonné prêtre puis évêque à Hippone, malgré lui, Augustin accueille un ministère qui le plonge dans les tribulations du negotium. Ayant découvert le lieu où suivre le Christ, il découvre les sollicitations de l’Eglise de Christ qui vont l’obliger à avancer ailleurs que là où il l’avait envisagé. Dans ce nouveau chemin, il va « fonder » une forme de vie originale : sa manière de rester « serviteur de Dieu » séparé du monde, l’amène à devenir toujours plus « serviteur des hommes » à l’écoute des appels de l’Eglise du Christ.
Moine-sollicité à Thagaste
Déjà à Thagaste, Augustin était sollicité pour répondre à des questions, pour rendre visite. La paix d’une vie reculée, ordonnée au saint loisir (otium) de louer Dieu, semble être toute relative. En témoigne cette lettre de son ami Nébridius :
Est-il donc vrai, mon cher Augustin, que les affaires des particuliers prennent toutes tes forces, toute ta patience, sans que tu puisses revenir à cette retraite que tu désires tant ? Quels sont, je te le demande, ceux pour lesquels tu as la bonté d’y renoncer ainsi ? Des gens qui ne savent pas ce que tu aimes, ce que tu désires. N’est-il donc aucun de tes amis qui puisse leur apprendre ce qui fait l’objet de toutes tes aspirations ? Quoi, ni Romanien, ni Lucinien ne sauraient le faire ? Ah ! S’ils pouvaient m’entendre, je leur crierais, je leur attesterais que tu aimes Dieu, que c’est Dieu seul que tu veux servir, à qui tu veux t’attacher ! Ah ! Si je pouvais t’attirer à ma maison de campagne, et t’y faire goûter quelque repos, je ne craindrais pas de passer pour un ravisseur auprès de ces concitoyens que tu aimes trop ; et dont tu es trop aimé8!
Le voyage à Hippone qu’Augustin évoque plus haut est l’un des signes des multiples préoccupations qui l’accaparent. S’il cherche un lieu pour y fonder un monastère, c’est qu’il se sent trop bousculé dans sa ville natale. Il va effectivement la quitter, mais pas selon ses propres projets. Il aspirait à une rupture géographique pour retrouver le cadre isolé d’une vie monastique. La providence, comme il le dira lui-même, va tout chambouler…
Moine-Prêtre au monastère du jardin
Or je craignais l’épiscopat à tel point que, parce que ma renommée commençait à prendre quelque importance parmi les serviteurs de Dieu, je ne me rendais pas là où je savais qu’il n’y avait pas d’évêque.
En 391, Augustin était donc venu à Hippone pour rencontrer un ami, et le rallier à la vie monastique. Alors qu’ils se rendent à la cathédrale, voilà qu’il est saisi par les fidèles, qui veulent l’ordonner sur-le-champ. La nécessité exprimée par l’évêque du lieu de se faire aider par un prêtre, l’a contraint à accepter, dans les larmes, cette sollicitation inattendue. Augustin raconte :
Or je craignais l’épiscopat à tel point que, parce que ma renommée commençait à prendre quelque importance parmi les serviteurs de Dieu, je ne me rendais pas là où je savais qu’il n’y avait pas d’évêque. Je me gardais de cela et je suppliais Dieu tant que je pouvais de me laisser sain et sauf dans ma basse condition et de ne pas m’exposer dans un poste élevé. Mais comme je l’ai dit, le serviteur ne doit pas contredire son maître.
Je vins en cette ville pour voir un ami que j’espérais pouvoir gagner à Dieu et amener avec nous au monastère ; j’étais apparemment tranquille, puisque la ville avait un évêque. Je fus réquisitionné et fait prêtre et, par ce degré, je parvins à l’épiscopat9.
Il accepte donc, mais sans renoncer à ce qui lui est le plus précieux : vivre en communauté avec d’autres « serviteurs de Dieu ».
Je n’apportais rien, je ne vins à cette église qu’avec les vêtements que je portais alors. Et puisque je me disposais à vivre au monastère avec mes frères, le vénérable Valérius, d’heureuse mémoire, mis au courant de mon projet et de ma décision, me donna ce jardin où se trouve maintenant le monastère. Je commençais à réunir des frères décidés à s’engager, mes compagnons de pauvreté, qui ne possèderaient rien comme moi et se disposeraient à m’imiter : j’avais vendu mon pauvre petit bien et j’en avais distribué le prix aux pauvres ; ainsi feraient ceux qui voudraient se joindre à moi, afin que nous vivions sous le régime de la communauté ; et ce qui nous serait commun, c’était un grand domaine surabondant, Dieu lui-même10. »
Possidius, qui a partagé un temps cette vie au monastère du jardin, témoigne :
Devenu prêtre, il établit bientôt un monastère dans l’enceinte de l’église et y vécut avec les serviteurs de Dieu selon la forme et la règle établies par les saints apôtres. On ne devait y posséder rien en propre, mais tout devait être en commun et distribué à chacun selon ses besoins. Il avait lui-même donné le premier l’exemple de ce genre de vie lorsqu’il était revenu de son voyage d’outre-mer11.
La Règle est le témoin, en creux, de la fécondation réciproque de la vie monastique et de la vie de l’Eglise. Elle donne le cadre d’un dynamisme de l’Esprit mis en forme par Augustin.
Pour Augustin, la vie tournée vers Dieu et son activité comme prêtre au service de l’Eglise d’Hippone restent deux dimensions bien distinctes. Il y a d’ailleurs des lieux aux vocations différentes. Le monastère du jardin reste un monastère de moines, comme tant d’autres. Augustin garde la préoccupation de se retrouver avec des frères, formant ensemble « une seule âme et un seul cœur tournés vers Dieu ». Les hypothèses varient sur la date de rédaction de la Règle, mais elle est clairement liée à l’expérience du monastère du Jardin. Augustin y explicite le cœur d’une vie commune des serviteurs de Dieu sans mentionner aucune dimension apostolique à l’extérieur de la communauté.
Cette vie commune doit cependant répondre à des besoins ecclésiaux : le monastère du jardin devient un lieu « ressource » pour la vie de l’Eglise. Lieu où des moines-prêtres comme Augustin viennent se ressourcer ; lieu où l’Eglise vient puiser des sujets pour le service de sa mission.
On prit d’abord parmi ceux qui servaient Dieu avec saint Augustin et sous sa conduite, dans le monastère qu’il avait fondé, des clercs pour l’église d’Hippone ; puis, la vérité prêchée par l’Eglise catholique étant de plus en plus connue et répandant tous les jours un plus grand éclat, ainsi que le genre de vie, la très grande continence, l’insigne pauvreté profonde observées par les serviteurs de Dieu, dans le monastère établi par ce saint homme et prospérant sous sa conduite, c’est parmi ses disciples qu’on vint chercher avec empressement, pour le bien de l’unité et de la paix de l’Eglise, des sujets dont on faisait des prêtres et des évêques. J’en connais près de dix, des hommes saints et vénérables, aussi remarquables par la pureté de leurs mœurs que par l’étendue de leur science, que le bienheureux Augustin accorda à des Eglises dont quelques-unes étaient considérables. Les évêques, sortis de cette pépinière de saints, multiplièrent les Eglises du Seigneur et fondèrent à leur tour d’autres monastères, qui donnèrent également à d’autres Eglises plusieurs de leurs membres pour être élevés à la prêtrise, à mesure que le zèle pour l’édification de la Parole de Dieu redoublait12.
La Règle est le témoin, en creux, de la fécondation réciproque de la vie monastique et de la vie de l’Eglise. Elle donne le cadre d’un dynamisme de l’Esprit mis en forme par Augustin. Elle n’évoque pas son déploiement « apostolique » dirions-nous aujourd’hui, mais son incarnation ordinaire dans des relations quotidiennes tournées vers Dieu. Et elle accompagne les nouvelles fondations communautaires stimulées par les sollicitations des Eglises. C’est d’ailleurs par peur de voir Augustin pris comme Evêque dans une autre ville, que Valerius l’ordonne coadjuteur à Hippone en 395.
Evêque-moine de l’Eglise d’Hippone
A la mort de Valerius, quelque chose de nouveau apparaît pour Augustin : l’exigence d’habiter une maison où les sollicitations très nombreuses ne peuvent pas être différées. En prenant la fonction d’évêque il va alors véritablement « fonder » un mode de vie original au cœur de la tension otium-negotium. Il établit un monastère au cœur de l’évêché : un monastère de clercs.
Je parvins à l’épiscopat ; et je vis qu’il était nécessaire à l’évêque d’assurer l’hospitalité à ceux qui allaient et venaient ; si l’évêque ne le faisait pas, il passerait pour inhospitalier. Mais si cette habitude avait été introduite dans le monastère, cela aurait été inconvenant. Et je voulus avoir dans cette ‘maison de l’évêque’ un monastère de clercs13.
Au cœur de l’hospitalité ecclésiale et des sollicitations du monde, la vie monastique veut assumer la tension fondatrice entre l’otium et le negotium.
Agostino Trapè considère que ce nouveau monastère n’est qu’une trouvaille pour continuer un idéal monastique mis à l’épreuve des sollicitations de la fonction de l’évêque. De fait, Augustin n’avait pas prémédité ce geste, et il continua à regarder avec nostalgie l’idéal d’une vie monastique retirée. Mais il y a dans cette initiative à l’évêché bien plus qu’une trouvaille. C’est une décision inaugurale qui porte la marque personnelle d’Augustin : une « fondation ». La vie monastique n’est plus séparée, reculée, hors des usages du monde, elle a comme mission de prendre racine dans le quotidien de la vie de l’Eglise. Au cœur de l’hospitalité ecclésiale et des sollicitations du monde, elle veut assumer la tension fondatrice entre l’otium et le negotium.
L’existence d’Augustin fait l’unité d’une multitude de registres : la dimension apostolique de la vie communautaire du monastère des clercs n’est rien d’autre que la mission de l’Eglise. Et cette mission est indissociable de la vie commune : comme par exemple le service rendu par le monastère des femmes pour prendre en charge les orphelins. En introduisant un monastère dans la maison de l’évêque, Augustin articule la vie communautaire aux œuvres qui font vivre l’Eglise. Cet idéal est toujours à expliciter auprès des fidèles, à convertir dans la vie des moines, mais il est résolument apostolique. C’est ainsi qu’Augustin en rend compte lors d’un scandale qui remuait la communauté chrétienne en 425. La vie commune a une dimension publique :
Comme dit l’apôtre : ‘’nous sommes livrés en spectacle au monde, aux anges et aux hommes’’ ; et de ce fait ceux qui nous aiment recherchent ce qu’ils ont à louer en nous, mais ceux qui nous détestent nous déchirent.
Quant à nous, placés entre les uns et les autres, avec l’aide du Seigneur notre Dieu, nous devons veiller et sur notre vie et sur notre réputation, afin de ne pas rougir devant ceux qui nous dénigrent.
Le retournement de perspective, du retrait du monde à l’envoi au monde, n’est pas un retour en arrière. C’est un nouvel équilibre de la vie chrétienne qui n’est pas du monde mais qui est dans le monde.
Quant à la manière dont nous voudrions vivre et dont nous vivons déjà par la grâce de Dieu, vous êtes nombreux à la connaître par l’Ecriture sainte ; mais, pour vous la rappeler, on va vous en faire la lecture dans le livre des Actes des Apôtres, afin que vous voyiez où est décrit l’idéal que nous désirons atteindre (…) :
‘’ Tandis qu’ils priaient, le lieu où ils étaient rassemblés trembla et ils furent tous remplis de l’Esprit saint et ils annonçaient la Parole de Dieu avec assurance à quiconque voulait croire. Or la multitude des croyants n’avait qu’une âme et un cœur ; et personne d’entre eux, à propos de ce qu’il possédait, ne disait que c’était à lui, mais entre eux tout était commun ; et avec une grande puissance les Apôtres rendaient témoignage à la résurrection du Seigneur Jésus ; et une grande grâce était sur eux tous. Aussi n’y avait-il personne dans le besoin chez eux ; car tous ceux qui étaient propriétaires de terres ou de maisons les vendaient et en apportaient le prix et le déposaient aux pieds des Apôtres. On distribuait alors à chacun ce dont il avait besoin ‘’14 .
Les commentateurs d’Augustin soulignent que ce dernier cite ici Actes 4 en commençant dès le verset 31. Il introduit ainsi l’annonce de la Parole de Dieu comme activité propre de la communauté. Ce n’est plus le retrait du monde qui permet de se consacrer à Dieu en communauté, c’est Dieu qui consacre la communauté en vue d’une mission pour le monde.
Le retournement de perspective, du retrait du monde à l’envoi au monde, n’est pas un retour en arrière. C’est un nouvel équilibre de la vie chrétienne qui n’est pas du monde mais qui est dans le monde. Augustin a construit cet équilibre au jour le jour dans la vie quotidienne de sa communauté. Et la trajectoire qu’il expérimente est exemplaire plus encore que ses textes. Il n’y a jamais de retrait absolu du monde, il y a toujours une mission de l’Eglise pour le monde. Au final, l’équilibre ecclésial et humain qu’Augustin nous montre repose entre les mains de Dieu. C’est à lui qu’il faut confier ce chemin de crête entre otium et negotium. Ne rien céder au monde en se désencombrant des valeurs du monde, et ne rien oublier des combats du monde en s’engageant pour son salut.
Conclusion : de nouveaux lieux
Basile de Césarée aussi, un bon demi-siècle avant, a été à la fois un grand moine et un grand évêque : il a notamment fondé les Basiléiades pour le service des indigents, sortes d’hospices socio-ecclésiaux. Comme Augustin, il a écrit une Règle pour structurer la vie des moines. Mais le plus précieux héritage qu’ils nous laissent tous les deux, avec le génie propre de leurs œuvres respectives, c’est l’exemple de leur zèle communautaire pour le service de l’Eglise.
Je me permets pour terminer de suggérer un exemple très concret de vie « monastique » introduite dans une « maison » aux lourdes exigences d’hospitalité. Cette maison est un bateau, amarré à Conflans-Sainte Honorine, et il accueille une communauté de religieux assomptionnistes. A bord sont accueillies des personnes et des familles aux sollicitations incroyablement multiples : manger, dormir, parler, célébrer… Le bateau « Je Sers » n’est pas un évêché, mais il porte précisément une mission d’Eglise qui est de proposer l’hospitalité aux plus démunis. Dans ce bateau-chapelle est né le désir d’établir un monastère de religieux-prêtres, à l’exemple d’Augustin. Cette hospitalité ouverte et exposée prend racine dans un lieu nouveau : tout en bas. Elle promet une vitalité féconde pourvu qu’elle reste fidèle à Augustin : un seul cœur tourné vers Dieu.
Nicolas TARRALLE
Augustin de l’Assomption
St Lambert des Bois (78)
Pauvreté, obéissance, chasteté : une théologie des vœux chez saint Augustin, par Marcel NEUSCH
« Ce qui nous serait commun,
c’était un grand domaine surabondant,
Dieu lui-même. » (Sermon 355 § 2)
Augustin n’a pas écrit de traité sur les trois vœux, mais il offre un cadre anthropologique où l’on voit comment les vœux sont au service d’une existence accomplie. Je m’attacherai plus particulièrement à leur sens en dégageant pour chacun, d’une part sa dimension mystique, et d’autre part sa dimension communautaire. Le cadre que je me donne ainsi n’est pas tout à fait artificiel. Il peut se justifier à partir du début de la Règle où Augustin, après avoir indiqué le but de l’être ensemble («tournés vers Dieu — in Deum), il ajoute : « Honorez les uns dans les autres ce Dieu dont vous êtes les temples. » (Règle I, finale). Entrer dans la vie monastique, c’est pour Augustin faire le choix de vivre ensemble, avec comme objectif de chercher Dieu. Le Règle commence par rappeler ce double objectif, mystique et communautaire :
« Avant tout, vivez unanimes à la maison,
ayant une seule âme et un seul cœur tournés vers Dieu. »
Pour chacun des vœux, je commencerai par décrire sa nature, en le confrontant à son contraire. Puis je montrerai comment le Christ reste à cet égard le modèle de la vie religieuse. Enfin, je soulignerai pour chacun sa portée mystique – les vœux sont au service d’une vie « tournée vers Dieu » – puis sa portée communautaire – vivre ensemble non pas juxtaposés, mais ayant « une seule âme et un seul cœur ». Il faudra aussi regarder comment la première communauté chrétienne est prototype de la vie monastique. On indiquera, dans un tableau récapitulatif, comment ces différents aspects se répondent.
I Le pauvre de Dieu l’est dans l’âme, non dans la bourse.
Dans le choix de la vie religieuse, Augustin met l’accent en priorité sur la pauvreté, toujours associée à l’humilité. Alors que la pauvreté consiste à se détacher de l’avoir, l’humilité est un détachement de l’être. Ce double renoncement est la condition pour posséder l’unique bien qui vaille, Dieu lui-même. Voici comment Augustin s’exprime dans un sermon où il évoque son propre choix de la vie commune.
« Je commençai à réunir des frères décidés à s’engager, mes compagnons de pauvreté, qui ne posséderaient rien comme moi et se disposeraient à m’imiter : j’avais vendu mon pauvre petit bien et j’en avais distribué le prix aux pauvres ; ainsi feraient ceux qui voudraient se joindre à moi, afin que nous vivions sous le régime de la communauté, et ce qui nous serait commun, c’était un grand domaine surabondant, Dieu lui-même. » (Sermon 355, 2).
1. La nature de la pauvreté.
« Le pauvre de Dieu l’est dans l’âme, non dans la bourse » (En. in ps 132, 26)
Etroitement associée à l’humilité, la pauvreté est la condition de la vie commune. Centré sur soi, l’homme ne peut que s’éloigner de Dieu et des autres : « J’ai erré, le front présomptueux, afin de m’en aller loin de toi, aimant mes voies et non les tiennes, aimant ma liberté d’esclave fugitif » (Confessions, III, 3, 5). Au lieu de se tourner vers Dieu, l’orgueilleux s’appuie sur ses richesses et sur ses succès. Il place ses espoirs dans le siècle (VI, 11, 19). Le but qu’il poursuit, c’est la valorisation de soi au sein de la vie temporelle. Augustin se décrit lui-même comme un être «rayonnant de fierté et gonflé d’orgueil » (III, 3, 6), occupé à sa réussite dans le monde. L’orgueil est sans cesse à la recherche de ce que Augustin appelle une « excellence personnelle » (X, 38, 63). Il s’agit d’un « amour de soi jusqu’au mépris de Dieu » (Cité de Dieu XIV, 28).
A l’inverse de l’orgueil, la pauvreté est une disposition avant tout spirituelle : « Le pauvre de Dieu l’est dans l’âme, non dans la bourse » (En. in ps 132, 26). Alors que la pauvreté est un dépouillement de ce que l’on possède, symbolisé par l’argent, soit qu’on partage ses biens avec les pauvres, soit qu’on les vende à leur profit, l’humilité est une disposition à partager non seulement ce que l’on a, mais plus radicalement ce que l’on est. Elle est oubli de soi. On peut ne rien avoir, sans être pauvre, au sens spirituel. Augustin dira dans la Règle : « Quel avantage y a-t-il à faire des prodigalités envers les pauvres, et à devenir pauvre soi-même, si la pauvre âme devient orgueilleuse…» (§ 7). Il y a un orgueil de la vertu.
«O pauvre, sois pauvre, toi aussi ; pauvre, c’est-à-dire humble. Si le riche s’est fait humble, combien plus le pauvre doit-il être humble. Le pauvre n’a rien qui puisse l’enfler; le riche a à lutter contre ses richesses. Ecoute-moi donc : sois un vrai pauvre, sois pieux, sois humble.» (Sermon 14, 3-5).
2. Le Christ, modèle de la pauvreté/humilité.
Le Christ est le révélateur de l’humilité de Dieu, moins par sa parole que par sa vie. Augustin se réfère essentiellement à Philippiens 2, 8-11 : le Christ, de nature divine (forma Dei) a pris la nature d’esclave (forma servi), se faisant serviteur. La pauvreté/humilité qui caractérise le Père, le Verbe fait chair nous l’a racontée en se faisant lui-même pauvre « en nous, et avec nous, et à cause de nous » (En. in Ps. 101, 2). « Dei humilitas, quæ in Christo apparuit » : « A cet orgueil des démons auquel était justement asservi le genre humain, s’est opposée l’humilité de Dieu manifestée dans le Christ (Cité de Dieu IX, 20. Bibliothèque Augustinienne (BA) 34, 404). Cette voie de l’humilité, aucun philosophe ne l’avait découverte : elle est le trait spécifique d’un Dieu qui, de Très-Haut, s’est fait le Très-bas.
C’est donc par l’humilité qu’on s’approche de Dieu, parce que Dieu est proche de ceux qui ont le cœur contrit (Ps 31, 19) » (En in Ps 31, 18).
« La voie de l’humilité part d’un autre point; elle vient du Christ. Elle vient de celui qui étant le Très-Haut, a voulu se faire humble. Car que nous a-t-il enseigné d’autre, en s’humiliant, et en se faisant obéissant jusqu’à la mort et à la mort de la croix (Phil 2, 8)…Que nous a-t-il enseigné d’autre que l’humilité ? Or, il a dit à bon droit : “Je suis la voie, et la vérité, et la vie (Jn14, 69)”. C’est donc par l’humilité qu’on s’approche de Dieu, parce que Dieu est proche de ceux qui ont le cœur contrit (Ps 31, 19) » (En in Ps 31, 18).
De cette humilité de Dieu — « humilité du Seigneur notre Dieu descendant vers notre orgueil » (Conf. I, 11, 17) —, Augustin avait entendu parler dès son plus jeune âge. Sa difficulté à adhérer à la foi chrétienne venait justement de ce qu’il refusait ce Dieu humble. Au livre VII des Confessions, nous le voyons engagé, à la suite des platoniciens, dans un certain nombre d’exercices spirituels, pour s’élever jusqu’à Dieu, mais il échoue. Le motif de cet échec, c’est qu’il n’avait pas compris qu’il lui fallait d’abord se laisser guérir par l’humilité du Verbe : « J’étais emporté vers toi par ta beauté, et bien vite violemment déporté loin de toi par mon poids… et ce poids, c’était l’habitude charnelle » (VII, 17, 23). Il dira :
« C’est que je n’étais pas, pour posséder mon Dieu, l’humble Jésus, assez humble, et je ne savais pas quel enseignement donne sa faiblesse… Dans les parties inférieures il s’est bâti une humble demeure avec notre limon, afin, par elle, de détacher d’eux-mêmes ceux qu’il doit soumettre, et de les faire passer jusqu’à lui, en guérissant leur enflure et nourrissant leur amour…» (VII, 18, 24).
3. Dimension mystique : redresser l’âme vers Dieu
La pauvreté/humilité comporte un enjeu mystique. Pour que Dieu puisse venir en nous, il est requis que nous ayons le cœur désencombré. Or, ce qui encombre le cœur, c’est le moi, plus encore que les richesses. L’homme qui s’est éloigné de Dieu pour être par lui-même, est tombé au-dessous de lui-même, s’aliénant dans le monde sensible. Le remède, c’est la pauvreté/humilité : elle permet à l’homme de « se redresser vers Dieu » (En. in Ps. 132, 26). Dieu ne s’approche que de celui qui est humble. L’humilité est la condition sine qua non pour que Dieu se donne à lui :
« Si Dieu est invoqué par vous, c’est-à-dire appelé en vous, à quelles conditions s’approchera-t-il de vous ? Il ne s’approche pas de l’orgueilleux. Dieu est élevé, mais celui qui s’élève n’arrive pas à lui. Lorsque nous voulons atteindre des objets haut placés, nous nous grandissons et, si nous ne pouvons y arriver, nous cherchons des instruments et des échelles pour nous élever à la hauteur de ces objets; Dieu agit en sens contraire, il est élevé et il n’est accessible qu’aux humbles… Le Seigneur est grand, il regarde, mais de près, les choses basses; tandis qu’il regarde de loin les choses élevées… Confessez-vous donc à Dieu et invoquez-le. En effet, par la confession vous purifiez le temple où il viendra, après que vous l’aurez invoqué…» (En. in Ps. 74, 2).
4. Dimension communautaire : assurer la concorde
« Deux amours ont fait deux cités : l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité terrestre; l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, la Cité céleste » (Cité de Dieu XIV, 28).
La communauté ne tient que par la « concorde » : un seul cœur, une seule âme, idéal qui requiert comme préalable de supprimer ce qui divise et sépare. Or, ce qui divise, c’est l’appropriation des biens et l’attachement à soi. Il faut donc que, en entrant dans la communauté, l’on soit disposé au partage des biens (pauvreté) et au don de soi (humilité). Voici comment Augustin s’exprime, dans un passage où l’humilité est étroitement liée à la charité, selon une chaîne logique : humilité = charité = paix :
« On ne s’approche de Dieu que par la charité. Or, là où est la charité est la paix; et là où est l’humilité est la charité» (ubi humilitas, ibi caritas ) (Ia Joh. Prologue).
Ce n’est donc pas par hasard si Augustin traite de la pauvreté/humilité, au premier chapitre de la Règle, dans le cadre de la vie communautaire. Elles sont les piliers de la vie commune, anticipation de la Cité de Dieu. Or, celle-ci est construite sur l’humilité, c’est-à-dire l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi. Il faut se rappeler le texte célèbre d’Augustin sur les deux amours : « Deux amours ont fait deux cités : l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité terrestre; l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, la Cité céleste » (Cité de Dieu XIV, 28).
Conclusion
L’insistance d’Augustin sur l’humilité est connue. A Dioscore qui lui a demandé des éclaircissements sur Cicéron, il répond assez sèchement en l’invitant à des occupations moins futiles, et il l’engage sur la voie de l’humilité. « Pour comprendre et posséder la vérité », écrit-il, «la première de ces voies, c’est l’humilité ; la seconde, c’est l’humilité ; la troisième, c’est encore l’humilité ». Il commente ainsi son propos :
« Un des plus grands orateurs de la Grèce (Démosthène), à qui l’on demandait quel était le premier précepte à observer dans l’éloquence, répondit, dit-on, que c’était la prononciation; interrogé sur le second précepte, il répondit encore : la prononciation. Et comme on lui demandait quel était le troisième : il n’y en a pas d’autre, répondit-il encore, que la prononciation. De même, si vous m’interrogez sur les préceptes de la religion chrétienne, je répondrai chaque fois à vos demandes qu’il n’y en a pas d’autres que l’humilité, quand bien même j’aurais encore d’autres préceptes à vous indiquer.» (Lettre 118, 22)
II L’obéissance. Approchez-vous de Dieu et vous serez éclairés !
Tout logiquement, l’humilité conduit à “l’obéissance”, autrement dit à la subordination de soi à l’autre. Alors que l’orgueil conduit à délaisser Dieu, écrit Augustin, « pour être en soi-même [esse in semetipso], c’est-à-dire se complaire en soi…, une pieuse humilité nous rend soumis à ce qui est au-dessus de nous; or, rien n’est plus haut que Dieu; l’humilité nous élève donc en nous soumettant à Dieu…» (Cité de Dieu XIV, 13, 1).
1. La nature de l’obéissance
Pour saisir la nature de l’obéissance, il faut regarder son opposé : la curiosité. Augustin connaît certes une curiosité positive, qui admire les merveilles de la création, et peut conduire au Créateur (X, 35, 57). Mais le terme revêt habituellement un sens négatif. Augustin stigmatise le plus souvent la « vaine curiosité qui se couvre du nom de connaissance et de science » (X, 35, 54). Il parle même d’une «maladie de la curiosité » (X, 35, 55), obsédée par le désir d’expérimenter et de connaître (VI, 12, 22), et qui incline même vers les « artes magicæ » (IV, 2, 3). Une telle perversion menace même le serviteur de Dieu, dans la mesure où il attend de Dieu un «signe» (X, 35, 56). Or, la Parole de Dieu devrait lui suffire. C’est là que l’obéissance apparaît comme le remède. On voit que l’obéissance ne relève pas d’abord d’une volonté qui se renoncerait elle-même, mais de l’intelligence : elle est un chemin vers la vérité. Celle-ci passe non par le repli sur soi, mais par l’accueil de la parole de Dieu. L’opposition entre obéissance et curiosité reflète l’opposition : vivre « selon l’homme ou selon Dieu », vivre selon la vanité ou selon la vérité : « C’est pourquoi, en vivant selon la vérité, l’homme ne vit pas selon lui-même, mais selon Dieu. Car c’est Dieu qui a dit: Je suis la vérité (Jn 14, 6) ».
2. Le Christ, modèle de l’obéissance.
« L’apôtre nous dit, parlant du Seigneur Jésus-Christ : Lui qui était de condition divine ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Quelle majesté ! Mais il s’anéantit lui-même prenant la condition de serviteur et devenant semblable aux hommes. Quelle humilité ! » (Sermon 304, 3).
Le Christ, de condition divine, a vécu dans la condition de serviteur: « Il s’est humilié devenu obéissant jusqu’à la mort…» (Ph 2, 8). Il faudrait lire Confessions VII, 9, 13, où Augustin oppose à quatre reprises ce qu’il a lu chez les philosophes — essentiellement ce qui concerne le Verbe éternel (in forma Dei) — et ce qu’il n’y a pas lu — c’est-à-dire ce qui est propre à la foi chrétienne, le Verbe fait chair, prenant la condition d’esclave (in forma servi), se faisant obéissant jusqu’à la mort : ibi legi, ibi non legi. Ce qu’il n’a pas lu, c’est donc tout ce qui relève de l’humilité et de l’obéissance du Verbe fait chair. Or, le Verbe fait chair est la pierre de touche de la foi chrétienne. L’expression ultime de cette humilité est la mort sur la croix.
« L’apôtre nous dit, parlant du Seigneur Jésus-Christ : Lui qui était de condition divine ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Quelle majesté ! Mais il s’anéantit lui-même prenant la condition de serviteur et devenant semblable aux hommes. Quelle humilité ! » (Sermon 304, 3).
L’obéissance est un aspect de cette humilité. Le Christ nous dispense un « enseignement » (docere – commendare – præcipere), mais aussi un « exemple » (exemplum), en se faisant obéissant, pour que nous l’imitions (imitari). D’où les titres récurrents donnés au Christ : « Magister humilitatis », « Doctor humilitatis ». C’est par son obéissance qu’il nous a obtenu le salut. Les moines, plus encore que les chrétiens, sont invités à entrer dans cette voie d’obéissance du Christ, condition d’une authentique relation à Dieu (cf. En. in Ps 118) et d’une véritable concorde entre les hommes. Augustin reprend l’invitation du psaume : «Approchez-vous de Dieu et vous serez éclairés» (Ps 33, 6). C’est le Christ qui est l’unique science et l’unique sagesse, et c’est en s’en remettant à sa Parole que nous pouvons être sauvés :
« Notre science à nous, c’est donc le Christ; notre sagesse, c’est encore le Christ. C’est lui qui implante en nous la foi qui porte sur les réalités temporelles; lui qui nous révèle la vérité qui porte sur les réalités éternelles. C’est par lui que nous allons à lui, tendant par la science à la sagesse : sans pourtant nous éloigner de ce seul et même Christ, “en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science” » (De Trin. XIII, 19, 24).
3. Dimension mystique de l’obéissance
“La foi vient par l’audition et l’audition par la parole du Christ” (Rm 10, 17)
Si l’orgueil entraîne vers le néant (Cité de Dieu XIV, 13, 1), l’obéissance rapproche de Dieu. Elle est une forme de compassion, dit la Règle. « En obéissant mieux, vous ne faites pas seulement compassion envers vous-mêmes, mais aussi envers lui », c’est-à-dire le supérieur (7, 4). Que l’obéissance soit un acte de compassion envers soi-même signifie qu’elle contribue à notre salut. Elle est la condition d’une prière exaucée : « Une seule prière de l’homme obéissant est plus vite exaucée que dix mille du désobéissant. » (Le travail des moines, 17, 20, BA 3, p. 375). L’obéissance est une disposition à écouter la Parole de Dieu (ob-audire = écouter). Alors que les manichéens « voulaient être lumière, non dans le Seigneur, mais en eux-mêmes…, approchez-vous de lui (Christ), dit Augustin, et soyez éclairés, et vos visages ne rougiront plus.» (Conf. VIII, 10, 22)
« Nulle créature, quelque douée qu’elle soit de raison et d’intelligence, n’est éclairée par elle-même, mais elle reçoit sa lumière de sa participation à l’éternelle vérité… C’est pourquoi, cette parole est adressée à toute créature : “Approchez-vous de Dieu et vous serez éclairés (Ps 33, 6)” A raison de cette participation et en tant qu’il est homme, le Médiateur lui-même est appelé du nom de “flambeau” dans l’Apocalypse (21, 23)… C’est la Parole du Christ dont il est écrit : “La foi vient par l’audition et l’audition par la parole du Christ” (Rm 10, 17)… Cette Parole est la parole contenue dans toutes les saintes Ecritures » (En. in Ps 118, 2).
4. La dimension communautaire : assurer la concorde
« Et s’il est avantageux à l’âme d’obéir, de la part du serviteur à son maître, de la part du fils à un père, de la part de l’épouse à son époux, combien plus de la part de l’homme à Dieu ? » (En. in Ps. 70, 1)
L’obéissance a d’évidence une dimension communautaire, dont elle assure la concorde. Elle est la condition d’accès à la vérité et à la vraie liberté de chacun dans les relations. Car nous sommes tous captifs « à cause du premier homme », mais nous avons aussi tous été rachetés « à cause du second homme », le Christ. Alors que la captivité du premier résulte de sa désobéissance, la liberté du second est le gain de son obéissance. En raison de sa captivité première, l’homme reste divisé contre lui-même, aliéné, « pour n’avoir pas voulu rester soumis à un seul ». Rien n’est donc plus avantageux pour l’âme que d’obéir. « Et s’il est avantageux à l’âme d’obéir, de la part du serviteur à son maître, de la part du fils à un père, de la part de l’épouse à son époux, combien plus de la part de l’homme à Dieu ? » (En. in Ps. 70, 1) Cette obéissance devrait être d’autant plus spontanée qu’elle est demandée par un «médecin», le Christ, qui n’a d’autre intérêt que notre santé. Voici comment Augustin voit le bénéfice de l’obéissance, tant pour les relations humaines que pour chaque individu.
La lumière intérieure de la vérité s’était retirée d’eux (Adam et Eve…)… Quel est l’homme qui se cache devant la face de Dieu, sinon celui qui, l’ayant abandonné, commence à aimer ce qu’il est lui-même ? … Ils se cachèrent près de l’arbre qui était au milieu du paradis, c’est-à-dire en eux-mêmes… Ils se cachèrent en eux-mêmes pour être livrés au trouble de misérables erreurs, après avoir abandonné la lumière de la vérité, qui n’était pas dans l’essence de leur nature. Car l’âme humaine peut participer à la vérité : mais cette vérité est Dieu lui-même, immuable au-dessus de nous. Celui donc qui s’est détourné de cette vérité pour se tourner vers lui-même et qui se glorifie, non d’avoir Dieu pour guide et pour flambeau, mais d’être libre dans ses propres mouvements, celui-là se couvre des ténèbres du mensonge… » (De Gen. c. Mani. II, 16, 24).
III La chasteté. Le Don de l’Esprit,
La chasteté consonne avec la charité : caritas = castitas. Bien que la charité soit un attribut commun à chacune des personnes de la Trinité, elle qualifie plus spécifiquement l’Esprit, tout comme la sagesse convient au Verbe, et la pauvreté au Père (Conf. VII, 10, 16). Pour justifier la chasteté comme choix religieux, Augustin se réfère habituellement à deux passages du Nouveau Testament : Mt 19, 12 et I Co 7. C’est moins le spiritualisme néoplatonicien, comme on l’a prétendu, que l’Ecriture et les Pères qui lui font recommander la chasteté parfaite, la « summa continentia castitatis » ( Lettre 189, 5). Il a compris la vie « in sancta castitate » (L’excellence du veuvage 26. BA 3) dans sa dimension christocentrique, et en référence à l’eschatologie, l’ecclésiologie, et la mariologie (AL Castitas). Ici encore, je procéderai par étapes, en montrant d’abord comment Augustin comprend ce vœu, ensuite comment il le réfère au Christ, et enfin à quel prix il l’estime pour la vie religieuse.
1. Nature du vœu de chasteté
« Quand ton œil est sain, ton corps tout entier est aussi dans la lumière ; si ton œil est malade, ton corps aussi est dans les ténèbres… » (Lc 11, 34)
Si l’on regarde les emplois du terme de castitas/castus dans le vocabulaire d’Augustin, on s’aperçoit qu’il a une extension extrêmement large. Il signifie d’abord : pureté, et en ce sens Augustin parlera de la «castitas» de Dieu, pour souligner aussitôt la distance qui existe entre la pureté de Dieu et la nôtre : «Notre pureté serait-elle donc alors égale et identique à celle de Dieu… ? Qui oserait le dire ? » (In Jo Ep. IV, 9). Le terme peut encore être l’équivalent de : sagesse de Dieu, de paix de l’Eglise, de pureté de la doctrine de l’Ecriture, etc. Ou encore viser l’intégrité de la foi des fidèles (Cf Augustinus Lexikon : castitas). Mais au-delà de ce sens générique, deux choses à noter à ce propos :
— La chasteté est d’abord une manière spécifique de vivre les relations entre les sexes. C’est en ce sens qu’Augustin en parle à propos de ses désordres à la puberté (II, 2, 2-4). On connaît la prière qu’il adressait à Dieu à son adolescence : « J’étais allé jusqu’à te demander la chasteté. J’avais dit : Donne-moi la chasteté et la continence, mais ne le fais pas tout de suite. En vérité, je craignais d’être trop vite exaucé et trop vite guéri du mal de ma convoitise, que j’aimais mieux voir assouvie qu’éteinte » (VIII, 7, 17). On sait aussi que sa conversion impliqua non seulement le retour au Christ, mais le renoncement au mariage : « Tu me convertis, en effet, si bien à toi, que je ne recherchais plus ni épouse, ni rien de ce qu’on espère dans ce siècle…» (VIII, 12, 30).
— La chasteté a cependant un sens propre à la vie religieuse. Dans la Règle, Augustin l’évoque surtout sous l’angle négatif. « On ne vous interdit pas de voir des femmes sur votre chemin, mais les convoiter, ou vouloir être convoité par elles, voilà ce qui est blâmable… Alors, même si les corps restent intacts de toute atteinte à la pudeur, c’en est fait de la vraie chasteté : celle du cœur. » (4, 4). Certains devaient même « recevoir en secret de la part d’une femme des lettres ou n’importe quel petit présent » (4, 11).Augustin met en garde : « Votre regard, bien sûr, peut tomber sur une femme, mais qu’il ne s’arrête sur aucune… » (4, 4) Sa pensée à ce sujet ne va pas au-delà de ce qu’il lit dans l’Evangile : « Quand ton œil est sain, ton corps tout entier est aussi dans la lumière ; si ton œil est malade, ton corps aussi est dans les ténèbres… » (Lc 11, 34). Augustin met donc surtout l’accent sur la discipline qui s’impose dans les relations, mais n’a guère développé le sens positif de la chasteté dans la vie consacrée.
2. Le Christ, modèle de chasteté.
«Marie elle-même, en faisant la volonté de Dieu, n’est, corporellement, que la mère du Christ ; mais spirituellement, elle est donc et sa sœur et sa mère » (De sancta virignitate p V, 5 BA 3, p. 119)
C’est dans le De sancta virginitate (BA 3) que nous rencontrons le Christ comme modèle de chasteté. L’ouvrage se divise en deux parties : la virginité elle-même, et l’humilité indispensable aux vierges. Il s’ouvre par la présentation du Christ Vierge, qui s’unit spirituellement à l’Eglise, ainsi que de Marie, donnée en modèle pour avoir fait le libre choix de la virginité. Ce sont là deux types de virginité féconde, proposés à tout chrétien. La virginité — avant tout une disposition spirituelle — réalise l’identification avec le Christ et Marie. Augustin est plus à l’aise à considérer Marie comme modèle de chasteté que le Christ : la symbolique est mieux adaptée :
«Marie elle-même, en faisant la volonté de Dieu, n’est, corporellement, que la mère du Christ ; mais spirituellement, elle est donc et sa sœur et sa mère » (De sancta virignitate p V, 5 BA 3, p. 119)
A vrai dire, quand Augustin parle de la chasteté, il insiste moins sur le Christ comme modèle proposé à notre imitation, que sur la grâce du Christ, nécessaire, plus encore que pour les autres vœux, pour entrer dans la voie de l’imitation. La chasteté n’est pas naturelle, mais elle est un don de l’Esprit. Dans le De Trinitate, Augustin commence par évoquer l’Esprit comme source du don par excellence, avant d’aborder la chasteté (De Trin. XV, 18, 32). C’est dans le contexte des tentations de la chair qu’il formule sa fameuse prière : « Donne ce que tu commandes, et commande ce que tu veux ! » Une prière qui, dit-il, mettait en fureur Pélage, l’ascète, le virtuose, qui faisait appel essentiellement à la volonté, Dieu ayant donné à l’homme la liberté et la volonté, c’est-à-dire tout ce qui est nécessaire pour vaincre :
«Oui, la continence nous rassemble et nous ramène à l’unité
que nous avions perdue en glissant dans le multiple.
Car il t’aime moins celui qui aime avec toi
quelque chose qu’il n’aime pas à cause de toi.
O amour qui toujours brûles et jamais ne t’éteins,
ô charité, mon Dieu, embrase-moi !
C’est la continence que tu commandes :
donne ce que tu commandes et commande ce que tu veux !» (X, 29, 40)
C’est peut-être sur le vœu de chasteté que saint Augustin est le plus discret quant à sa portée spirituelle. Son expérience personnelle le rend sinon méfiant, du moins prudent et réservé. Il ne s’est jamais senti totalement à l’abri des tentations de la chair, à telle enseigne que, dix ans après sa conversion, il se sent encore assailli par les mêmes tentations, bien qu’il ait fait le choix de renoncer à l’union charnelle. Sans professer aucun mépris pour les choses de la chair, il avoue n’avoir remporté encore aucune victoire décisive en ce domaine :
«Mais vivent encore dans ma mémoire, dont j’ai beaucoup parlé, les images des choses de ce genre, que mon habitude y a fixées. Elles m’assaillent à l’état de veille, sans aucune force, il est vrai ; tandis que, dans le sommeil, elles vont non seulement jusqu’à la délectation mais même jusqu’au consentement et à quelque chose qui ressemble fort à l’acte lui-même…» (X, 30, 41).
A côté de cet aveu d’Augustin, on a le témoignage de son premier biographe, Possidius. A propos de ses rapports avec les femmes, il déclare qu’il « ne se trouva jamais aucune femme dans ses murs », pas même sa sœur religieuse, « ni les filles de son oncle, ni les filles de son frère qui étaient également au service de Dieu, toutes personnes que les conciles des saints évêques avaient mises dans les exceptions possibles ». Si Augustin allait en matière de « cohabitation » au-delà de ce que les conciles avaient autorisé, c’est qu’il voulait éviter « qu’un tel exemple ne constituât une occasion de chute ou de scandale ». Possidius ajoute (Vita 26) :
« S’il arrivait que certaines femmes demandassent à le voir ou le saluer, jamais on ne les introduisait auprès de lui sans que des clercs fussent témoins et jamais il ne leur parla seul à seule, même s’il y avait quelque intérêt au secret ».
3. Dimension mystique : Unifier le désir dans l’amour de Dieu
« La concupiscence perverse n’a d’autre ennemi que la continence vertueuse » (De continentia III, 7-8. B. A. 3 p. 35 sv.)
Quel bénéfice peut-on retirer d’une vie de chasteté ? Dans les Soliloques, Augustin insiste sur le bénéfice personnel à être libéré des liens charnels : on y gagne en liberté d’esprit pour la quête de la vérité. Cette perspective, marquée par le spiritualisme platonicien, se ressent d’un certain mépris pour la chair, et donc aussi pour les relations sexuelles. Il écrit :
« Il n’est rien que je sois aussi résolu à éviter que les relations avec une femme ; il n’est rien, je le sens, qui dégrade davantage de toute haute pensée l’intelligence virile que les caresses de la femme, que ce contact des corps sans lequel il est impossible de posséder une épouse…» (Sol I, 10, 17).
Augustin ne semble guère en mesure de développer d’autres perspectives que la lutte et l’ascèse. Il écrit : « La concupiscence perverse n’a d’autre ennemi que la continence vertueuse » (De continentia III, 7-8. B. A. 3 p. 35 sv.) La chasteté est surtout un remède contre la passion charnelle. Par la suite, son regard sera moins négatif, sans que tombe sa méfiance. Tout ce qui touche à la chair n’est pas mauvais : il faut bien se nourrir, engendrer, etc. Mais il s’agit là de biens d’usage, et aucun bien d’usage n’a sa fin en soi. Il écrit dans le De Trinitate :
« Non qu’on ne doive aimer la créature, mais si cet amour se réfère au Créateur, ce ne sera plus convoitise, mais charité. Il y a convoitise, quand on aime la créature pour elle-même. Alors elle n’est plus une aide pour qui en use, mais une source de corruption pour qui en jouit. La créature nous est égale ou inférieure; il faut user de la seconde en vue de Dieu, jouir de la première, mais en Dieu…De nous et de nos frères jouissons dans le Seigneur et n’ayons pas la témérité de nous abandonner à nous-mêmes et de nous laisser entraîner, pour ainsi dire, vers le bas…» (De Trin. IX, 7, 13).
Que le vœu de chasteté ait pourtant une dimension mystique, Augustin n’en doute pas. La chasteté relève d’une décision d’engager tout son amour au service de Dieu et du prochain. Augustin écrit : « Ce n’est pas d’elle-même, mais d’être consacrée à Dieu que la virginité tire son honneur » (De virg. 8, 8). Certains, prétendant s’appuyant sur saint Paul, y voyaient surtout un avantage égoïste : elle met à l’abri des « soucis terrestres ». Saint Paul n’a jamais dit qu’il « vaut mieux ne pas se marier dans le seul but de réduire les tracas du temps présent ». Il y voyait surtout « l’avantage qui doit en résulter dans le siècle à venir » (De virg. 13, 13). Ceux qui en réduisent l’avantage à la vie présente « déraisonnent étrangement ». C’est pourquoi, le cœur de qui s’engage sur la voie de la chasteté peut être sans partage au Seigneur :
« Qu’il soit fixé dans tout votre cœur Celui qui, pour vous, a été fixé sur la croix. Qu’il occupe dans votre âme toute la place que vous n’avez pas voulu laisser prendre par le mariage. Il ne vous est point permis d’aimer faiblement celui en raison de qui vous n’avez pas aimé ce qui vous était permis. Si vous aimez ainsi Celui qui est doux et humble de cœur, je ne redoute pour vous aucun orgueil…» (De virg. 56, 57).
4. Dimension communautaire : le poids de la charité
La dimension communautaire, Augustin ne l’a guère développée, mais cela semble aller de soi. La chasteté doit contribuer à la concorde. Dans la Règle, on a l’impression que la vie commune est plutôt au service de la chasteté que la réciproque. En tous les cas, la vie commune suppose toujours comme condition le renoncement au mariage. (Cf. Verheijen, Nouvelle approche I, p. 55). Le modèle du moine est ici Daniel, animé du seul désir du ciel, qui renonça au mariage, garda son calme même au milieu des lions (En in Ps 132, 5). L’engagement par le vœu de chasteté, acte de pure liberté, doit rendre l’homme et la femme pleinement libres pour l’amour de Dieu et l’amour mutuel. « Songez à la grande valeur de tout cela. Pesez-le au poids de la charité…» (De virg. 50, 56).
Conclusion : Da quod jubes et jube quod vis1!
« Que le Seigneur vous accorde la grâce d’observer tous ces préceptes avec amour, comme des amants de la beauté spirituelle. » (Règle 8, 1)
Au fondement de la vie monastique, il n’y a pas d’abord les trois vœux, mais l’unique engagement de vie commune pour la recherche de Dieu. Son idéal de la première communauté chrétienne, décrite dans les Actes des Apôtres, comporte les deux aspects : l’orientation de l’âme vers Dieu (ad Deum, in Deum); or la condition pour réaliser cet objectif, c’est l’unité d’âme et de cœur entre ceux qui habitent la même maison. Ces deux dimensions reflètent sa théologie du Christ total : on ne peut pas appartenir à la tête si l’on n’appartient pas au corps du Christ. Or, les donatistes qui prétendent aimer le Christ, en restant séparés de son corps, deviennent des «anti-Christ». Les vœux, dans ce contexte, sont au service de ce vivre-ensemble, qui est en même temps communion mystérieuse avec le Christ.
Cependant, on n’oubliera pas que, dans le domaine de l’engagement religieux, comme en toute vie chrétienne, la fidélité est d’abord un don. Da quod jubes et jube quod vis ! Donne ce que tu demandes, et commande ce que tu veux ! C’est là un point de divergence fondamental entre Augustin et Pélage. Ce dernier prétendait que l’homme était capable de maîtriser la libido par ses seules forces naturelles, « la chair obéissant à la volonté au moindre signe ». C’est contre cette illusion que réagit Augustin : la passion ne se soumet pas à la volonté aussi spontanément. « Elle n’obéit pas au moindre signe, mais se déclenche même quand elle n’est pas nécessaire » (Mariage et concupiscence II, 59. BA 23). Le désordre s’est introduit dans la nature, et nul ne peut en triompher sans la grâce. C’est présomption que de compter sur soi. Si la Règle s’achève par un appel à la fidélité, celle-ci requiert incontestablement l’engagement de la volonté, mais d’abord le don de la grâce. Sans elle, aucun engagement n’est assuré de tenir. Aussi, le premier mot de l’homme qui s’engage dans la vie religieuse, comme le dernier, doit être l’invocation de la grâce de Dieu.
« Que le Seigneur vous accorde la grâce d’observer tous ces préceptes avec amour,
comme des amants de la beauté spirituelle. » (Règle 8, 1)
Marcel NEUSCH
Augustin de l’Assomption
1La formule apparaît quatre fois dans les Confessions : X, 29, 40 ; 31, 45 ; 35, 56 ; 37, 60. Elle est présente dans d’autres œuvres. Cf. Pierre-Marie Hombert, Gloria gratiae. Etudes augustiniennes, 1996, p. 593-594.
Confessions VII, 10, 16 | Père Eternité |
Fils Vérité |
Esprit saint Charité |
Vœux et leur contraire |
Pauvreté Humilité = /= Orgueil |
Obéissance (ob-audire) =/= Curiosité |
Chasteté (castitas) Charité (caritas) =/= Sensualité |
Dimension mystique |
Redresser le désir vers Dieu |
Accorder le désir à la Parole de Dieu |
Unifier le désir dans l’amour de Dieu |
Dimension Communautaire |
Assurer l’unité la concorde |
Rechercher la vérité ensemble |
Vivre dans la charité, l’amour mutuel |
Le Christ Ph 2, 6-11 |
Humilité Il est descendu dans notre orgueil |
Obéissant jusqu’à la mort |
Aimer jusqu’à mourir pour des impies |
Communauté des Actes Ac 2, 42 / Ac 4, 32 |
Ils mettaient tout en commun | Assidus à l’enseignement des apôtres | Fidèles à la communion fraternelle |
Donne ce que tu com-mandes et commande ce que tu veux. | X, 37, 60 | X, 35, 56 | X, 29, 40 |
Commentaire
1. Confessions VII, 10, 16. A l’école des platoniciens, Augustin s’est livré à des exercices spirituels qui lui ont fait découvrir Dieu comme lumière intérieure, « au-dessus de mon intelligence ». « Qui connaît la vérité, connaît cette lumière, et qui la connaît, connaît l’éternité. La charité la connaît. Ô éternelle vérité et vraie charité et chère éternité, c’est toi qui es mon Dieu. » Dans cette triade, la vérité renvoie au Christ, la charité à l’Esprit, l’éternité au Père, mais les trois attributs conviennent aux trois en tant que Dieu est Trinité. La formule traduit l’expérience platonicienne en termes chrétiens. On connaît le Père par le Christ dans l’Esprit.
2. Les vœux et leurs contraires. L’homme est à l’image de la Trinité : « Je parle des trois choses que voici : l’être (esse), le connaître (nosse), le vouloir (velle). De fait, je suis et je connais et je veux » (Conf. XIII, 11, 12). Cette structure trinitaire a été pervertie par le péché qui a engendré une véritable anti-trinité : l’orgueil qui est imitation de la liberté de Dieu, mais de manière perverse ; la curiosité, qui veut connaître par la raison sans la foi ; la sensualité, amour possessif, qui s’approprie les êtres et les choses. Il en résulte la mort (mors), l’erreur (error), la douleur (dolor). Les vœux apparaissent comme le remède à cette perversion.
3. Dimension mystique des vœux. C’est leur dimension verticale. Les vœux sont au service du désir. « Tu nous as faits orientés vers toi et notre cœur est sans repos tant qu’il ne repose pas en toi » (Confessions I, 1). Les vœux ont pour fonction de redresser le « désir d’être » (humilité) en le réorientant vers Dieu dont il s’est détourné par orgueil ; d’accorder le « désir de comprendre » à l’écoute de la Parole de Dieu (« Il faut croire pour comprendre » ) ; d’unifier le « désir d’aimer » dans l’amour de Dieu, alors que notre cœur a tendance à se disperser : « Je cherchais sur quoi porter mon amour dans mon amour de l’ amour » (Confessions III, 1).
4. Dimension communautaire des vœux. C’est leur dimension horizontale. Les vœux sont au service de la vie communautaire. « Avant tout, vivez unanimes à la maison, ayant une seule âme et un seul cœur tournés vers Dieu » (Règle I, 2). La pauvreté et l’humilité, partage de l’avoir et de l’être, sont les conditions de toute vie commune : ils assurent l’unité et la concorde. L’obéissance (ob-audire = être à l’écoute de l’autre) est la disposition fondamentale à se mettre ensemble à l’écoute de la Parole de Dieu : tous nous sommes condisciples de l’Unique Maître. Quant à la chasteté, qui se garde de toute « affection charnelle », elle est au service de l’amour mutuel. « Honorez les uns dans les autres ce Dieu dont vous êtes devenus les temples » (Règle I, 8).
5. Le Christ, modèle de la pratique des vœux. La vie de la Trinité ne nous est connue que par le Christ, le Verbe fait chair. C’est lui qui nous dévoile le Père et nous envoie l’Esprit. Il nous en fait l’exégèse. Ce que le latin traduit en disant qu’il nous l’a raconté = enarravit « Personne n’a jamais vu Dieu ; le Fils unique, qui reste dans le sein du Père, nous l’a dévoilé (Jn 1, 18). Le Christ a vécu l’humilité et l’obéissance en prenant la condition de serviteur (kénose), n’ayant d’autre volonté que celle du Père. Les vœux sont condensés dans cette condition de serviteur, ne retenant rien pour lui-même.
6. La première communauté chrétienne, l’idéal de la vie religieuse. Cet idéal s’exprime ainsi : « La multitude de ceux qui étaient devenus croyants n’avait qu’un cœur et qu’une âme et nul ne considérait comme sa propriété l’un quelconque de ses biens ; au contraire, ils mettaient tout en commun » (Actes 4, 32). Il faut y ajouter Actes 2, 42 : « Ils étaient assidus à l’enseignement des apôtres et à la communion fraternelle, à la fraction du pain et aux prières ». On a dans cette description tous les aspects exprimés par les vœux, sans qu’Augustin ait fait cette déduction.
7. La grâce au secours de notre faiblesse. « Donne ce que tu commandes et commande ce que tu veux ! » Il est assez remarquable de constater que la formule intervient pour chacune des trois convoitises. Elle signifie que, sans la grâce de Dieu (don initial), nous sommes incapables de remporter la moindre victoire sur nos passions, mais aussi qu’avec la grâce, tout est possible.
Saint Antoine le Grand et le commencement de la vie monastique, par Lucian DINCA
Et le désert devint une cité du fait des moines qui avaient renoncé à leurs
biens et s’étaient inscrits comme citoyens des cieux. (Vita Antonii, 14)
Introduction
Un jour que Jésus était interrogé sur la possibilité du divorce décrétée par la loi de Moïse, les disciples manifestèrent une réaction pleinement humaine : « Si telle est la condition de l’homme avec sa femme, mieux vaut ne pas se marier. Mais Jésus leur dit : Tous ne comprennent pas cette parole, mais ceux à qui cela a été donné. Car il y a des eunuques qui sont devenus tels du sein de leur mère ; il y a aussi des eunuques qui le sont devenus par le fait des hommes ; et il y a des eunuques qui se sont faits eunuques eux-mêmes à cause du Royaume des cieux. Que celui qui peut comprendre, comprenne ! (Mt 19, 10-12) ».
Cette réaction montre que, dès le début, l’Eglise a tenu à présenter un message qui fait naître dans le cœur des hommes le désir de sainteté. Le mariage vécu en conformité avec la révélation biblique est le symbole de l’union du Christ, l’Epoux, avec l’Eglise, l’Epouse, pour laquelle il a donné sa vie. Nous le savons, l’Eglise a dû faire face aux persécutions, certaines d’entre elles, des plus sanglantes et innovatrices en tourments et en souffrances avant que les condamnés expirent. Du coup, la voie du martyre était devenue le chemin le plus sûr, le plus rapide et à la portée de tous, pourvu qu’ils manifestent et proclament leur foi au Christ devant un magistrat chargé de faire respecter la loi du culte rendu au seul César. En commençant par l’Apôtre Jacques, mort martyr vers l’an 47, et des autres Apôtres, l’Eglise a développé une spiritualité et une théologie autour du martyre au point que mourir pour sa foi au Christ était considéré comme l’acte le plus élevé dans le témoignage de foi.
Mais, avec le martyre de Pierre, évêque d’Alexandrie, en 312, l’Eglise sort de la période des persécutions, elle sort des catacombes et doit continuer de maintenir le désir de sainteté dans l’âme des fidèles. Saint Antoine, auquel très vite la tradition a accordé le titre « le Grand », s’étant présenté plus d’une fois comme « volontaire »1 au martyre, mais sans succès, est parti dans le désert d’Egypte inaugurer un autre modèle de sainteté en vivant une vie ascétique, de renoncement, de dépaysement, consacrée à la prière et à la contemplation.
Les débuts de saint Antoine dans la vie monastique
La vie de saint Antoine nous est connue grâce au best-seller de la vie monastique écrit par saint Athanase d’Alexandrie et dédié aux moines, Vita Antoniiii. Saint Athanase dit qu’Antoine naquit en Egypte, dans la vallée du Nil, et qu’il est mort âgé de 105 ans. Dans sa famille, il reçut une éducation chrétienne, suivant attentivement les catéchèses données à l’église, écoutant avec grand intérêt les lectures et les commentaires bibliques.
Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres, et viens, suis-moi, et tu auras un trésor dans les cieux (Mt 19, 21)
Cependant il n’aimait pas l’école ni les jeux avec les enfants de son âge. A 18 ou 20 ans, il reste orphelin des deux parents. Ainsi lui revient la responsabilité d’administrer les biens familiaux et la charge de s’occuper de l’éducation de sa petite sœur. Dans ce contexte, raconte saint Athanase, « six mois n’étaient pas encore écoulés depuis la mort de ses parents que, allant à la maison du Seigneur, comme à l’accoutumée, et songeant en lui-même, il réfléchit à tout ceci : comment les Apôtres avaient tout abandonné pour suivre le Sauveur ; comment d’autres, d’après les Actes, vendaient leurs biens, en apportaient le prix et le déposaient aux pieds des Apôtres pour être distribués aux indigents ; enfin, quelle grande espérance leur avait été réservée dans les cieux. Le cœur occupé de ces pensées, il entra dans l’église, et il se trouva qu’on lisait justement l’Evangile ; il entendit le Seigneur dire au riche : Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres, et viens, suis-moi, et tu auras un trésor dans les cieux (Mt 19, 21) » (Vita Antonii, 2, 1-3). Saint Antoine reçut ce message comme si le Seigneur s’adressait à lui personnellement. De retour chez lui, il appliqua à la lettre, ou presque, la prescription de Jésus. Il vendit une part de son héritage, la distribua aux pauvres, et garda l’autre part pour l’entretien de sa petite sœur.
Méditant encore une autre parole entendue à l’église, Ne vous souciez pas pour le lendemain (Mt 6, 34), il fut pris d’un remord intérieur, et prit une décision encore plus radicale : il vendit tout ce qu’il possédait, distribua le prix obtenu aux pauvres, confia sa sœur à des vierges consacrées pour s’occuper de son éducation et se retira loin du bruit du monde, pour suivre en tout son Maître, le Christ, pauvre et chaste, et vivre une vie ascétique.
Antoine ne fut pas le premier à choisir ce style de vie. Saint Athanase nous apprend qu’il y avait un vieillard ascète dans le village voisin d’Antoine. De même il nous est dit que celui-ci allait souvent consulter d’autres ascètes qui pratiquaient une vie intense de prière et d’abstinence. De ces contacts, Antoine apprend que l’ascèse est un « métier »iii qui s’apprend graduellement par la pratique de la prière, l’abandon, le dépaysement. Ainsi il se retira dans un tombeau, dans la proximité des lieux habités, et vers l’âge de 35 ans il traversa le Nil et il s’établit dans une fortification abandonnée. Pendant 20 ans, il expérimenta à la fois le progrès dans la vie spirituelle, mais aussi la sècheresse spirituelle et la lutte quotidienne qu’il dut mener contre le démon.
A ce moment de sa vie, Antoine est un de ces spoudaioi, c’est-à-dire des hommes zélés, vertueux, honnêtes, voués à une vie chrétienne intégrale. Il participe assidûment aux offices de l’église du voisinage, écoute attentivement les passages de l’Ecriture qu’il s’efforce d’apprendre par cœur, pourvoit à ses besoins matériels et vient en aide aux dépourvus. Saint Athanase raconte que, pendant la persécution de Maximin Daïa, Antoine s’était rendu à Alexandrie pour soutenir les martyrs dans le combat final et les encourager, lui-même espérant recevoir la couronne des martyrs. A son retour, il décide d’aller dans le désert afin de vivre encore plus intensément sa vie d’ascèse, qu’il pratiquera comme un martyre quotidien.
Principales caractéristiques de sa vie monastique
Tout d’abord, c’est la solitude que saint Antoine recherche dans son nouveau style de vie. Le solitaire vit en vue de Dieu seul et voue son existence à la continence, conformément à un idéal de vie qui se répand progressivement au IVe siècle dans le désert d’Egypte . Pour justifier le style de vie solitaire initié par saint Antoine, son biographe fait appel à des textes et personnages bibliques : Antoine, le premier ascète du désert est un nouveau Moïse, le chef du peuple hébreu dans le désert du Sinaï ; Antoine montre toujours un visage rayonnant, miroir de la pureté de son âme, un renvoi explicite à l’onction de David par Samuel ; Elie, qui a vécu un certain temps menant une vie austère dans le désert, devient pour Antoine son idéal et son modèle, « Antoine disait que l’ascète doit apprendre toujours dans la conduite du grand Elie, comme dans un miroir, la vie qu’il doit mener » : ainsi, Elie devient le modèle de la vie solitaire, l’homme mû par Dieu. Lorsqu’Antoine parle de la vie de prière, c’est Elisée qu’il évoque ; enfin, Job est donné en exemple par Antoine lorsqu’il parle aux moines de la résistance face aux démons qui attaquent l’homme, surtout dans la solitude du désert.
Cependant, la force pour résister à la vie rude du désert et rester vigilant devant les attaques de l’adversaire spirituel, le démon, c’est le Christ. Le rappel de la tentation et de la victoire du Christ contre le démon dans le désert soulage et donne courage au moine. Ainsi, Antoine est le promoteur d’une vie anachorétique se partageant entre prière, méditation, ascèse et travail. Cet isolement volontaire lui permet d’être à l’écoute et à la recherche des vérités spirituelles ou des principes essentiels.
Une seconde caractéristique de la vie monastique d’Antoine est la monotropie, du grec monotropos, qui signifie célibataire, ou encore avoir une vie orientée vers une seule fin. Le moine est celui qui choisit une vie unifiée, non partagée, non divisée ; il veut être au Seigneur tout entier, le prier et le servir sans aucune réticence. La monotropie est une imitation du Christ corps et âme, en vue du Royaume des cieux. Le renoncement au monde et aux biens que le monde peut offrir est corrélatif de la volonté d’Antoine de se donner tout à Dieu. Les biens ne doivent pas être une source de tracas ou un obstacle sur le chemin qui mène vers le but fixé par l’Evangile.
« Chers fils, je vous en supplie, aimez-vous les uns les autres sans vous lasser ni vous dégoûter. Prenez ce corps dont vous êtes revêtus, faites-en un autel, sur cet autel déposez vos pensées et, sous les yeux du Seigneur, abandonnez tout dessein mauvais, levez les mains et votre cœur vers Dieu » (Lettre aux frères d’Arsinoé, 8).
Pour Antoine, le renoncement est fondé sur la conviction qu’il y a incompatibilité entre le monde et Dieu, entre les attachements à cette vie, aussi légitimes soient-ils, et le service de Dieu. Aimer Dieu au-dessus de tout, et le prochain comme soi-même, voilà le dessein de l’homme. En s’adressant aux moines, qui très vite l’accompagneront dans la solitude du désert, Antoine dit : « Chers fils, je vous en supplie, aimez-vous les uns les autres sans vous lasser ni vous dégoûter. Prenez ce corps dont vous êtes revêtus, faites-en un autel, sur cet autel déposez vos pensées et, sous les yeux du Seigneur, abandonnez tout dessein mauvais, levez les mains et votre cœur vers Dieu » (Lettre aux frères d’Arsinoé, 8).
Enfin, une troisième caractéristique principale mise en œuvre par saint Antoine dans le désert d’Egypte est la hesychia, c’est-à-dire le recueillement, la disponibilité à devenir étranger aux soucis du monde et aux distractions que cela procure, pour atteindre la perfection spirituelle en Dieu. La preuve qu’Antoine a atteint, dès cette vie, cet état de perfection spirituelle est le fait de ses visions, du don de la prophétie et des guérisons.
Egalement, Antoine vit la perfection en cette vie comme une réconciliation entre la nature, les animaux, même les plus féroces, et l’homme : les crocodiles n’inquiètent pas Antoine quand il traverse le canal d’Arsinoé, il réprimande les animaux sauvages qui endommagent son jardin potager et il fait la paix avec eux.
L’hesychia procure au moine l’unification intérieure et extérieure dans le but d’offrir à l’intellect la possibilité de prier sans distractions, car, selon les conseils de saint Paul il faut être assidu auprès du Seigneur (I Co 7, 37), c’est-à-dire ne pas être distrait dans la prière et le service rendu à Dieu. Cette pleine disponibilité réclame tous les renoncements préalables. La visée d’un tel choix de vie est unique : Dieu. La vie monastique initiée par saint Antoine est une vie unifiée qui rappelle l’image de la gloire angélique. Dans la solitude, le moine rencontre Dieu, comme le prophète Elie, non dans le tonnerre, ni dans le tremblement de terre, ni dans le feu, mais dans le « silence d’une brise légère ». Même les moines cénobites, c’est-à-dire qui vivent un style de vie monastique en communauté, ont à intégrer, dans leur chemin spirituel, la solitude, la monotropie et la hesychia comme faisant partie du programme, librement choisi, pour vivre sur cette terre la vie réservée aux anges.
Conclusion
La fin des persécutions a fait naître de nouveaux héros dans l’Eglise, ces grands ascètes du désert, dont saint Pacôme et saint Antoine sont deux figures des plus emblématiques. Le choix volontaire d’une vie austère se transformait en une profession de foi héroïque qui les faisait considérer comme presque des égaux des martyrs. Saint Antoine lui-même regrettait vivement de n’avoir pas été considéré digne d’être couronné de la couronne des martyrs, c’est pourquoi, écrit saint Athanase, « chaque jour il était martyr par le témoignage de sa conscience et combattait dans les luttes de la foi » (Vita Antonii, 47, 1).
Avant saint Antoine, nous rencontrons chez Clément d’Alexandrie une spiritualisation du martyre. Selon lui, l’essence du martyre ne consiste pas nécessairement dans le sacrifice de la vie au nom de la foi au Christ, mais dans l’acte d’amour parfait dont il témoigne. La vie monastique de saint Antoine est, en ce sens, le témoignage d’une vie parfaite vécue comme martyre. L’essentiel du martyre, disait Delahayev, est l’attitude par laquelle on se détache de tout ce qui est terrestre. Cette attitude ne s’acquiert pas seulement devant les tribunaux des magistrats pendant les persécutions, mais aussi en temps de paix : le moine s’impose à soi-même un martyre ascétique quotidien. Les milieux monastiques, tant cénobitiques qu’anachorétiques, ont considéré leur style de vie, choisi volontairement et librement, comme l’équivalent du martyre quotidien.
Lucian Dîncă,
Augustin de l’Assomption
Bucarest
iDe tels cas étaient fréquents dans l’Eglise de l’Antiquité. Mentionnons ici l’exemple d’Origène qui encouragea son père, Leonidas, jusqu’au martyre. Voyant le courage sans bornes des condamnés à mort, souvent soumis à des tortures indescriptibles, Origène forme en son for intérieur l’intention de se remettre entre les mains des bourreaux impériaux pour être martyrisé. Seule l’intervention de sa mère, qui cacha ses vêtements, l’empêcha de mettre en application son projet, cf. Eusèbe de Césarée, Histoire Ecclésiastique VI, 1-36.
iiIl s’agit d’une œuvre rédigée par le Patriarche d’Egypte peu après la mort d’Antoine, survenue en 356, afin de présenter aux moines un modèle de vie ascétique et d’union au Christ.
iiiLe terme est de G.J.M. Bartelink, Athanase d’Alexandrie. Vie d’Antoine, introduction, texte critique, traduction, notes, Sources chrétiennes 400, Paris, Cerf, 1994, p. 44.
ivVoir Derwas J. Chitty, Et le désert devint une cité…, coll. Spiritualité orientale et vie monastique, 31, Abbaye de Bellefontaine, 1980.
vHipollyte Delehaye, Sanctus. Essai sur le culte des saints dans l’Antiquité, (Subsidia hagiographica, 17), Bruxelles, Société des Bollandistes,1927, p. 109-113.
Le Centre Saint Pierre-Saint André (Roumanie) par Michel KUBLER
Le souci de réconcilier les chrétiens divisés et de rapprocher les Eglises séparées est une « marque de fabrique » des Augustins de l’Assomption. Issu des Cévennes, région de forte tradition protestante, leur fondateur le P. Emmanuel d’Alzon a donné à sa congrégation une orientation œcuménique, renforcée encore par l’appel de l’Eglise – en juin 1862, il y a 150 ans exactement ! – à envoyer des religieux servir l’unité de tous les disciples du Christ en Europe orientale, terre d’Orthodoxie. C’est ainsi que, depuis un siècle et demi, les religieux assomptionnistes et les Oblates de l’Assomption sont présents en Russie, Roumanie, Bulgarie, Grèce, Turquie, ainsi qu’à Jérusalem, dans ce qu’ils appellent leur « Mission d’Orient ».
Renouant avec une histoire prestigieuse
Le Centre « Saint Pierre – Saint André » d’Etudes byzantines et de Rencontres œcuméniques, que la congrégation a rouvert à l’automne 2010 dans le centre de Bucarest, s’inscrit dans cette présence ancienne (depuis 1923) et bien vivante en Roumanie, où il renoue avec une histoire prestigieuse au service de la Tradition byzantine. Le bâtiment qui l’héberge avait en effet été construit par les Augustins de l’Assomption pour accueillir en 1937 leur Institut français d’études byzantines, alors jugé indésirable à Istanbul. Mais l’arrivée au pouvoir du régime communiste provoqua l’expulsion, en 1947, de cette équipe de religieux, scientifiques de renommée internationale, dont le travail est apprécié aujourd’hui encore par l’ensemble des Eglises orthodoxes. La Congrégation assomptionniste a pu obtenir la restitution de ce bâtiment, et l’a entièrement rénové pour reprendre cette mission.
Ce noble immeuble de six étages, qui jouxte l’ambassade de France à Bucarest, a donc repris sa place dans l’histoire séculaire de l’Assomption en Roumanie, où elle comptait deux communautés depuis la chute du communisme : l’une à Blaj (Transylvanie, centre du pays), de rite byzantin, et l’autre à Margineni (Moldavie, Est), de rite latin.
Un éventail d’activités
Une nouvelle communauté assomptionniste, de composition internationale (deux Roumains – dont le P. Lucian Dînca, supérieur de la communauté -, un Français et bientôt un Congolais), anime ce Centre inauguré en janvier 2011, selon trois axes principaux :
= la culture byzantine, en mettant à la disposition du public une bibliothèque de niveau universitaire, multilingue, spécialisée dans l’histoire et la doctrine du christianisme oriental. La simple existence de cet outil, et les échanges qu’il permet, sont un pont entre confessions catholique et orthodoxe.
= le dialogue œcuménique, par l’organisation de conférences, formations et débats qui réunissent intervenants et auditeurs de toutes confessions chrétiennes sur des questions d’Eglise et de société. C’est ainsi que sont proposées tous les mois, d’une part une rencontre (conférence ou table-ronde) sur un sujet d’Eglise et de société, et d’autre part une soirée sur les Pères de l’Eglise et leur actualité, un cycle organisé par le P. Lucian Dînca, aa, et deux autres patrologues (orthodoxe et protestant).
= la formation de jeunes chrétiens, dans le cadre d’un foyer d’étudiants où catholiques (des deux rites, latin et byzantin) et orthodoxes, à travers les rencontres et la prière quotidiennes, apprennent à mieux connaître et estimer leurs traditions religieuses respectives.
Au service de l’unité
« Saint Pierre – Saint André » : le nom du nouveau Centre conjugue les figures de ces deux Apôtres, qui furent d’abord deux frères et sont invoqués de toujours comme Pères, respectivement, de l’Eglise romaine et de l’Eglise roumaine (la tradition locale affirme qu’André, sur la fondation apostolique duquel repose toute l’Eglise byzantine, est le premier évangélisateur de l’actuelle province roumaine de Dobroudja). Une façon claire, et non polémique, de soutenir le désir des chrétiens d’Orient et d’Occident de retrouver un jour la pleine communion entre eux, et de permettre à tous de « respirer avec les deux poumons » du christianisme, selon l’expression qu’affectionnait Jean-Paul II.
Désigné par la Congrégation assomptionniste comme l’une de ses « œuvres mobilisatrices » à l’échelle mondiale pour les années à venir, le Centre Saint Pierre – Saint André assume une double mission : servir le dialogue en se mettant au service des diverses Eglises de Roumanie, et soutenir la vocation œcuménique de la famille assomptionniste de par le monde, pour raviver sans cesse sa ferveur de l’Unité, « afin que le monde croie » (Jn 17, 21).
Michel Kubler
Augustin de l’Assomption
Directeur du Centre Saint Pierre-Saint André
Introduire à l’obéissance religieuse, par Patrick ZAGO
Je ne suis pas théologien de la vie religieuse. Ma seule légitimité pour en parler est d’être religieux, d’avoir fait le vœu d’obéissance et d’essayer d’y être fidèle jour après jour.
En préliminaire, je voudrais situer ces propos sur l’obéissance. Je ne suis pas théologien de la vie religieuse. Ma seule légitimité pour en parler est d’être religieux, d’avoir fait le vœu d’obéissance et d’essayer d’y être fidèle jour après jour. Mais il se trouve aussi que pendant cinq années, j’ai animé les sessions d’Internoviciat1 de Paris et de Lyon sur l’obéissance religieuse. Et depuis quelques années je vis dans une communauté de noviciat. Ces deux expériences colorent évidemment ce que je vais en dire. On sait que le noviciat est l’étape préparatoire à l’entrée dans la vie religieuse. C’est un temps bien cadré par le droit universel de l’Eglise et le droit propre de chaque Institut, pendant lequel le candidat fait concrètement l’expérience de la vie religieuse. On aurait tort d’oublier que le novice est un commençant. J’ai l’impression qu’on demandait autrefois plus à des novices qu’à des vieux routiers de la vie religieuse. Je pense qu’on avait les méthodes de ce temps-là et qu’on les appliquait en toute bonne conscience. Je crois qu’aujourd’hui, on a intégré une meilleure pédagogie. D’ailleurs les textes du Magistère le recommandent vivement². Chaque Institut doit écrire une « Ratio Institutionis » qui donne les orientations et définit les différentes étapes de l’engagement religieux. Reconnaître les différentes étapes, c’est reconnaître le principe de gradualité : c’est-à-dire qu’on avance pas à pas, qu’on monte les marches de l’escalier, une à une. Il y a donc une pédagogie qui aide le novice à entrer dans cette vie d’obéissance.
L’obéissance et la liberté
Le premier travail, qui sera toujours à reprendre, c’est d’acquérir la liberté intérieure.
La première objection ou réticence vis-à-vis de l’obéissance religieuse, c’est d’en rester à cet aspect de contrainte, de discipline, d’ordre qui s’impose de l’extérieur et qui brime la liberté. Il est bien vrai qu’il y a des dépendances naturelles dans la société3, comme l’enfant vis-à-vis de ses parents, et beaucoup d’autres… La façon dont Schneiders4 définit la vie religieuse me semble très éclairante pour sortir de cette impasse : « La vie religieuse n’est pas une société naturelle, mais une société volontaire ». En effet, la communauté religieuse est une société composée d’adultes égaux et libres, et ils font le choix de se regrouper non pas d’abord les uns pour les autres, comme c’est le cas dans le mariage, ni principalement pour faire quelque chose ensemble, comme on se lance dans une entreprise. Ce qui les rassemble pour vivre en communauté, c’est l’amour du Christ et une façon particulière de vivre l’Evangile. Ainsi la relation des membres de la communauté les uns envers les autres et envers les ministères qu’ils entreprennent ensemble, découle de leur engagement pour le Christ, en réponse à une vocation personnelle sur laquelle personne n’a de prise.
Mais qui peut affirmer qu’il est vraiment libre ? Le premier travail, qui sera toujours à reprendre, c’est d’acquérir la liberté intérieure. Les sciences humaines nous l’apprennent, il n’y a pas de spirituel chimiquement pur, nous ne sommes pas des anges. Il n’y a donc pas d’un côté le plan spirituel et de l’autre, le plan des relations humaines. Dans la pratique de l’obéissance et sa compréhension, nous devons évidemment tenir compte de tous ces éléments5 . Tout ce qui se joue au plan des relations humaines concerne nécessairement notre propre cheminement devant Dieu. Et nous savons aussi que ce que nous sommes aujourd’hui, nos façons de réagir, nos façons d’être dépendent, pour une part au moins, de notre petite enfance, de notre enfance, de notre éducation, de notre milieu familial, et même d’évènements inconscients que nous avons vécus très tôt et qui nous marquent. Mais avec tout autant de force, il faut affirmer qu’il n’y a pas de fatalité, même avec un poids du passé qui peut être chargé. Nous croyons à la grâce du Christ qui peut faire toutes choses nouvelles, et aussi aux forces insoupçonnées de toute personne humaine6.
L’obéissance et l’écoute
Il faut commencer par le sens étymologique de l’obéissance, qui n’est pas la soumission de la volonté à quelqu’un d’autre. La perspective première, c’est l’écoute7, du latin obaudire : tendre ou prêter l’oreille8. C’est d’abord l’écoute de la Parole de Dieu, car l’obéissance ne peut s’exercer que dans une attitude de foi. Le Deutéronome présente cette attitude fondamentale de l’homme devant Dieu, qui est la prière de tout juif croyant : « Ecoute, Israël » (Dt 6, 4). C’est le jeune Samuel appelé par le Seigneur : « Parle, Seigneur, ton serviteur écoute » (1 S 3, 10) C’est aussi la prière du Psaume 94 que la liturgie propose comme invitatoire de l’office : « Ne fermez pas votre cœur, mais écoutez la voix du Seigneur » (Ps 94, 7-8). C’est même l’ouverture de la Règle de saint Benoît : « Ecoute, ô mon fils, les préceptes du Maître et incline l’oreille de ton cœur ».
Le long chemin du dialogue
Ecouter, c’est non seulement se faire réceptif avec le cœur, c’est essayer de comprendre, c’est-à-dire déployer ses facultés d’intelligence, non pour dominer l’autre mais pour être plus proche de lui.
Nous sommes bien dans un contexte de dialogue, car écouter, c’est laisser retentir en soi un appel et se disposer à y répondre. C’est se laisser saisir par autrui. Ainsi, l’obéissance, c’est d’abord l’écoute de mes frères et de mes sœurs de communauté. Le commencement de l’obéissance vraie, c’est quand nos osons laisser parler nos frères ou nos sœurs et que nous les écoutons. On peut faire référence à saint Paul où c’est le cœur aussi qui écoute, c’est-à-dire que la personne se met dans une attitude de bienveillance : « Nous nous sommes librement adressés à vous, Corinthiens, notre cœur s’est grand ouvert… Payez-nous de retour ; je vous parle comme à mes enfants, ouvrez tout grand votre cœur vous aussi » (2 Co 6, 11-13).
Ecouter, c’est non seulement se faire réceptif avec le cœur, c’est essayer de comprendre, c’est-à-dire déployer ses facultés d’intelligence, non pour dominer l’autre mais pour être plus proche de lui. Et pour arriver à ce résultat, il faudra s’interroger, se confronter, discuter. Tout cela évidemment ne se fait pas par un coup de baguette magique. Cela prend du temps, comme dans les chapitres, les réunions de communauté, si l’on veut respecter les frères qui sont plus lents, qui n’ont pas la parole facile, qui ont du mal à s’exprimer. A première vue, cette écoute mutuelle nous fait perdre en efficacité de l’action, mais elle nous fait expérimenter ce travail, cette souffrance de l’obéissance pour nous rendre plus disponibles à la parole des autres, et de l’Autre. Saint Augustin rappelle dans l’admonition fraternelle du chapitre IV de sa Règle9, que les membres de la communauté sont aussi responsables les uns des autres : « Dieu qui vit en vous, veillera sur vous grâce à votre prise en charge mutuelle ».
L’obéissance dans les Ecritures
Pour parler de l’obéissance dans les Ecritures, il faut d’abord se référer à la Genèse, quand Dieu appelle Adam après son péché. Quand Dieu dit « Adam, où es-tu ? », Adam se dérobe et se cache dans un bosquet du paradis. En effet, il a péché, il a honte. Mais, dit saint Ambroise, « du fait que Dieu l’appelle, c’est déjà un indice qu’il pourra guérir de son péché, car Dieu appelle celui dont il a pitié.» Cet appel de la voix divine qui cherche l’homme pécheur, c’est essentiellement l’appel de l’obéissance. On ne peut comprendre l’obéissance, telle qu’elle nous est expliquée dans l’Ecriture, en particulier dans saint Paul, si on ne recourt pas à la théologie du péché et à la rédemption par le Christ. Et comme par le péché, l’homme a été constitué dans un état de désobéissance, en répondant à l’appel de Dieu qui veut le ramener vers lui, l’homme obéit. L’obéissance, ce n’est que cela, mais c’est tout cela : la réponse à l’appel de Dieu qui, malgré notre écart, nous invite à revenir vers lui.
Donc l’obéissance est consécutive à la désobéissance10, et non pas l’inverse, comme on serait tenté de le croire à cause des mots de notre langue (en latin comme en français). Saint Paul11, dans le fameux texte de Romains 5, 19, montre bien le véritable sens des mots, lorsqu’il oppose à la désobéissance du genre humain en Adam, l’obéissance du Christ et de l’humanité rachetée dans le Christ. « De même que par la désobéissance d’un seul homme (parakoé : littéralement la non-écoute – akoé – de la parole de Dieu pour celui qui vit de son amitié) la multitude a été rendue pécheresse, de même aussi par l’obéissance d’un seul (upakoé), la multitude sera-t-elle rendue juste ».
L’obéissance de Jésus
D’une simple phrase, Saint Paul résume la vie de Jésus, ou plutôt en donne le fil conducteur : « Obéissant jusqu’à la mort et la mort sur une croix » (Phil 2, 8). Et l’épître aux Hébreux dit de même : « Tout fils qu’il était, il apprit par ses souffrances, l’obéissance, et conduit jusqu’à son propre accomplissement, il devint pour tous ceux qui lui obéissent cause du salut éternel » (He 5, 8). Mais quelle est l’obéissance de Jésus ? Obéir, c’est faire la volonté du Père, faire la volonté d’un autre. C’est le langage de Jésus, c’est le sens qu’il donne à sa vie. « Je suis descendu du ciel, non pas pour faire ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé » (Jn 6, 38) et « Je viens, ô Dieu, pour faire ta volonté » (He 10, 7) Les exégètes qui ont étudié de près le vocabulaire des évangiles signalent que le mot obéissance ne paraît qu’une seule fois sur les lèvres de Jésus et qu’il veut dire l’exécution d’un ordre donné. C’est dans l’évangile de Luc : « Si vous aviez de la foi, vous diriez au figuier que voila : déracine-toi et va te planter dans la mer et il vous obéirait » (17, 6).
Sans réalisme, l’obéissance n’est qu’un mot ou une illusion.
Jésus ne paraît donc ni proposer, ni recommander une vertu qui serait l’obéissance. Obéir, ce n’est pas pour lui un idéal à reproduire, ni se conformer à une conduite. Obéir, c’est toujours un geste concret que lui demande à chaque instant son Père : ce mot à dire, ce silence à garder, ce pécheur à accueillir, ce miracle à refuser, ces pieds à laver. Obéir, ce n’est pas un état d’âme, c’est la démarche la plus simple qui soit : celle du serviteur qui est chargé d’un travail à faire. Et un serviteur, on ne le juge pas sur ses bonnes intentions, mais sur la façon dont il s’acquitte de la besogne. Nous nous souvenons de la parole de Jésus : « Il ne suffit pas de dire : Seigneur, Seigneur… Il faut faire la volonté de mon Père ! » (Mt 7, 21). Voila le réalisme. Sans réalisme, l’obéissance n’est qu’un mot ou une illusion. Dans le geste du lavement des pieds, nous voyons évidemment un geste d’humilité et de charité, mais aussi d’obéissance, car il s’agit bien dans ce geste, du travail du serviteur qui en a revêtu la tenue et en a pris la posture. Et avant de mourir, Jésus repassant sa vie devant son Père, reste sur ce même plan : « J’ai achevé l’œuvre que tu m’avais donné à faire » (Jn 17, 4).
Pour progresser dans la réflexion, il faut considérer le Verbe de Dieu qui a pris chair de la Vierge Marie et s’est fait homme. « Il a pris notre condition humaine en toute chose, excepté le péché » dit la liturgie12. Donc, comme nous, Jésus a été soumis aux médiations humaines, c’est-à-dire les hommes et les évènements. Même s’il a maille à partir avec les détenteurs d’autorité qui « font sentir leur pouvoir », pourtant jamais il ne prêche ni ne pratique la révolte. Il lui paraît naturel d’obéir, si naturel qu’il en parle à peine. Il vit en fils soumis à ses parents, en sujet loyal à son pays, sans fanatisme, mais sans réticence13. Assurément, cette obéissance n’est pas le tout de la vie de Jésus. Il a obéi, mais il a également plus que tout autre, pris des initiatives, enfreint des coutumes tenues pour intangibles. Et c’est au nom de la liberté que Dieu donne à chacun de ses enfants que Jésus proclame son droit de passer sur les prescriptions légales les plus rigoureuses, comme le sabbat. Et cette liberté demeure intacte jusqu’à la dernière heure, cette heure pour laquelle il est né et qui révèle l’obéissance suprême : « Il faut que le monde sache que j’aime le Père et que j’agis selon l’ordre que le Père m’a donné » (Jn 14, 31).
C’est dire que Jésus lit la volonté de son Père dans les Ecritures. Un mot revient souvent sur ses lèvres pour résumer les Ecritures : il faut. La Passion de Jésus prouve son obéissance aux hommes et aux évènements. Elle montre aussi le sommet de sa fidélité aux Ecritures : « Comment s’accompliraient les Ecritures, d’après lesquelles il faut qu’il en soit ainsi ? »
Les mille couleurs de l’obéissance
Chaque institut religieux a une façon particulière de vivre l’Evangile, il s’attache à certains traits, il se passionne pour un geste de Jésus. Le charisme est ce don de l’Esprit qui est passé par l’intuition spirituelle et apostolique d’un Fondateur qui a vécu de cette grâce et qui la transmet. Mais ce charisme demande à être actualisé, prolongé à chaque époque et par chaque religieux. Un supérieur général disait dans un mouvement d’humeur : « Les religieux sont plus attachés à leur passeport qu’à leur charisme ! » Il voulait sans doute signifier par là que la fidélité à l’Evangile, et la fidélité à la grâce de fondation ne sont pas acquises une fois pour toutes le jour de la profession, mais c’est chaque jour qu’il faut retrouver la ferveur de ce premier amour, et la singularité de cet amour qui est unique dans la variété multicolore des charismes.
« En obéissant mieux, vous ne faites pas seulement preuve de compassion envers vous-mêmes, mais aussi envers votre supérieur16 » (Règle 7, 4).
Pour tous ceux qui partagent le charisme augustinien14, et dont la Règle n’est pas seulement « un pavillon de complaisance15 » , il faut évidemment prendre en compte cette richesse léguée par la tradition, car elle donne une façon originale de vivre ce vœu d’obéissance. En effet, Augustin, dans sa Règle, présente l’obéissance, non pas comme un acte de foi, mais de compassion : « En obéissant mieux, vous ne faites pas seulement preuve de compassion envers vous-mêmes, mais aussi envers votre supérieur16 » (Règle 7, 4). Manifester de la bonne volonté dans l’obéissance, c’est en effet alléger le poids de la responsabilité sur les épaules du supérieur . Alléger une charge, c’est bien un acte de compassion et d’amour. Et obéir17 est plus qu’un évènement vertical entre un supérieuret ses sujets, c’est aussi un évènement horizontal entre les membres du groupe. C’est pourquoi on peut parler de responsabilité partagée. Saint Augustin, au chapitre 4 de la Règle qui traite de la correction fraternelle, souligne encore la responsabilité mutuelle18 de chacun et non pas seulement la responsabilité du supérieur.
Le supérieur aide ses frères à écouter la voix de Dieu, sa volonté, mais Augustin est très soucieux que le supérieur trouve sa juste place qui n’est pas celle de Dieu ! Dans une session sur le discernement et les traditions spirituelles, Marcel Neusch19 a très bien analysé cette démarche d’Augustin, que je résume ainsi. Seul le Maître intérieur enseigne, le supérieur n’est qu’un « serviteur » qui ne peut donner qu’une aide : « Même si mon enseignement t’est de quelque utilité, il te faut apprendre de celui qui est le Maître intérieur et qui, au plus profond de toi-même, te fera sentir et discerner la vérité de ce que je t’aurai dit » (Lettre 266) et avec beaucoup d’humilité, Augustin (comme tout supérieur doit le faire) descend du piédestal : « Il te faut écouter non pas moi, mais avec moi : ensemble, nous écoutons ; ensemble condisciples à la même école, nous apprenons du seul Maître, le Christ » (S. 32, 4).
On peut conclure avec J-M. Tillard20 : « L’obéissance des religieux, vue dans la diversité des traditions où elle s’insère, nous paraît mettre en évidence une variété d’attitudes… On peut percevoir le danger qu’il y aurait à trop privilégier certaines d’entre elles au détriment de l’équilibre remarquable de l’upakoé (l’écoute). Là où la liberté et la responsabilité personnelle se trouvent éteintes par une soumission absolue à la décision de quelque homme que ce soit, on stérilise du fait même, la possibilité d’une écoute pauvre de la Parole de Dieu et d’une décision évangélique selon le pouvoir divin qu’elle transmet. L’obéissance religieuse, sous toutes ses formes et sous tous les accents qu’on lui donne, ne peut avoir pour but que de susciter la liberté suprême : celle qui ouvre l’esprit et le cœur à l’écoute de la Parole dans l’Esprit »21.
Patrick ZAGO
Augustin de l’Assomption
Juvisy (91)
1L’Internoviciat réunit, environ un weekend par mois, les novices – hommes et femmes – de différentes congrégations de vie apostolique, avec leurs responsables de formation, ainsi qu’avec ceux qui se préparent à le devenir. La formation est donnée sur les thèmes fondamentaux de la vie religieuse : les vœux, la vie communautaire, la prière, la mission…C’est un groupe très diversifié, très international, avec une grande représentation de l’Afrique et de l’Asie. Les Français y sont la portion congrue !
2Il est impossible de citer tous les textes du Magistère, depuis le Concile Vatican II, qui a situé la place de la vie religieuse au cœur du peuple de Dieu, au chapitre VI de la Constitution sur l’Eglise Lumen Gentium, après le chapitre V qui est l’appel universel à la sainteté dans l’Eglise. Depuis le décret conciliaire Perfectae Caritatis, sur la rénovation et l’adaptation de la vie religieuse, un énorme travail de réflexion et de mise à jour a été fait, accompagné par les directives du Magistère. Sans être exhaustif, on peut retenir sur l’obéissance :
– Décret conciliaire Perfectae Caritatis, N° 14 (Vatican II L’Intégrale, Bayard, 2002, p. 530).
– Exhortation apostolique Evangelica testificatio de Paul VI, 29 juin 1971, N° 23-29 (Documentation Catholique DC 1971, N°1590, p. 656-657)
– Eléments essentiels de l’enseignement de l’Eglise sur la vie religieuse par La Congrégation pour les Religieux et les Instituts séculiers, 25 juin 1983 (DC 1983, N° 1859, p. 656-657)..
– Exhortation apostolique Redemptionis donum de Jean-Paul II, 25 mars1984, sur la consécration religieuse à la lumière de la Rédemption, N° 13 (DC 1984, N° 1872, p.408).
– Directives sur la formation dans les Instituts religieux Potissimum institutioni par la Congrégation pour les Instituts de vie consacrée et les Sociétés de vie apostolique, 2 février 1990, N°15 (DC 1990, N°2004, p.393).
– Directives sur la vie fraternelle en communauté Congregavit nos in unum Christi amor, 25 janvier 1994, par la Congrégation des Instituts de vie consacrée et les Sociétés de vie apostolique, N°47-52 (DC 1994, N°2093, p.425-426).
– Exhortation apostolique postsynodale Vita Consecrata de Jean-Paul II, sur la vie consacrée et sa mission dans l’Eglise et le monde, 25 mars 1996, N° 91-96 (DC 1996, N°2136, p.338-390).
3Dans un essai qui est une sorte de méditation personnelle, Françoise Le Corre étudie la place de l’obéissance dans nos vies depuis l’enfance jusqu’à notre vie d’adulte. Elle montre sa valeur structurante.
4Congrès international de la vie consacrée (Rome, 23-27 novembre 2004), Passion pour le Christ, Passion pour l’humanité, Bayard, Paris, 2005. Contribution de Sandra M. Schneiders, IHM , La vie religieuse dans l’avenir, p. 227-261.
5Vergote a très bien exprimé ce processus : « L’intention surnaturelle s’inscrit, en effet, au creux même des angoisses, des incertitudes et des désirs humains. L’homme réel écoute, reconnaît, cherche Dieu à partir de sa situation existentielle. Si l’intention que l’on qualifie de surnaturelle dépasse l’horizon humain, elle n’en assume pas moins tous les mouvements naturels, en se fondant sur eux : elle en est donc traversée et marquée. Le spirituel est présent et opérant dans le psychique même » Vergote, in La relation pastorale, Cerf, Cogitatio fidei, 1976, p. 153.
6On peut penser au concept de résilience qui veut dire renaître de sa souffrance. C’est ainsi qu’on explique le destin réussi d’individus que leur enfance catastrophique semblait pourtant promettre à un sombre avenir. Boris Cyrulnik s’est beaucoup investi dans cette recherche, en particulier dans deux de ses ouvrages, édités chez Odile Jacob : Un merveilleux malheur (1999) et Les vilains petits canards (2001).
7D’après la Concordance de la Bible de Jérusalem, Cerf-Brepols 1982, le mot « écouter » se trouve 537 fois dans l’Ancien Testament et 90 dans le Nouveau.
8Jean-Louis Chrétien a montré comment saint Augustin a beaucoup développé ce thème, dans son ouvrage Saint Augustin et les actes de paroles, au chapitre II : Ecouter. « Ecouter, c’est obéir (Audire, obaudire). Mais l’obéissance ne doit pas s’entendre ici comme l’accomplissement d’un ordre, puisqu’elle peut concerner toute parole de vérité, et non pas seulement une injonction, mais comme l’accord de notre existence avec ce qui est dit et montré. […] L’importance de la notion de vie est décisive : obéir, c’est écouter de telle façon qu’on vive ouFrançoise Le Corre, Les jardins oubliés de l’obéissance, Bayard, 2010. revive, de la parole entendue. L’écoute dont il est question ici ne se peut que par ce que saint Augustin nomme les oreilles du cœur, aures cordis. Ces oreilles du cœur, ce sont elles qui accueillent et discernent la voix de Jésus-Christ à travers les autres voix humaines qui transmettent sa parole, ce sont les oreilles de l’obéissance au sens qui a été défini plus haut » (p. 30 et 34).
9 Règle 4, 6. Traduction de la Règle par Tarcisius J. van Bavel, La communauté selon Augustin, Lessius, Bruxelles, 2003.
10La Règle de saint Benoît fait ce constat dès le départ : « Reçois volontiers l’avertissement d’un Père plein de tendresse, et accomplis-le efficacement, afin que le labeur de l’obéissance te ramène à Celui dont t’avait éloigné la désobéissance » (N°2).
11Les exégètes signalent que ces deux mots employés par saint Paul sont inconnus dans le langage classique, il les a introduits dans son vocabulaire théologique pour signifier un mystère nouveau, à savoir que pour réparer l’écart du premier homme, le Christ est venu se mettre sous le joug. Il y a donc dans l’idée d’obéissance (upakoé) une idée foncière de réparation qui est essentielle à l’attitude chrétienne et qui vient renforcer encore sa valeur religieuse.
Cette obéissance dépasse infiniment tous les concepts d’obéissance humaine, avec lesquels elle n’a au fond qu’une lointaine analogie ; elle dépasse également toute soumission que devrait avoir envers le Créateur une simple nature créée ; c’est l’attitude de l’homme racheté, engagé tout d’abord dans le péché, et dégagé par la grâce, qui est exprimée.
12Prière eucharistique N° IV.
13Jacques Guillet sj développe ce passage dans son ouvrage Jésus-Christ, hier et aujourd’hui, Desclée de Brouwer, 1965, en particulier dans le chapitre sur l’obéissance, p. 101-125.
14Van Bavel , op. cit., p. 94-95. Voir aussi A. Sage, aa, La Règle de saint Augustin commentée par ses écrits, 2e édition, Paris, 1971, p. 261-169. Adolar Zumkeller, Saint Augustin, guide et modèle de la vie monastique, Regnier, 1995, p. 170-176. Sœur Marie-Ancilla, La Règle de saint Augustin, Cerf, 1996, p. 119-148 et aussi Agostino Trapè, La Règle de saint Augustin commentée, Vie monastique N° 29, Abbaye de Bellefontaine, 1993, p. 195-206.
15Expression suggestive employée par le Père Hervé Stephan, supérieur général des Augustins de l’Assomption, pour parler de toutes les Congrégations obligées depuis le Concile Latran (1215), d’adopter une règle existante, la plupart du temps sans lien avec leur charisme. Le Père Goulven Madec employait une autre image, il disait que toutes ces congrégations vivent sous la Règle sans le savoir, comme beaucoup de Français d’aujourd’hui sous la Constitution de la Ve République !
16« Obéissez avec sérénité à la voix de Dieu. Ayez dans votre cœur de la douceur pour celui qui vous gouverne, qui conduit dans la justice ceux qui sont doux et humbles de cœur, et leur enseigne ses saintes voies. » Lettre 48 à Eudoxe, in : Sœur Douceline, Ces frères que tu m’as donnés, Centurion, 1983, p. 96-97.
17La Ratio Institutionis de l’Ordre de Saint Augustin (OSA) abonde dans le même sens (N°38-41). Voir son site www.osanet.org
18La Règle de vie de la Congrégation des Augustins de l’Assomption décrit de façon concrète ce travail de l’obéissance entre tous les membres de la communauté, supérieur compris : « Tous cheminent en quête de la volonté du Père dans un climat de liberté et de franchise, de confiance et de collaboration, d’initiative et de coresponsabilité » (N°42)
19Discernement et traditions spirituelles. Session pour responsables de novices. Francheville 27 février -3 mars 1984. Tradition augustinienne. Marcel Neusch, p. 108
20Le Père Tillard, dominicain canadien, a beaucoup réfléchi et écrit sur l’Eglise, et l’œcuménisme. Et depuis le Concile Vatican II jusqu’à sa mort en 2000, il a été très attentif au bouillonnement des réformes et de l’aggiornamento de la vie religieuse. Par sa réflexion et ses écrits, il a donné des fondements théologiques sûrs pour conduire ce changement. On peut toujours se référer à son livre : Devant Dieu et pour le monde. Le projet des religieux. Cogitatio fidei N°75, Cerf, 1974.
21Dictionnaire de spiritualité, Beauchesne, Paris, 1982. Obéissance, col. 556-560
« Je viens d’Egypte ». Témoignage de Milad YACOUB
Je suis Augustin… de l’Assomption ! Et je viens d’Égypte, du nord de ce grand continent qu’est l’Afrique. Voici mon itinéraire de vie religieuse à la lumière de quelques citations de Saint Augustin.
Chercher Dieu, c’est désirer le bonheur ; trouver Dieu, c’est le bonheur même (Les mœurs de l’Église Catholique).
Chercher Dieu, c’est désirer le bonheur ; trouver Dieu, c’est le bonheur même (Les mœurs de l’Église Catholique).
C’est à partir de l’âge du lycée que j’ai commencé à me poser la question sur ce que je voulais faire de ma vie. Plusieurs fois, j’ai changé radicalement d’orientation. Après une année de médecine, j’ai choisi l’agronomie dans laquelle j’ai obtenu le diplôme d’ingénieur. Durant ce cursus, je me suis spécialisé en sociologie rurale, domaine dans lequel j’ai achevé un doctorat. Et maintenant j’étudie la théologie. Ce parcours d’étude éclaté m’a permis de me rapprocher d’abord de la nature, ensuite des hommes et maintenant de Dieu. Cet itinéraire inhabituel ne prend son sens qu’à la lumière d’un appel à une vie religieuse. C’est en effet depuis mes 17 ans que je me sens en recherche. Je commençais à me poser des questions à ce moment de ma vie dans lequel j’ai vécu un passage d’une foi reçue par héritage familial à une foi choisie et vécue. Ce passage, je le dois surtout aux Frères des Ecoles Chrétiennes chez lesquels j’ai fait ma scolarité et surtout au MEJ (Mouvement Eucharistique des Jeunes) dans lequel j’ai été longtemps très actif. Baptisé et catéchisé depuis mon jeune âge, j’ai apprécié ce passage à une foi adulte qui s’est traduite par mes choix de vie.
Mais en vérité c’est toi, mon espérance et mon partage dans la terre des vivants, qui voulais me faire changer de pays terrestres pour le salut de mon âme (Confessions, livre V).
J’ai traversé la Méditerranée d’abord à la recherche de la science et afin de progresser dans la vie professionnelle. Assistant d’enseignement et de recherche à l’université du Caire, j’ai obtenu en 2002 une bourse d’étude pour faire un Master suivi d’une thèse en France. Ma première année, à Montpellier, a été marquée par un relâchement spirituel dû à l’absence de cadre dans lequel je pouvais vivre ma foi. C’est à partir de ce constat que l’année d’après j’ai cherché à loger dans un foyer chrétien, d’où la rencontre avec l’Assomption. J’ai vécu deux ans au foyer d’étudiants à Juvisy. La proximité avec les religieux et le partage de vie avec les autres étudiants m’ont beaucoup aidé. Je n’ai pas découvert tout de suite l’Assomption comme chemin de vie et je n’ai pas éprouvé à cette époque le désir d’y entrer. Je continuais à me poser des questions mais je ne voulais surtout pas apporter des réponses hâtives.
Il ne peut y avoir de degré plus certain pour s’élever à l’amour de Dieu, que la charité de l’homme à l’égard de l’homme (Les mœurs de l’Église Catholique).
Il ne peut y avoir de degré plus certain pour s’élever à l’amour de Dieu, que la charité de l’homme à l’égard de l’homme (Les mœurs de l’Église Catholique).
Ce sont les expériences de solidarité qui m’ont aidé à découvrir le sens de l’appel de Dieu. Avec le conseil d’un assomptionniste, j’ai continué à faire du bénévolat pour quelques heures par semaine. De retour sur mon continent, l’expérience d’un mois avec les Frères des Ecoles Chrétiennes dans leur travail auprès des populations des bidonvilles autour de Khartoum, la capitale du Soudan, a réveillé quelque chose en moi. Ensuite j’ai passé cinq mois dans un village au sud de l’Égypte pour une recherche sociologique qui m’a aussi permis de faire une expérience conséquente de proximité avec les défavorisés. Le désir d’aller plus loin dans cette direction m’a fait reprendre contact avec l’Assomption pour faire une expérience de volontariat sur le bateau « Je Sers ». Cette communauté, installée à Conflans-Sainte-Honorine dans la banlieue parisienne, est vouée à la solidarité envers les pauvres. Le choix de faire ce volontariat en France était un compromis qui m’a permis à la fois de poursuivre ma thèse de sociologie à l’université de Nanterre et de continuer à m’ouvrir à cet appel de Dieu. Et c’est au cours de cette expérience humaine et spirituelle forte que j’ai compris que Dieu me faisait signe pour entrer à l’Assomption. Pendant une retraite ignacienne de choix de vie, cette décision m’a paru tellement simple et évidente, et ceci après de longues années de découvertes, de discernement et de réflexion.
Avant tout, vivez unanimes à la maison, ayant une seule âme et un seul cœur tournés vers Dieu. N’est-ce pas la raison même de votre rassemblement ? (Règle). Celui qui accepte cette vie commune possède Dieu (Sermon 355).
Après avoir découvert plusieurs formes de vie religieuse, depuis les monastères d’Égypte jusqu’aux Frères de Taizé en passant par les Frères des Ecoles Chrétiennes, les Jésuites et les Petits Frères de Jésus de Charles de Foucauld, qui ont chacune apporté quelque chose à ma vie spirituelle, je me suis senti attiré par la qualité de la vie communautaire à l’Assomption. La communauté, qui constitue une valeur évangélique en elle-même, s’y articule bien avec une vie de prière et une mission apostolique pour donner au religieux que je suis devenu un équilibre vital. L’internationalité des communautés donne un visage d’Église et du monde d’aujourd’hui où les occasions d’ouverture sur l’autre ne manquent pas.
Puisse le Seigneur vous donner d’observer tout cela avec amour, en êtres épris de beauté spirituelle et dont l’excellence de la vie exhale l’excellent parfum du Christ, non comme des esclaves sous le régime de la loi, mais en hommes libres sous le régime de la grâce (Règle).
Agissons dans une bonne et sincère intention de mettre fin au malheureux schisme qui nous divise (Lettre 33 à Proculéen, évêque donatiste d’Hippone).
En plus de la vie communautaire, je me sens attiré par la simplicité de la spiritualité de l’Assomption. La beauté spirituelle et l’excellent parfum du Christ dont parle Augustin ne font pas l’objet de long traités ou de théories complexes, mais ils se traduisent par la vie de tous les jours. Il y a là une grande richesse pour la foi chrétienne et pour l’Église d’affirmer que le chemin auquel le Seigneur nous appelle est accessible et praticable d’abord et surtout pour les enfants et les pauvres. Cette simplicité n’est pas du tout contraire à l’intelligence de la foi, chère à l’Assomption. Et c’est justement cet équilibre entre simplicité et capacité à la réflexion qui me semble particulièrement intéressant. Depuis que j’ai prononcé mes premiers vœux en 2010, je vis en communauté à Conflans sur le bateau « Je Sers », contribuant aux tâches basiques de la vie quotidienne avec des personnes en difficulté accueillies sur place. Parallèlement je poursuis mes études théologiques à distance avec l’université de Strasbourg. Le contraste entre ces deux missions est pour moi source d’équilibre appréciable.
Agissons dans une bonne et sincère intention de mettre fin au malheureux schisme qui nous divise (Lettre 33 à Proculéen, évêque donatiste d’Hippone).
Un autre trait de l’Assomption qui m’attire est celui de la recherche de l’unité des chrétiens. C’est depuis mon enfance que je suis confronté à cette réalité de séparation entre les Églises. Entre mon appartenance à l’Église copte orthodoxe et ma scolarité dans l’Enseignement catholique, j’ai essayé de vivre une certaine réconciliation. Plus tard, une expérience d’un rassemblement de jeunes avec des orthodoxes byzantins du Proche-Orient s’est ajoutée pour élargir ma conscience de cette question. Mon intuition et ma conviction restent toujours que la division est insupportable. Comment être un homme de communion ? Comment participer à l’unité des chrétiens ? Et pour entrer à l’Assomption, j’ai dû effectuer le rite d’entrée en pleine communion avec l’Église catholique, sans renier l’Église copte qui m’a donné le baptême et dans laquelle j’ai reçu l’Évangile. Peut-être que le Seigneur vaudra utiliser ma double appartenance comme pont entre les Églises !
« Augustin prêtre ! Augustin prêtre ! »
Quelque chemin que tu aies derrière toi, il te reste toujours du chemin à faire (Commentaire du psaume 34).
Ce cri d’acclamation des chrétiens d’Hippone est pour moi très significatif. Dans ma tradition orientale, la vocation de vie religieuse est un appel personnel et subjectif. Par contre, la vocation sacerdotale est plutôt vécue comme une réponse à un appel et un besoin ecclésial. Le cumul de ces deux vocations est certes possible, mais il ne peut pas être automatique. Il mérite même l’étonnement car il oblige le religieux à redéfinir sa vocation première et la déplacer vers un service précis, celui de la table eucharistique. Jeune religieux dans une congrégation dite « cléricale », je suis particulièrement sensible à l’itinéraire de certains frères qui répondent à l’appel à la prêtrise plusieurs années après leur profession religieuse. A ceux qui me posent la question, je ne dis pas « non, je ne veux pas être prêtre ! ». Je dis simplement : « je n’y suis pas, au moins pour l’instant, appelé ». L’Église a besoin de prêtres, dit-on souvent ! Je pense qu’elle a besoin d’abord que chacun de ses membres trouve et vive profondément sa vocation quelle qu’elle soit. Et pour moi s’ajoute la question de l’appartenance ecclésiale. Être prêtre serait en quelque sorte devenir un porte-parole de l’Église catholique. Et dans mon cas je ne pense pas que cela soit dans mes capacités ni que cela soit favorable pour une éventuelle mission dans le domaine de l’unité des Églises. En tout cas la confiance dans le Seigneur me permet de dire sereinement « Prêtre ou pas, je n’en sais pas grand-chose. Mais Lui, Il sait et il me fera savoir en temps opportun ! ».
Quelque chemin que tu aies derrière toi, il te reste toujours du chemin à faire (Commentaire du psaume 34).
À l’étape où je suis, la vie religieuse assomptionniste, à la suite de saint Augustin, est une ouverture vers un chemin que je continue à découvrir et à parcourir. Auparavant, Augustin était pour moi un saint comme il y en a tant d’autres dans l’Église. Pendant le postulat et surtout le noviciat, j’ai découvert l’immensité que représente sa pensée et son héritage. Cela a ouvert mon appétit à le découvrir et je suis encore très loin d’être rassasié. Dans la vie religieuse, tout religieux est disciple de ceux qui l’ont précédé ; et je reconnais avoir en Augustin un bon maître.
Milad YACOUB
Augustin de l’Assomption
Conflans-Sainte-Honorine
La vie religieuse et l’Eucharistie, par Laure HOMBERG
Depuis la réforme du Concile Vatican II, la profession religieuse se prononce au cours d’une Eucharistie, et non plus partiellement au cours de la Messe et partiellement en dehors de celle-ci. Cet article souhaite évoquer quelques significations profondes d’un tel déplacement. La célébration évoquée est ici la profession perpétuelle d’une Religieuse de l’Assomption1.
La liturgie, Opus Dei, est une disposition de l’homme et un travail divin.
Quelle est donc cette œuvre de Dieu qui nous affecte au cours de la messe et plus spécialement encore au cours de la célébration d’une profession religieuse ?
Au cours de toute Eucharistie, en nous orientant vers Dieu, en communauté-Eglise, nous témoignons du sens, de la direction de toute existence humaine : la cité céleste, ou plus “concrètement” la vie éternelle en présence de Dieu. Notre vie a cette dimension d’éternité que la foi atteste : Dieu vient à nous pour nous partager ce qu’il est, pour nous partager sa vie.
Par des paroles, des actes, des gestes de la liturgie, nous sommes sanctifiés – Dieu seul est Saint – et nous pouvons participer à la glorification du Père par le Fils dans l’Esprit.
La Messe, par la liturgie de la Parole, est le lieu d’un dialogue entre notre Père et ses fils, ses filles assemblés². A la suite de la proclamation de l’Evangile, la Bonne Nouvelle du Salut par excellence, voici que la sœur répond, dans l’Eglise, à un appel du Christ :
-“Au nom du Seigneur, Sr XX, je vous appelle.
– Tu m’as appelée, Seigneur, me voici.
– Que demandez-vous à Dieu et à son Eglise ?
– De suivre le Christ, jusqu’à la mort, dans la famille des Religieuses de l’Assomption.”
Le célébrant personnalise l’Eglise, Corps du Christ, qui est rassemblée au nom du Christ, sous son Chef, sa Tête : le Seigneur Jésus lui-même ; et la réponse est prononcée devant l’assemblée réunie puisque la profession est un acte public qui affecte et manifeste d’une certaine façon l’Eglise dans sa vocation propre.
Le dialogue de la professe s’insère dans le dialogue de l’Assemblée avec son Dieu (= la liturgie de la Parole). C’est comme membre de l’Eglise que la sœur répond ce jour-là à voix haute, à l’appel entendu. Bien sûr, à chaque Eucharistie, les chrétiens sont invités à entrer dans ce dialogue personnel. En ce jour de profession, ce dialogue est “vocalisé”, exprimé à voix haute et invite ainsi chacun à se saisir de ce moment qui est invitation à « aviser le Seigneur, comme il m’avise.”
La Messe est le lieu d’un repas partagé, acte communautaire par excellence, qui est indispensable tant pour la vie biologique de notre organisme que pour la vie sociale de toute communauté. La Messe, et la profession qui a lieu durant celle-ci, n’est donc pas une action privée mais une action qui rassemble :
Les actions liturgiques ne sont pas des actions privées, mais des célébrations de l’Église, qui est « le sacrement de l’unité », c’est-à-dire le peuple saint réuni et organisé sous l’autorité des évêques. C’est pourquoi elles appartiennent au Corps tout entier de l’Église, elles le manifestent et elles l’affectent ; mais elles atteignent chacun de ses membres, de façon diverse, selon la diversité des ordres, des fonctions, et de la participation effective.3
La communauté est rassemblée pour la louange et le service. Louange ou action de grâce – eucharistie – avec le Christ, et service à sa suite : le Jeudi Saint est aussi le jour du lavement des pieds. La sœur, comme membre de la communauté, va s’engager pour être au service de ses frères et sœurs en humanité au nom du Christ.
La Messe est lieu de l’action de l’Esprit sanctificateur : lorsque l’Esprit est invoqué sur les oblats puis sur les baptisés convoqués, c’est pour que les uns, les autres deviennent “Corps du Seigneur”. Et lorsque, après l’appel et l’homélie, l’Esprit Saint est invoqué sur la professe, c’est aussi le signe de cette agrégation, de cette appartenance exclusive au Christ dans l’Eglise, la Congrégation. Suit le dialogue avec la Supérieure Majeure où sont évoqués la consécration du baptême et sa réalisation particulière dans la vie religieuse, les conseils évangéliques choisis avec la grâce du Seigneur, la Règle de Vie de la congrégation, la vie en communauté fraternelle en n’ayant qu’un seul regard tout entier en Jésus Christ et à l’extension de son Règne. Par ce jeu de questions – réponses, le libre choix de la sœur est exprimé pour un style de vie et son but propre à la famille religieuse.
La litanie des saints qui va précéder la formule de profession manifeste l’Eglise universelle et à travers les siècles4, l’Eglise qui œuvre, qui prie sur Terre, comme celle qui est déjà unie à son Epoux dans sa gloire. C’est une manière de placer ses pas dans les pas de celles qui nous ont précédés, tant la fondatrice, Sainte Marie Eugénie, que nos premières sœurs, les saints de tous les temps, de toute vocation. Puisqu’il y a, pour les baptisés, une commune vocation à la sainteté5, que chacun des fidèles est appelé à la plénitude de la vie chrétienne et à la perfection de la charité6, cette prière litanique7 stimule les membres de l’assemblée dans leur vocation propre : appel à la sainteté, à-venir commun à partager la gloire de Dieu. Par là, la dimension eschatologique de toute Messe8 est renforcée.
Puis, la formule de profession est dite, les mains de la professe dans celles de la supérieure. L’assemblée ratifie à sa manière cet acte par l’acclamation de l’Amen solennisé. L’acte de profession est signé sur l’autel où il restera pendant la suite de la Messe. L’autel ne symbolise-t-il pas la pierre angulaire elle-même sur laquelle la sœur choisit de bâtir toute sa vie ?9 Mais aussi l’autel du sacrifice, du don total, où la consécration réalise le mystère de notre foi : la vie du Christ livrée pour nous et pour la multitude, le signe de l’Alliance éternelle.
La longue bénédiction solennelle dite par le célébrant sur la professe rappelle l’Histoire du Salut et les merveilles de Dieu pour son peuple. L’Eglise recommande ainsi la sœur à la miséricorde de Dieu par cette prière ancienne déjà utilisée dans les premiers siècles pour la consécration des Vierges. Puis elle poursuit cet acte du don d’une vie par l’offrande du sacrifice eucharistique10.
Enfin, la bénédiction finale est développée en ce jour de fête11 , une dernière fois l’Eglise invoque le Seigneur pour la professe et ainsi que pour tous ceux « qui ont pris part à cette célébration », et tous répondent « Amen », heureux d’avoir partagé ce moment grave et joyeux.
Quel est le sens de ces actions ?
Bien sûr, se donner en offrande au Père, à la suite du Fils Unique, avec Lui, est l’invitation, le but de toute Messe, pour tous les chrétiens. Mais ce jour-là, la profession des conseils évangéliques est un signe qui a pu exercer une influence efficace sur les membres de l’Eglise12 , en manifestant la diversité du Corps du Christ, en rappelant notre commune vocation à partager la vie de Dieu, un jour ou l’autre de manière exclusive13.
Cet évènement dans la vie d’une sœur est une richesse, un don pour la Congrégation comme pour la paroisse qui l’ont accompagnée. Et dans cet échange continu au sein de la communion des saints, au quotidien « la foi de la communauté chrétienne et la complémentarité des vocations dans l’Eglise soutiennent la fidélité des sœurs. »14
Laure HOMBERG
Religieuse de l’Assomption
Bondy (93)
1Le rituel d’une profession perpétuelle dans la Congrégation des Religieuses de l’Assomption est une adaptation du rituel -adaptation permise et souhaitée par le rituel lui même (note préliminaire n°8)
2Dei Verbum 21
3Sacrosanctum Concilium 26
4les dimensions géographiques et temporelles de l’Eglise.
5Lumen Gentium 32
6Lumen Gentium 40
7Présente uniquement en de grandes occasions : Vigile pascale, baptême, ordination et profession religieuse perpétuelle.
8Dans la liturgie de la Parole, dans celle de la Profession, comme dans la Liturgie Eucharistique, c’est le Salut qui est en jeu, Dieu continue son œuvre de Salut en nous. Sacrosanctum Concilium 6
9La Règle de Vie des Religieuses de l’Asssomption se conclut par ce dernier paragraphe : « Dans la force de l’Esprit, les sœurs continuent d’édifier l’Assomption sur l’unique pierre qui est Jésus-Christ, pour la gloire du Père et le salut du monde. »
10Lumen Gentium 45
11La remise de l’anneau ainsi que l’attestation “Tu fais partie de notre Congrégation, désormais nous avons tout en commun” qui prennent place après la bénédiction solennelle n’ont pas été traitées ici.
12Lumen Gentium 44
13“Vous tous que le baptême a unis au Christ, vous avez revêtu le Christ ; il n’y a plus ni juif ni païen, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus l’homme et la femme, car tous, vous ne faites plus qu’un dans le Christ Jésus.” Ga 3,27-28
14Règle de Vie des Religieuses de l’Assomption, n°1 chapitre de la Consécration.