juin 1829

Informations générales
  • TD43.219
  • DE L'AMITIE. - Méditation deuxième.
  • Orig.ms. CR 3; T.D. 43, pp. 219-225.
Informations détaillées
  • 1 AMITIE
    1 AMOUR DE JESUS-CHRIST POUR LES HOMMES
    1 CHARITE ENVERS DIEU
    1 CHARITE ENVERS LE PROCHAIN
    1 CONNAISSANCE DE SOI
    1 DEFAUTS
    1 DIEU
    1 DIEU LE FILS
    1 DIEU LE PERE
    1 DISTRACTION
    1 ENSEIGNEMENT DE JESUS-CHRIST
    1 FOI
    1 IMAGINATION
    1 IMITATION DE JESUS CHRIST
    1 INTELLIGENCE
    1 JEUDI SAINT
    1 MAITRISE DE SOI
    1 MATERIALISME
    1 MEMOIRE
    1 ORGUEIL
    1 PARENTS
    1 PAUVRE
    1 PERFECTION
    1 PLANS D'ACTION
    1 SENTIMENTS
    1 SOUVENIRS
    1 UNION DES COEURS
    1 VERITE
    1 VOLONTE
    2 GIL BLAS
    2 MONTESQUIEU
    3 AFRIQUE
    3 ANGLETERRE
    3 FRANCE
    3 HERAULT, RIVIERE
  • juin 1829
La lettre

« Amicus fidelis protectio fortis, qui autem invenit eum, invenit thesaurum. » (Lib. Ecclesiastici, cap. VI, v. 14).

S’il fallait absolument dénaturer par une teinte hideuse de matérialisme ce qui, dans ce bas monde, est pour l’homme la source, sinon de ses émotions les plus violentes, du moins de ses sentiments les plus purs et certainement les plus durables, je dirais, en suivant la pensée de Montesquieu, que la nature, en façonnant les moeurs aux climats, semble avoir placé entre la misanthropique Angleterre et l’Afrique dégoûtante de volupté quelque chose de plus noble et de plus généreux dans la contrée qui les sépare, et que l’amitié naquit dans le pays de France.

Sans doute, moi aussi, je suis Franc et j’ai un ami. Mais sans m’inquiéter si c’est au climat que j’habite ou bien au sang qui coule dans mes veines que je dois demander la cause de mes plaisirs, je dis comment mon coeur bat, et je ne cherche point pour savoir ce qui peut le faire battre, à le disséquer péniblement. Je craindrais trop que, sans rien donner à mon intelligence qu’un peu plus de fatigue, un si infructueux travail n’aboutît qu’à diminuer, peut-être même à éteindre ce feu qui fait mon bonheur.

Non, ce n’est pas l’homme qu’il faut interroger sur ce principe de son existence et de sa perfection, sur cet amour qui, considéré dans deux amis, établit une société ineffable dont son intelligence seule ne peut rendre compte. Ce principe, il n’est pas en lui, et s’il y participe, c’est, il le sent bien lui-même, c’est d’ailleurs qu’il émane.

Celui qui voudrait découvrir la cause première d’une rivière perdrait bien misérablement ses sueurs à creuser les entrailles de la terre pour parvenir aux premiers filets d’eau qui, réunis, finissent par couvrir d’immenses espaces. Ce n’est pas là le vrai moyen pour chercher. Il est un autre, et plus sûr, et qui surtout ne fera pas évanouir tout le fruit du travail, dès qu’il sera parvenu à son terme. Qu’il regarde au-dessus de lui et voie ces nuages porter aux montagnes ces aliments à leurs réservoirs. Ces nuages, d’où viennent-ils? D’une mer sans fond, où tout rentre, d’où tout sort; où tout va s’engloutir: la source ignorée, parvenue à son terme, par des voies souterraines, comme le fleuve, fier de porter les vaisseaux des peuples commerçants.

Il en va ainsi de l’amitié. Ce n’est pas à la terre qu’il faut demander d’où découle un sentiment tout divin.

Là aussi, il faut regarder en-haut et voir comment tout se ramène à un vaste océan, cause première de tous les êtres et de leurs affections; il faut voir comment, plus on s’en approche, plus en s’approchant de l’amour infini, on s’approche aussi du bonheur, et comment la félicité suprême consiste à se perdre dans l’immensité de ses profondeurs.

Et pour y parvenir que faut-il faire? Une seule chose, car une seule chose est nécessaire: croire et puis aimer, connaître par la foi, et puis faire selon qu’il est enseigné par le principe nouveau. C’était en effet un principe nouveau que celui qui commandait à l’homme d’aimer son semblable. Depuis que le fils du premier père eut mis à mort son frère, tout lien a été brisé, et pour le reformer, il fallait toute la vertu de la parole d’un Dieu, et d’un Dieu que l’amour allait conduire à la mort.

Ecoutons comment le Sauveur Jésus, après avoir réparé et agrandi notre intelligence, voulut aussi réparer et agrandir notre coeur. C’était à cette dernière Cène, qu’il avait désiré d’un si grand désir de manger avec ses disciples, lorsque sachant que son heure est venue qu’il passe de ce monde au Père, parce qu’il avait aimé les siens, qui étaient dans ce monde, il les aima jusqu’à la fin; c’était pendant que le disciple qu’il aimait reposait sur son sein. Au milieu de ses derniers avertissements, il leur adressa ces paroles:

Mes petits enfants, encore un peu de temps je suis avec vous. Vous me chercherez, et de même que j’ai dit aux Juifs: là où je vais, vous ne pouvez venir, et avais-je dit: pour peu de temps.

Je vous donne un nouveau précepte: c’est que vous vous aimiez mutuellement; de même que je vous ai aimés, c’est aussi que vous vous aimiez mutuellement. En cela ils connaîtront bien que vous êtes mes disciples, si vous conservez cette affection mutuelle.

Voilà l’amitié dans toute sa perfection: il faut aimer comme Jésus aimait. Même dans l’amour, il veut être notre modèle: comme je vous ai aimés. Et comment nous a-t-il aimés? « Jusqu’à la mort, dit l’Apôtre, et à la mort de la croix. »

Ainsi, c’est encore dans Jésus que l’amour s’épure, ou, pour mieux dire, c’est de lui qu’il découle. Avant lui, qu’était l’amour, qu’était l’amitié, qu’un attachement naturel d’un homme pour son semblable. Du reste, nulle élévation dans cette société, dont la divinité n’était pas le lien. Un homme, puis un autre homme, rien de plus. Aujourd’hui, il n’en est plus de même. Ce sont deux êtres intelligents, doués de la faculté de connaître et d’aimer, qui, pour parler comme les poètes serbes, se marient en Dieu.

Comment cela se fait-il? demandera l’homme qui n’aime pas ou qui aime mal. Qu’il écoute encore, qu’il écoute ce discours, où, après avoir fait de l’amitié un devoir, le Fils de l’homme, s’adressant à son Père, s’écrie: « Père saint, conservez ceux que vous m’avez donnés, afin qu’ils soient un comme nous. »

Et plus bas: Je ne prie pas seulement pour eux, mais aussi pour ceux qui doivent croire par leur parole en moi. Afin que tous ils soient un comme vous, mon Père, en moi et moi en vous. Afin qu’eux aussi ils soient un, et que le monde croie que vous m’avez envoyé. Pour moi, la splendeur que vous m’avez donnée, je la leur ai donnée, afin qu’ils soient un comme nous sommes un. Moi en eux et eux en moi, afin qu’ils soient consommés en un, afin que le monde connaisse que vous m’avez envoyé et que vous les avez aimés, de même que vous m’avez aimé. Mon Père, ceux que vous m’avez donnés, je veux que là où je suis, eux aussi soient avec moi, afin qu’ils voient ma splendeur, celle que vous m’avez donnée, parce que vous m’avez aimé avant la formation du monde. Père juste, le monde ne vous a pas connu, mais moi je vous ai connu, et eux vous ont connu, parce que vous m’avez envoyé. Et je leur ai fait connaître votre nom, et je le leur ferai connaître, afin que l’affection dont vous m’avez aimé soit en eux et que moi aussi je sois en eux.

Telles furent les dernières paroles de Jésus à la Cène, après lesquelles il est écrit qu’il sortit et alla au jardin de Gethsémani, parce qu’il savait que son heure était venue.

Et d’abord, n’est-on pas étonné que l’amour soit ici comme l’unique preuve de la mission divine? « A cela, ils connaîtront tous que vous êtes mes disciples« ; et puis, en s’adressant à son Père, « qu’ils soient un en vous, afin que le monde croie que vous m’avez envoyé« .

Voilà donc à la fois, et la preuve la plus manifeste de la mission du Fils de l’homme, et le prodige le plus étonnant qu’il ait opéré, puisqu’il n’en demande pas d’autre à son Père, pour attester qu’il a été envoyé de lui. Et, en effet, conçoit-on quelque chose de plus merveilleux pour les hommes que cette société dont Dieu est le principe, l’aliment, le terme? De Dieu découle l’amour, par Lui il subsiste, en lui il se consomme. L’amour des autres, ici, ne semble qu’un nouveau lien qui nous rattache à Dieu. Il semble que notre amour pour Dieu s’augmente de tout l’amour de ceux que nous aimons. Ce sacrifice que nous faisons de nous-mêmes pour nous consommer dans l’unité nous agrandit par ceux à qui nous nous attachons, et ceux à qui nous nous attachons ainsi étant eux-mêmes unis à Dieu, dès lors nous semblons lui appartenir encore par ceux que nous aimons et qui lui appartiennent.

Telles sont les véritables bases de cette amitié tant proclamée, dont tous sentent le besoin, quoique bien peu s’en rendent compte.

C’est que, pour la plupart du temps, on ne la cherche que dans l’homme; c’est que les coeurs ne savent pas graviter vers le centre éternel de l’amour infini; c’est qu’on ne sait pas que, pour aimer, il faut croire à la parole de Dieu. Que ces pauvres âmes, toutes malades, écoutent donc cette parole, qui seule pourra les guérir en les réchauffant; là seulement elles apprendront à aimer, et aimer d’un amour sans remords.

Pour moi, qui aime aussi et qui aime à augmenter l’amour en le rendant plus pur, combien de fois, plein de suaves souvenirs, ai-je inondé mon âme de ces enivrantes pensées! Combien de fois l’image de cette société qui consomme tous les êtres dans l’unité m’a-t-elle ravi dans de douces et délicieuses contemplations! Oh! me disais-je alors, qu’il fait bon de croire et d’aimer! Qu’il fait bon de placer sa foi et son amour, son intelligence et son coeur dans l’Etre par excellence, dans l’amour qui n’a pas de bornes! Qu’il fait bon de s’unir à lui par tous les moyens et de ne voir que lui dans ceux qu’on aime! Que l’amitié est belle, alors! Qu’elle est grande! Puisqu’elle nous rend grands et beaux devant Dieu de toute la beauté, de toute la grandeur de ceux à qui notre coeur s’est uni!

Et, pensant ainsi, le souvenir de mes amis se retraçait à ma mémoire, et alors il me semblait que j’avais plus de plaisir à les aimer. C’est dans ces moments où le coeur, pour ainsi dire, nage dans la joie, c’est dans ces moments que l’on aime à se rappeler des pensées de bonheur qui n’amènent point la tristesse.

Ainsi il me souvient que l’été dernier, à la campagne, par un beau clair de lune, je descendais dans le verger cueillir des pêches glacées par la brise du soir, ou bien j’allais dans les vignes ramasser des raisins à la souche. Les mains pleines de fruits, je me plaisais à me diriger vers une colline aride qui domine le château; de là, à voir dans la plaine la fumée incertaine s’élever sur les toits d’une douzaine de villages; dans cette plaine, l’Hérault brailler dans l’obscurité à travers quelques bouquets d’arbres. J’entendais le murmure expirant de ses eaux à une chaussée prochaine; à l’horizon, des montagnes qui me disaient bien des choses; c’était une prolongation de mes chères Cévennes!

Peu de choses auraient égaler ce qu’en de pareils moments l’amitié offre de délices.

Assis sur un rocher nu, le souvenir de mes amis me faisait oublier les heures. Ainsi m’arrivait-il de songer à ce voyage nocturne qui avait terminé un autre voyage de deux cents lieues, où seul, à pied, j’avais, à minuit, regagné le manoir paternel, et où, pour charmer les fatigues du chemin, je m’étais figuré au bras de celui que j’aime entre tous mes amis, lui racontant les aventures de la route. Je me rappelais aussi que la vivacité de mes sentiments avait rompu le charme. Plein de l’idée que mon ami était près de moi, j’avais voulu serrer contre mon coeur son bras que je croyais suspendu à mon bras, et ce mouvement m’avait averti qu’il n’était plus là.

Quelquefois, ce n’était pas dans ces seules fictions que j’aimais à me bercer; nos entretiens passés, les paroles que sa bouche m’avait adressées étaient aussi pour moi un sujet d’inépuisables rêveries. Comme j’aimais à m’imaginer qu’il les répétait encore! Comme j’aimais à me rappeler ce que je lui avais répondu ou à chercher dans mon esprit quelque réponse qui eût pu lui plaire. J’étais content quand je pouvais penser que peut-être il l’eût été de moi, parce qu’alors mon bonheur semblait n’être qu’une émanation de son bonheur.

Telles étaient bien souvent, dans mes promenades, les sujets de mes méditations, et lorsque je m’apercevais qu’il était temps d’y mettre un terme, cette pensée me restait encore que mon temps n’avait pas été mal employé.

Je sais bien qu’il est certains hommes qui, depuis longtemps, ne demandent rien qu’à la matière, et qui, la regardant comme leur principe, cherchent à puiser en elle toutes leurs jouissances. Ceux-là comprennent peu ce que peut valoir l’amitié. Peut-être tous les efforts pour leur en faire sentir le prix sont-ils inutiles! Cependant, si une image matérielle peut leur donner une idée des plaisirs qui ne sont faits que pour l’âme, voici ce que je leur répondrai:

Il y a quelques mois, c’était à la fin de l’hiver. Pendant la journée, il avait plu. Vers le soir, les nuages s’étaient dissipés. J’étais à la campagne. Je sortis sur les 9 heures, et j’allai me promener dans le parc, sous les allées de marronniers et d’ormeaux, montrant à peine leurs bourgeons. Je donnais le bras à deux jeunes gens que j’aime d’une amitié sincère, car pour nous la même foi est jointe aux mêmes espérances. Nous parcourions les bords d’un petit lac, et, sur ses eaux troublées, la lune, dégagée des brouillards, nous permettait d’apercevoir des cygnes.

Tel est, me disais-je, l’emblème d’un véritable ami. Ses paroles font à un coeur agité ce que ces cygnes font sur ce lac. Leur passage aplanit les eaux, et un ami aussi apaise des orages, avec cette différence pourtant que le calme est aussi fugitif que l’oiseau qui le produit, et que l’ami, au contraire, donne le repos et le donne pour longtemps.

Notes et post-scriptum