- TD43.006
- CONVERSATIONS [A ROME]
- [Chez le cardinal Micara, le P. Olivieri et le P. Ventura, le 18 février]
- Orig.ms. BJ 1; T.D. 43, pp. 6-9.
- 1 CAPITAUX EMPRUNTES
1 ENSEIGNEMENT DE LA PHILOSOPHIE
1 ERREURS MENAISIENNES
1 ETRE HUMAIN
1 USURE
2 ARISTOTE
2 BONALD, LOUIS DE
2 DESCARTES, RENE
2 EPICURE
2 LAMENNAIS, FELICITE DE
2 MAZZETTI, JOSEPH-MARIE
2 MICARA, LODOVICO
2 OLIVIERI, MAURIZIO
2 PAUL, SAINT
2 PLATON
2 SIMEON LE STYLITE
2 SOCRATE
2 TERTULLIEN
2 VENTURA, GIOACCHINO - 18 février 1834
- Rome
Le 18 février.
Cardinal Micara. J’ai traité avec lui la question de l’usure. L’usure ne peut subsister que de la part d’un riche qui prête à un pauvre. Riche [= prêter] entre riches n’est pas une usure. Pauvre [= prêter] entre pauvres ou entre gens qui font valoir leur argent n’est pas une usure, non plus.
Nous avons traité la question de l’abbé de la Mennais; il pense qu’il doit changer son plan de défense, mais non pas se taire. S’il sait, [= se tait], il fait voir qu’il est fâché, ce qui ne convient pas. D’un autre côté, il ne peut se taire sans laisser enfouis les dons qu’il a reçus de la Providence.
Je quittai le cardinal Micara pour aller chez le Père Olivieri. Ce bon gros savant et saint dominicain sortait de table. Je le mis sur la question de l’abbé de la Mennais. Son avis ne fut pas le même que celui du cardinal, il pensait que le silence était avantageux et beaucoup plus prudent. La Providence, me dit-il, a pris soin de justifier l’Avenir, mais le temps est nécessaire pour pouvoir faire comprendre cela à tout le monde. L’effet produit par l’Avenir est semblable à un tremblement de terre, sa commotion ne pouvait durer toujours. Après avoir produit son effet, il fallait que le repos préparât les esprits à recevoir les doctrines.
Je le consultai ensuite sur l’usure. Cette question, me dit-il, m’est facile, parce que depuis quelque temps je m’en suis beaucoup occupé. Il faut distinguer les principes de la pratique. Les principes sont toujours les mêmes, mais les applications différentes. Les choses ont changé tous les jours de face et les principes doivent être différemment appliqués. Il me parla de deux cas particuliers: celui de saint Siméon Stylite qui autorise le prêt à 6 %, et la réponse d’un évêque de France, d’après laquelle un marchand peut prendre un intérêt pour le retard de ses payements, quoiqu’en principe le temps ne puisse ni se vendre ni s’acheter; mais il faut s’entendre.
Le Père Olivieri me demanda si je savais quelque chose de particulier. Je crois, lui dis-je, que l’abbé de la Mennais fait un ouvrage philosophique pour réfuter les erreurs nouvelles. Mon ami, me dit-il, j’ai lu dans le temps tous les plus mauvais livres qui pouvaient me tomber sous la main, mais je puis vous assurer que l’erreur est bien vieille, et que toutes les objections se trouvent dans saint Paul, et que toutes les objections y sont résolues. Le premier chapitre de l’épître aux Romains et la première partie du second donnent l’explication de tout. Ces mots de saint Paul: Ego autem arbitratus sum me scire quidquam, nisi Jesum Christum et hunc crucifixum.
Tout est là, mon Père, lui dis-je. Je vous demanderai aujourd’hui des lumières sur ce point…
Je vais chez le Père Ventura qui venait de dormir: il était de belle humeur. Je le mis sur l’article de la philosophie. Le Père Mazzetti, lui dis-je, veut me faire faire sur la philosophie un travail qui me paraît inutile. – Mais, me dit-il, le travail sur l’histoire de la philosophie est bientôt fait.
Moi. – Mon Père, il est cependant des auteurs qu’il faut lire, Aristote et Platon, par exemple.
Ventura. Oui, mais ces deux-là seulement, Aristote et Platon. Platon qui fut le Descartes de l’antiquité.
Je voudrais, mon Père, lui dis-je, que vous voulussiez m’expliquer pourquoi les Pères sont partagés sur Platon.
Ventura. Les Pères l’ont adopté ou repoussé, selon qu’ils ont considéré chez lui ses idées ou sa méthode. Ses idées ont paru aux Pères des premiers siècles une préparation évangélique. Platon parlant de la religion du Messie, de l’homme juste, fait soupçonner qu’il a lu les Ecritures, tant il est près de la vérité. Mais Platon venant à proposer sa méthode est protestant, et Tertullien a raison d’appeler son système la sauce de toutes les erreurs.
Moi. Vous avez bien sûr remarqué, mon Père, que la plupart des oeuvres de Platon font soupçonner une pensée cachée.
Ventura. Cela est vrai. Platon ne la disait pas toute entière, afin de ne pas s’attirer le sort de Socrate. Mais Platon représente parfaitement les idéalistes de nos jours, et c’est en ce sens qu’il s’est trompé. De même que le sensualisme d’Epicure va se perdre dans la matérialisme, de même le spiritualisme de Platon va se perdre dans l’idéalisme. Platon ne voit l’homme que dans son âme et considère les sens comme gênant les actes de l’esprit, ce qui essentiellement [*inachevé]. L’homme n’est pas âme seulement, il est aussi corps. Aristote sur ce point est bien plus sage. C’est lui qui parlant de l’idée de l’homme, telle que l’avaient les hommes en général, découvrir l’unité dans le substantiel composé. Ce que nos philosophes sont incapables de voir et de comprendre, Aristote fut de tous les philosophes celui qui établit le mieux les lois du sens commun et celui qui a compris vraiment l’homme.
Moi. Pourrais-je alors vous demander ce que vous pensez de la définition que M. de Bonald donne de l’homme?
Ventura. Je l’ai adoptée dans le temps. En y réfléchissant, je l’ai trouvée trop platonique et à ce titre je la rejette.
Une visite m’interrompit, à mon grand déplaisir.