- V1-484
- 0+155|CLV
- Vailhé, LETTRES, vol.1, p.484
- 1 ADOLESCENTS
1 ADVERSAIRES
1 AMITIE
1 AMOUR DIVIN
1 APOSTOLAT
1 BAVARDAGES
1 BELGES
1 COUVENT
1 DEFAUTS
1 EMOTIONS
1 FOI BASE DE L'OBEISSANCE
1 FRANCAIS
1 FRANCHISE
1 GALLICANISME
1 LIBERTE
1 MALADIES
1 MATIERES DE L'ENSEIGNEMENT ECCLESIASTIQUE
1 PENSEE
1 SAUVAGES
1 SENSIBILITE
1 SOLITUDE
1 ULTRAMONTANISME
1 VIE DE PRIERE
2 BAILLY, EMMANUEL SENIOR
2 DREUX-BREZE, PIERRE-SIMON DE
2 GOURAUD, HENRI
2 LAMENNAIS, FELICITE DE
2 MICARA, LODOVICO
2 MICHEL-ANGE
2 MONTPELLIER THEODORE-JOSEPH DE
2 OLIVIERI, MAURIZIO
2 SIGALON, XAVIER
2 THIERS, ADOLPHE
2 VENTURA, GIOACCHINO
3 EUROPE
3 FRANCE
3 ROME
3 ROME, VATICAN
3 UZES - A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY.
- ESGRIGNY Luglien de Jouenne
- le 11 janvier 1834.
- 11 jan 1834
- Rome,
- Monsieur
Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
rue Neuve Saint-Augustin, n° 51.
Paris. France.
Mon cher ami,
Votre lettre du 27 décembre m’est remise. Vous avez raison, et je pensais depuis longtemps comme vous. L’impression qu’a produite sur moi Brézé a été des plus affligeantes, (gardez ceci pour vous seul), oui des plus affligeantes, parce que ce bon enfant s’est mis en état de faire un jour du bien(1). Vous avez parfaitement jugé aussi certaines personnes, sous l’influence desquelles il s’est mis, et son action, et arraché à ma franchise certaines réflexions que j’aurais bien voulu n’être pas à même de faire. Brézé peut être jugé par deux mots. L’un [est] d’un jeune Belge, l’abbé de Montpellier, qui habite depuis deux ans avec lui, qui a les mêmes idées, quoique avec un peu plus de largeur dans l’esprit. « C’est une douairière« , dit-il. L’autre [mot] est de Sigalon, peintre dont vous avez entendu parler sans doute(2). J’étais avec lui, quand je rencontrai Brézé dans l’escalier du Vatican. « Cette figure osseuse, me dit-il, indique un caractère bien taquin. » Voilà Brézé. Il n’est plus gallican, mais les doctrines ultramontaines ne lui ont pas ouvert l’esprit. M. Bailly l’avait bien jugé, et vous aviez bien dit qu’il y avait des hommes qui tenaient pour adversaire quiconque n’était pas pour eux. C’est ce qui arrive à ces hommes, ici, et le nombre de leurs adversaires y est grand.
Je vous assure qu’il y a ici bien des choses qui font lever les épaules. Quant au conseil de sauvagerie que vous m’avez donné, je l’ai trouvé bon. Il y a plus de quinze jours que je me suis déclaré sauvage. On m’accuse de ne pas assez sortir, mais je vous assure que je me trouve très bien de mon système. J’apprends, ici, des choses qui font dresser les cheveux sur la tête. Vraiment, on a quelquefois besoin d’une foi robuste. Si vous l’avez telle, venez à Rome passer quelques mois: vous y apprendrez, je vous assure, beaucoup. Pour moi, je crois faire bien de m’y fixer pour deux ans, quoique je doive convenir que bien peu de gens, ici, ont le sentiment du mouvement. Si j’avais quelque moyen de persuader à ces braves gens que le monde marche, je leur rendrais, je crois, un bien grand service.
Voulant étudier la religion, j’ai cru devoir me mettre en rapport, non pas avec tout ce que Rome avait de mieux, mais avec quelques personnes des plus distinguées dans la science ecclésiastique. J’ai vu le P. Ventura, avec qui vous sympathiseriez très bien: il adopte le mouvement de l’abbé de la Mennais, mais entendu à sa façon; et cependant, ce Père manque de ce que l’abbé de la Mennais a de trop, la puissance de remuer. J’ai vu le cardinal Micara, homme extraordinaire, mais pensant dans sa capucinière avec une liberté merveilleuse; le P. Olivieri, homme qui, en théologie, est un puits, dont les visites sont des dissertations, qui cause par chapitres et ne permet pas de placer quatre mots, avant qu’il ait tiré la conséquence de ses longues prémisses. Ces trois hommes là sont, avec les défauts qui les empêchent d’avoir de l’action, des mines précieuses à exploiter. Leurs idées sont justes, neuves, applicables. Seulement, on ne comprend pas qu’ils ne les veuillent pas appliquer. C’est un grand dommage. Mais ensuite, prenez les autres; ils comprendront qu’il faut un mouvement, et voilà tout. Or, cela ne suffit pas.
Mon ami, ou je me fais grande illusion, ou Rome m’apprendra à aimer la France. Je ne veux pas oublier cependant ce que disait le P. Ventura, que les Français seraient tout en Europe, s’ils voulaient regarder autre chose qu’eux- mêmes. Mon ami, notre mission est grande et nous pouvons croire que Dieu veut que nous soyons placés comme un flambeau pour instruire le monde. Plus je vois Rome, plus je vois ce qui la tue, et plus je conçois que le mal en France, quoique bien grand, offre de plus grandes ressources. Franchement, je vous engage à venir ici. Vous y verrez, si vous savez garder votre manière de voir -tout en ne la montrant pas trop,- vous pourrez entendre des aveux qui vous feront dresser les cheveux sur la tête(3). Ah! Rome est bien malade!
Si votre lettre était décousue, la mienne l’est bien plus. J’ai à côté de moi des gens qui parlent, je suis distrait. Votre inquiétude me plaît; elle m’est bien douce, mon bon ami. Oh! écrivez-moi souvent. Si vous saviez le bien que me font vos lettres. Mais vous en êtes avare. A vous parler franchement, quoique fort solitaire, je suis tout dérangé. On ne tombe pas de sang-froid dans un monde nouveau, où il y a tant à voir, tant à pleurer, tant à craindre et à espérer. Toutes les émotions sont passées par mon coeur. Oh! que je vous aurais voulu auprès de moi!
Je vous prie d’être convaincu, une fois pour toutes, que je vous aime de tout mon coeur. Que je vous aime autant que vous m’aimez, il est possible que non. C’est qu’alors ma puissance d’aimer n’est pas aussi grande que la vôtre. Je demande à Dieu de dilater mon coeur pour lui et pour mes amis, car je crois l’aimer de tout l’amour que je leur porte. Rassurez-vous donc. Non qu’il n’y ait rien à craindre pour moi, mais parce que je connais le péril. Quant aux personnes que vous redoutez, le sentiment qui m’éloigne d’elles est, je crois, de nature à ne pouvoir pas être surmonté de longtemps(4). Priez pour moi, dites-moi où en est votre âme. Je veux la savoir bien avec Dieu. Vous ne feriez rien sans cela. Malheur à qui n’est qu’un instrument dans la main de Dieu! Il faut être quelque chose de plus, si l’on ne veut pas ressembler à des marionnettes, comme on en a tant sous les yeux.
Adieu. On me presse; je n’ai pas le temps de relire ma lettre. Dites à Gouraud que je l’aime et que je le respecte. Dites à M. Bailly que je voudrais lui écrire et qu’une fausse honte me retient, mais que ce que j’éprouve toutes les fois qu’on me parle de lui me prouve qu’il n’a pas le droit de se plaindre de mon coeur. Et vous aussi, je vous aime bien.
Emmanuel.2. Sigalon, originaire d'Uzès et peintre de talent, fut chargé par Thiers en 1833 d'aller à Rome et de copier les fresques peintes par Michel-Ange à la chapelle Sixtine. Il mourut du choléra à Rome en 1837 et fut enterré à Saint-Louis des Français.
3. Cette phrase incorrecte est telle quelle dans le manuscrit.
4. On le voit, tous les amis de jeunesse d'Emmanuel, qui étaient pourtant en délicatesse avec l'abbé de la Mennais et son école, éprouvaient de la répugnance pour les Jésuites; la plupart d'entre eux avaient pourtant appartenu à la Congrégation, dirigée par ces religieux, et comptèrent parmi les meilleurs ouvriers du renouveau catholique en France.