- V1-344
- 0+111|CXI
- Vailhé, LETTRES, vol.1, p.344
- 1 AMITIE
1 ANIMAUX
1 APATHIE SPIRITUELLE
1 APOSTOLAT DE LA VERITE
1 DETACHEMENT
1 DOCTRINE CATHOLIQUE
1 EMPLOI DU TEMPS
1 ENSEIGNEMENT DE LA PATROLOGIE
1 FRANCAIS
1 HAINE
1 HERESIE
1 INJURES
1 MATIERES DE L'ENSEIGNEMENT ECCLESIASTIQUE
1 PARESSE
1 PHILOSOPHIE CHRETIENNE
1 PROTESTANTISME ADVERSAIRE
1 RECONNAISSANCE
1 REGLEMENTS
1 SCOLASTIQUE
1 SEMINAIRES
1 THEOLOGIE DE SAINT THOMAS D'AQUIN
1 TRAVAIL DE L'ETUDE
1 VERTUS THEOLOGALES
1 VIE RELIGIEUSE
1 VOL
2 DREUX-BREZE, PIERRE-SIMON DE
2 FENELON
2 GREGOIRE XVI
2 LAMENNAIS, FELICITE DE
2 LUTHER, MARTIN
2 MIRABEAU
3 MONTPELLIER
3 PARIS
3 ROME - A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
- ESGRIGNY Luglien de Jouenne
- le 28 septembre 1832.]
- 28 sep 1832
- [Lavagnac,
- Monsieur,
Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
rue Duphot, n° 11.
Paris.
Mon cher ami,
Il y a longtemps que j’écris, mais je vous réservais pour la bonne bouche. J’ai quelque chose à vous dire, mais sous la condition que vous prendrez mes observations comme vous devez les prendre, c’est-à-dire avec reconnaissance, et que vous en profiterez.
Vous ne m’écrivez pas assez. Cependant, je désire beaucoup vos lettres. Vous ne prenez plus la peine de causer avec moi, ce qui est mal, parce que je ne sais plus de quoi causer avec vous. Vous ne répondez pas à mes questions, vous ne vous inquiétez pas de ce que je puis vous faire observer. Je ne sais dans quel ordre de choses vous vivez. Je ne suis plus au fait de vos faits et gestes, et quoique je puisse me rendre le témoignage que, si je le regrette, ce n’est pas par curiosité, je puis vous assurer que votre aridité me peine. Je suis presque tenté de croire que mon amitié vous peine et commence à vous peser. Qu’à cela ne tienne! Ne m’aimez plus. Je vous aimerai toujours, bon gré mal gré. Cela ne dépend pas plus de moi que de sentir mon coeur bouillonner encore au seul nom de Brézé. Quoique après son insouciance j’aie fait beaucoup pour l’oublier, j’ai besoin dans certains moments de me persuader que c’était moi qui avais tort.
Mais je reviens à vous. Votre tort à vous, c’est de ne pas songer assez à moi. Car, voyez-vous, je me suis résolu à devenir exigeant. Exigeant n’est peut-être pas le mot, car, ce n’est pas trop de vous demander une lettre pour deux que je vous écris. Mirabeau attendait la colère; vous attendez votre inspiration. Nous verrons sans doute, quand elle sera venue, de belles choses, et j’attends pour ma part une rame de papier. Mais, s’il vous plaît, un petit acompte.
Autant que je puis le voir de deux cents lieues, votre esprit se rouille et perd sa vigueur à ne rien faire. Je ne saurais trop vous blâmer de la paresse, dont je vous soupçonne atteint. Tout jeune homme doit marcher avec son siècle. S’il est catholique, il doit le précéder. Vous ne vous faites pas une idée des galopades intellectuelles que je fais, au risque de me briser la cervelle, pour me tenir toujours en avant. Plus j’y songe, plus je suis émerveillé du rôle magnifique que nous sommes appelés à remplir. La vérité a, pour ainsi dire, un second empire à fonder, et nous sommes ses soldats. Savez-vous quel est aujourd’hui le cri des catholiques? En avant! Voilà leur cri de ralliement. La foi et l’amour sont leurs armes. Oh! s’ils savaient en comprendre l’excellence, avec quelle confiance ils se jetteraient dans la mêlée, avec quelle rapidité ils viendraient à bout de leurs adversaires!
Rien de plus absurde, à mon gré, que l’espèce de torpeur dont je me vois entouré. On semble n’avoir plus d’espérance qu’en une force matérielle, qui courbera tout sous le despotisme. Il est bien malheureux que les gens les plus honnêtes se jettent dans cette pensée, comme dans leur unique refuge. La haine est pour quelque chose dans cette pensée, et la haine n’a jamais rien produit de bon.
Avez-vous entendu parler de la manière dont à Rome on jugeait l’abbé de la Mennais? J’ai interrogé de toutes parts et je n’ai pu tirer aucun éclaircissement, parce que, de part et d’autre, on me paraissait exagérer. Les uns prétendent qu’on ne parlait à Rome de l’abbé que chapeau bas, les autres l’agonisent d’injures. Je crois bien qu’il en doit être pour cela à Rome, comme à Paris; mais je voudrais savoir quelle est l’opinion des membres de la Commission et quel sera le résultat de leur travail. Ce résultat me paraît encore enveloppé d’une grande obscurité, et il faudra longtemps avant que la question soit décidée; mais on peut pressentir à l’avance de quel côté penchera la balance. L’opinion personnelle de Grégoire XVI ne peut rien faire dans la décision. Quand Fénelon fut condamné, le Pape était pour lui, et pourtant il ne l’épargna pas.
Je vais sous peu rentrer au Séminaire, et si vous me répondez, ce sera, si vous voulez bien, à Montpellier que vous adresserez vos lettres. J’entre au Séminaire avec tristesse et plaisir: avec plaisir, parce que la vie de communauté m’est nécessaire au plus haut point. Vous ne vous faites pas une idée de l’avantage qu’on trouve pour l’emploi du temps à vivre sous la règle; l’esprit même y gagne quelque chose. Je commence à me dégoûter de ce que peut avoir de vague une vie libre de toute gêne: on y perd beaucoup de temps et pour soi et pour Dieu. Le temps nous a été donné comme un appui à la faiblesse de nos intelligences incapables de rien comprendre par voie d’intuition; et si nous ne l’employons pas pour nous fortifier par des études et des méditations continuelles, nous restons dans notre faiblesse native, nous ne nous perfectionnons pas, et, loin d’accomplir l’oeuvre de Dieu, nous laissons le champ se couvrir d’épines et de mauvaises herbes.
D’un autre côté, je ne puis m’empêcher de voir que je perdrai beaucoup de temps. Je serai réduit à suivre pas à pas une méthode théologique qui me déplaît, parce que je crois les esprits faits pour de plus grands développements. En considérant la marche de la science catholique, on peut voir qu’elle s’élève sans cesse sur un immense escalier, qu’elle a son temps d’ascension et son temps de repos, des époques où elle s’élève comme d’un seul jet pour contempler un horizon plus vaste, et des époques où elle s’arrête pour déterminer ce qu’elle a vu et préciser les limites qu’elle a atteintes. Ou, si vous voulez, elle suit la marche de la nature: elle a ses hivers pour étendre au loin ses racines, son printemps et son été pour pousser des rejetons et se charger de fleurs, d’ombrage, et mûrir ses fruits.
Et c’est une remarque à faire, si l’on veut bien comprendre la voie suivie par l’Eglise et, en même temps, ne pas rester stationnaire, que toujours l’Eglise, en professant les mêmes dogmes, les a présentés avec des formes proportionnées à l’esprit de l’époque, en même temps qu’elle les développait progressivement.
Ainsi nous voyons les Pères adopter la méthode apologétique et se présenter devant les païens comme des accusés. Bientôt ils prennent possession, et quand l’arbre arrosé du sang des martyrs s’est fortifié, la discussion change et la religion attaque la philosophie humaine, présentant elle-même un magnifique ensemble d’idées philosophiques.
La naissance des hérésies entraîne les défenseurs de la vérité sur un nouveau terrain. On commence à laisser de côté le fond de la vérité, et, comme on n’en attaque que certaines parties, les Pères sont obligés de prendre une autre marche. Les disputes théologiques se poursuivent avec acharnement sur les débris de l’empire romain, et quand les barbares du Nord s’en sont partagé le cadavre, un grand silence se fait. Les esprits et les bras se reposent un moment.
Bientôt les luttes politiques, prenant un autre cours, recommencent avec une violence nouvelle, tandis que le christianisme, formulant ses conquêtes intellectuelles, les confie à la scolastique. La scolastique était, selon l’expression d’un Pape, une haie plantée autour de la vigne du Seigneur. L’ennemi n’a pas renversé cette haie, mais comme les renards dont parle le Cantique des cantiques, il s’est glissé à travers les branches, il a passé inaperçu. Et à quoi bon une haie quand la vigne recèle les voleurs?
Le peuple français eut le privilège de présider à la construction d’un magnifique édifice. Ce fut dans le sein de sa capitale que les plus beaux génies du moyen âge se réunissant, s’éclairant mutuellement, donnèrent une direction nouvelle aux esprits et fondèrent ce qu’on a appelé la science scolastique, science inconnue des premiers écrivains catholiques, science qui, elle-même, a considérablement dégénéré au milieu des arguties de l’Ecole. Le génie de saint Thomas me paraît bien éloigné de la mesquinerie, de l’étroitesse de certains théologiens modernes, et quoique à cette époque le défaut de discussions sérieuses empêchât de distinguer les questions essentielles de celles de second ordre, je suis porté à croire que la Réforme eût été impossible si Luther l’eût publiée quelques siècles plus tôt. Comme science, la scolastique est morte aujourd’hui. Luther, qui n’eût pu soutenir les efforts de ceux qui en posèrent la première pierre, Luther l’a renversée. Elle ne peut revivre, malgré toutes les modifications qu’on lui a fait subir.
Pour moi, cette proposition est parvenue au plus haut degré d’évidence, après les trois mois que j’ai passés au Séminaire; et c’est ce qui me rend triste, parce que je ne vois pas que, sous le rapport scientifique, je puisse dans l’année qui va s’écouler recueillir d’autre avantage que je n’eusse trouvé dans quatre mois d’études particulières.
Adieu, mon cher Luglien. Encore une fois, je vous en conjure, écrivez-moi de temps en temps; écrivez-moi ce que vous faites, ce que vous souffrez. Je vous aime malgré votre silence. Adieu.
Emmanuel.