- V1-342
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- Vailhé, LETTRES, vol.1, p.342
- 1 AMITIE
1 BATEAU
1 CAPRICE
1 DESESPOIR
1 INCONSTANCE
1 LUTTE CONTRE SOI-MEME
1 MALADIES
1 PARENTS
1 PARESSE
1 REFORME DE LA VOLONTE
1 REFORME DU CARACTERE
1 RENONCEMENT
1 VIE DE PRIERE
2 DU LAC, JEAN-MELCHIOR
2 DU LAC, MADAME MELCHIOR
2 DU LAC, MELCHIOR-SENIOR
2 GOURAUD, HENRI - A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
- ESGRIGNY Luglien de Jouenne
- le 20 septembre 1832.]
- 20 sep 1832
- [Lavagnac,
- Monsieur
Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
rue Duphot, n° 11.
Paris.
Mon cher Luglien,
Je suis presque aussi malade que vous, peut-être même davantage. Je sens chaque jour ma volonté fondre, pour ainsi dire, au dedans de moi. Je suis d’une pusillanimité sans exemple et je m’aperçois qu’en suivant ainsi le torrent qui m’entraîne, je perds en quelques instants les fruits de tous mes efforts passés. Triste chose que cette pauvre vie, où l’on est réduit à remonter, remonter péniblement un courant trop rapide pour nos forces, ou bien à se laisser emporter par les vagues jusque dans des gouffres, où l’on se perd toujours Pas une rive pour aborder. Pas une anse pour amarrer la barque. Les flots qui ne nous laissent aucun repos rongent sans cesse des bords qui s’élèvent à pic comme les murs d’une prison. Qui me donnera de dire une bonne fois: « Je veux », et de faire ce que j’aurai voulu?
Voilà ce dont je ne me crois pas capable. Je me laisse emporter par le premier vague désir qui me fait tourner la tête; mais ces désirs, ce sont des fantaisies, et non pas des volontés. Pauvre moi! Et pourrais-je ajouter: Pauvre vous! Car je crois que nous en sommes tous là. Et c’est bien ce qu’il y a de plus triste. Je suis tenté souvent de désespérer de mon avenir, parce que la comparaison de ce que je devrais faire avec le peu que je fais me convainc de plus en plus que je serai toujours au-dessous de moi-même. Je forme mille projets de travail, je n’en réalise aucun. Je me mets à l’ouvrage, et je vais toujours sans ordre, parce que l’ordre me pèse, et fort souvent je ne fais mal un jour que parce que j’ai fait bien la veille. Cette, inconstance m’effraie plus que quoi que ce soit; elle stérilise mon âme et la rend incapable de tout travail suivi, de tout projet digne d’être poussé jusqu’à son terme. Mes jours s’écoulent, et mon âme ressemble à ces déserts de sable que le vent laboure dans tous les sens.
Et cependant, il est bien vrai que plus que personne je devrais savoir ce que j’ai à faire. Aussi, n’est-ce pas de cela qu’il s’agit. Il s’agit de faire le bien, et je ne le fais pas; il s’agit de me vaincre, et je vis sous le poids de chaînes que je me suis faites, chaînes d’autant plus honteuses qu’elles semblent plus faciles à rompre. Et ce n’est pourtant pas ma mauvaise nature qui me livre le plus de combats. Je suis naturellement plutôt bon que mauvais, ce qui m’ôte tout mérite pour le peu que je puis faire et ce qui, d’un autre côté, est fort heureux, parce que si j’étais né avec des passions fortes, je ne sais, avec la faiblesse de mon caractère, ce que je serais devenu. Oh! oui, je suis bien vil de faire le peu que je fais, quand je devrais faire tant de choses! Il y a quelque temps, Gouraud m’écrivit et me dit qu’il me méprisait. Je ne le compris pas. Aujourd’hui, je vois combien il avait raison. Méprisez-moi, mon cher Luglien, car je ne vaux absolument rien.
Voilà qui me désenfle, et je me sens plus à mon aise, près vous avoir bien montré toute ma turpitude. Au moins, vous savez bien qui vous aimez et vous ne me reprocherez pas de m’être embelli pour tromper votre tendresse. Vous avez cru en m’aimant aimer un homme, et vous voyez tout ce qui me manque pour l’être réellement. Non, je ne suis pas un homme. Je vous supplie de prier pour moi avec la même ardeur que je prie pour vous. Vos prières peuvent m’obtenir ce que je n’ai pas. Ami, c’est un service important que je vous demande.
Vous savez donc maintenant où en est l’affaire de du Lac, car je pense qu’il vous a fait part de la proposition que ses parents lui ont fait faire. C’est, à mon avis, bien fâcheux pour lui qu’on lui fasse retarder encore d’un an. Je suis bien aise, d’un autre côté, que vous lui ayez donné votre consentement; il y tenait beaucoup. Il m’a écrit, il y a quelques jours, qu’en accédant au sacrifice que ses parents lui demandaient encore, il ne pouvait s’empêcher de les supplier de ne pas l’obliger à retarder trop longtemps, parce qu’à la fin il se sentait bien faible.
Adieu, cher ami. Je vous aime toujours avec la même vivacité. Je ne sais si ce que je vous ai dit de l’état de mon âme ne vous portera pas à diminuer un peu votre amitié pour moi.
Emmanuel.