Périer-Muzet, Lettres, Tome XIV, p. 394.

5 dec 1847 Nîmes MILLERET Marie-Eugénie de Jésus Bhse

Mes lettres – Dérangements continuels – Reproches contradictoires – Suis-je l’homme de l’oeuvre ? – Tout ce que j’ai pour vous d’affection forte, paisible, intime – L’histoire des dames Carbonnel – Elèves de Marseille et de Fribourg – Un homme *abominable* – L’augmentation de votre amitié pour Notre-Seigneur – Le P. Deplace.

Informations générales
  • PM_XIV_394
  • 0+548 c|DXLVIII c
  • Périer-Muzet, Lettres, Tome XIV, p. 394.
  • Orig.ms. ACR, AD 552; D'A., T.D. 19, pp. 271-275.
Informations détaillées
  • 2 BECHARD, FERDINAND
    2 CARBONNEL, ISAURE
    2 CARBONNEL, MARIE-VINCENT
    2 CARBONNEL, MESDEMOISELLES
    2 CHAUVELY, MARIE
    2 DEPLACE, CHARLES
    2 GABRIEL, JEAN-LOUIS
    2 GERBET, PHILIPPE-OLYMPE
    2 GOUBIER, LES
    2 GOUBIER, VITAL-GUSTAVE
    2 GRIOLET, JOSEPH-AUGUSTE
    2 PATY, ISIDORE DE
    2 SALINIS, ANTOINE DE
    2 VINCENT DE PAUL, SAINT
    3 FRIBOURG, SUISSE
    3 MARSEILLE
    3 PARIS
    3 SUISSE
  • A LA MERE MARIE-EUGENIE DE JESUS
  • MILLERET Marie-Eugénie de Jésus Bhse
  • Nîmes, le 5 décembre 1847.
  • 5 dec 1847
  • Nîmes
  • Institution de l'Assomption
  • *Monsieur*
    *Monsieur de Paty*
    *Sous-chef à la Direction générale des Postes*
    *Paris.*
La lettre

Je n’ai pas répondu hier à votre lettre, ma chère enfant, parce que j’attendais celle que vous m’annonciez de Soeur M.-Vincent et que je n’ai plus eu, quand elle m’a été remise, le temps de prendre la plume. Vous avez la bonté de vous plaindre de ce que je me couche trop tard pour écrire. C’est très bien, mais si pour avoir été empêché par des raisons imprévues je n’écris pas, je connais bien quelqu’un qui trouve mauvais que je sois inexact. Je dois, dites-vous, vous traiter comme une de mes pénitentes. Eh, chère fille, j’avais cru vous traiter un peu mieux que cela.

On a beau se faire des règlements, quand on est dans la position où je me trouve, il faut s’attendre à être dérangé du matin au soir. Ainsi, la semaine dernière, le père, deux frères, deux soeurs de l’abbé Goubier, l’abbé Goubier lui-même étaient simultanément malades. Ne fallait-il pas aller les voir? Le secrétaire de l’évêché a perdu sa mère; il a fallu que j’accompagnasse celui-ci au cimetière. Pouvais-je m’en dispenser? Je n’ai pas à faire à 30 familles, mais à 155, sans compter toutes les nouvelles qui vont me confier leurs enfants, par suite de l’événement de Fribourg. Ajoutez à cela deux Chapitres par semaine, une réunion du T[iers]-O[rdre], deux classes d’histoire ecclésiastique, deux entretiens à la chapelle, un Conseil [à l’évêché], une ou deux réunions littéraires, sans compter les extras: en voilà bien assez pour fatiguer un homme et le forcer à rester quelquefois les bras croisés, avec un épuisement de tête qui l’empêche d’agir.

Et c’est bien ce qui m’arrive quelquefois. Je suis à bout de mes forces. Et c’est alors, je l’avoue, que j’éprouve une tristesse de coeur poignante, quand, après m’être ainsi dévoué, il me le semble du moins, à mon oeuvre, j’entends des gens dire que je n’en fais pas assez. Mon Dieu, ils ont raison, parce que je ne puis pas être partout, même dans la maison. Et pourtant, en dehors des quelques personnes dont je voudrais former le T[iers]-O[rdre] des femmes, du Refuge où je ne vais pas tous les huit jours, et de l’évêché où il faut bien que j’aille, puisqu’on n’a pas voulu accepter ma démission, je défie de prouver que je donne six heures par semaine à ce qui ne regarde pas la maison.

Mais quoi! je m’absorbe trop dans les détails. On me reproche de ne pas m’en occuper assez. Avec les élèves? Je ne les vois plus qu’en confession, où j’en passe au moins quinze par heure. A quoi donc mon temps se passe-t-il? A rien du tout, si l’on veut. Alors il faut dire que je ne suis pas l’homme de l’oeuvre, et c’est la conclusion qui m’est de plus en plus évidente. J’y reste pourtant pour faire la place de celui qui sera cet homme, et qui aura le bonheur d’avoir douze têtes et vingt-quatre mains pour suffire à tout et ne mécontenter personne. Pour moi, mon enfant, je m’enfonce tous les jours un peu plus dans le profond sentiment de mon impuissance et de mon incapacité radicale, et je tâche d’offrir tout cela à Notre-Seigneur, qui, étant plus miséricordieux que les hommes, peut dans son immense bonté mettre sa grâce à la place de leur nullité et tirer le bien du néant, comme il le tire du mal même. Cette pensée seule me soutient, et quand je m’y suis un peu arrêté, je reprends assez volontiers mon fardeau et je tâche de porter ma croix le plus doucement possible, au lieu de la traîner comme j’ai fait si souvent et si mal.

Quant au fait de me coucher trop tard, cela ne m’est pas arrivé trois fois en deux mois, et nous voyons saint Vincent de Paul ne pas se faire scrupule de veiller pour ses lettres. Toutefois je conviens qu’il vaut mieux de la régularité, et c’est ce que je tâche de faire, quand je ne me crois pas obligé à forcer un peu le travail.

6 déc[embre].

Je fais ma retraite du mois et je profite un peu [de] mon temps avec vous. Il me semble que vous avez tort de vous taxer de présomption, en disant que vous aviez cru que tout ce que je suis était en quelque sorte à vous. C’est bien ainsi que je l’ai toujours compris, et je n’y ai mis qu’une exception, le cas où je croirais devoir préférer le plus grand bien de l’oeuvre. Il me semble que devant Dieu ça toujours été ma ligne de conduite inaltérable, et que je suis toujours invariablement résolu à [la] tenir. Il faut bien vous dire que sur ce point-là je ne puis me faire aucun reproche, parce que je sais bien tout ce que j’ai pour vous d’affection forte, paisible, intime, alors même que vous semblez en douter. Ce que je me reproche, c’est de m’être quelquefois laissé ébranler par vos doutes et de croire à la diminution de mon amitié, parce que vous sembliez ne plus y croire; mais grâces à Dieu cela ne m’arrivera plus. Je me suis assez sondé, et j’ai vu qu’il n’y avait en tout cela qu’une grande perte de temps et une grande mystification, de la part du démon ou de notre imagination, à laquelle il ne fallait plus céder; et c’est ce que je tâcherai de faire.

L’histoire des dames Carbonnel me paraît toute simple à expliquer; elles ont envie de prouver qu’elles n’avaient pas tort, on ne peut pas les en blâmer. J’ai de nouveau demandé à Chauvely des nouvelles de Mlle Isaure. Elle l’a vue, il y a peu de jours; elle est partie d’un éclat de rire, quand je lui ai demandé si réellement la soeur de Soeur Marie-Vincent était dangereusement malade. Du reste, il y a un siècle que je n’en ai parlé avec M. Goubier ou M. Griolet. Encore une fois mettez M. Béchard dans vos intérêts, et puisque vous avez si bien commencé, continuez encore. Je crois pouvoir vous ménager quelques élèves, mais il faut pour cela que quelqu’un comme M. Béchard soit là pour nier certaines affirmations, toutes plus absurdes les unes que les autres, dont il faut avoir les oreilles rebattues.

Il paraît que je vais avoir un bon nombre d’élèves de Marseille. Si, comme je le présume, il m’en vient une quinzaine au moins, par suite des événements de Fribourg, il me semble que je pourrai également parler de vous aux bons Marseillais. Et, à ce sujet, je crois pouvoir vous autoriser à dire à M. Gabriel et au P. Deplace que je sais de science certaine que M. B. est un homme abominable. Il a abusé de son caractère de prêtre d’une manière qui fait frémir, et si j’en crois un archevêque, en dehors de ce que je savais déjà, il s’est fait suivre à Paris par une de ses victimes; car il en aurait eu plusieurs. Vous aurez la bonté de raturer ce passage, après l’avoir lu.

Vous ne sauriez croire la joie que m’a causée ce que vous me dites de l’augmentation de votre amitié pour Notre-Seigneur. Il faut y être excessivement fidèle, y apporter toute la pureté possible, et, sans tomber dans le scrupule, (ce qui serait un grand mal,) aller surtout par le chemin admirable qui s’ouvre devant vous. Rendez-moi un compte très exact des fautes que vous auriez à vous reprocher contre cette amitié divine, je serai très rigoureux à cet endroit. Il faut apporter à la fois toute la largeur de coeur possible, mais aussi toute la délicates;e qu’une semblable disposition doit comporter.

La chaire que je propose au P. Deplace ou, que je voulais, pour mieux dire, lui faire proposer, était une affaire offerte à M. Gerbet et que celui-ci a refusée. M. de Salinis ne songe pas à se retirer. Je ne crois pas qu’à Bordeaux il y eût le moindre inconvénient à ce que le p. Deplace fût professeur. Soeur M.-Vincent doit être tranquille, la décision du P. Depl[ace] est plus désintéressée que celle de qui que ce soit. Mlle Isaure, selon toute apparence, ne devant pas mourir, je pense qu’il n’y a pas lieu de répondre à votre question. Les affaires de Suisse sont déplorables, mais peuvent avoir un but providentiel. Nous en causerons une autre fois à Paris.

Adieu, ma fille. Tout à vous en Notre-Seigneur.

E.D'ALZON.
Notes et post-scriptum