Périer-Muzet, Lettres, Tome XIV, p. 373.

11 oct 1847 Nîmes MILLERET Marie-Eugénie de Jésus Bhse

Retraite, notaires et avocats – Votre amour de Dieu – Le P. Deplace – L’amitié – Aimer toutes choses en Dieu et à cause de lui – La façon dont je vous ai conduite – L’ennui que me causeraient vos lettres – La paix du coeur – Votre rendement de compte – Humilité – Confiance.

Informations générales
  • PM_XIV_373
  • 0+544 g|DXLIV g
  • Périer-Muzet, Lettres, Tome XIV, p. 373.
  • Orig.ms. ACR, AD 542; D'A., T.D. 19, pp. 245-249.
Informations détaillées
  • 2 DEPLACE, CHARLES
    2 EVERLANGE, MARIE-EMMANUEL
    2 LEIBNIZ, GOTTFRIED-WILHELM
    2 MARC, PAUL
    2 PATY, ISIDORE DE
    3 CHALAIS
  • A LA MERE MARIE-EUGENIE DE JESUS
  • MILLERET Marie-Eugénie de Jésus Bhse
  • Nîmes, le 11 octobre 1847.
  • 11 oct 1847
  • Nîmes
  • Institution de l'Assomption
  • *Monsieur*
    *Monsieur de Paty*
    *Sous-chef à la direction des Postes.*
    *Paris.*
La lettre

Je veux protester, ma chère enfant, contre l’impossibilité que l’on me fait de vous écrire et même de vous lire, car voilà bien deux heures que je tiens à la main la lettre que vous avez remise à M. Paul Marc et que je ne puis terminer. Je suis dans les horreurs d’une retraite à prêcher, au milieu des notaires et des avocats qui veulent prendre toutes les précautions pour que je n’aie pas à payer deux fois un terrain que j’achète pour les Carmélites.

Non, ma chère enfant, je ne brûlerai pas la page que vous me demandez d’anéantir, parce que je sais que vous vous trompez. Vous aimez, et vous aimez de la manière la plus forte, et vous aimez Dieu non pas encore autant que vous l’aimerez un jour; mais votre état souffrant est, j’en suis convaincu, voulu de lui pour vous mettre dans l’obligation d’apporter dans votre amour une pureté de plus en plus exquise, et que Dieu a le droit d’attendre de vous plus de qui que ce soit. Oui, vous avez parfaitement raison, votre lettre m’a fait un grand plaisir, mieux que cela, un grand bien; et, si je ne me retenais, je répondrais de ces naïvetés que je préfère réserver pour quand nous nous reverrons. Seulement je vous préviens que ce que vous m’avouez du P. Deplace ne peut me donner aucune peine. Je suis si heureux qu’il vous ait fait du bien que je sens que je l’aime beaucoup plus, depuis que vous m’en parlez. Vous ne comprendrez donc jamais tout celui que je vous souhaite et que ma joie est que vous le trouviez, de quelque main qu’il vous arrive. J’avoue, pour ma part, que je sens très bien que j’aime d’autres que moi. Leibnitz a défini l’amitié la joie que l’on goûte du bonheur d’autrui. Si cette définition est vraie, je déclare que je la sens parfaite pour vous; mais, que ce soit à votre insu ou non, vous avez la même disposition dans l’âme. Vous ne seriez pas vous, si vous n’étiez pas plus que personne imprégnée d’un pareil sentiment.

Le 14 oct[obre].

Voilà deux jours que je n’ai pu reprendre ma lettre, et il me semble que je ne puis me rappeler une foule de choses dont j’avais la tête pleine, quand je fus interrompu. La seule chose que je veuille cependant vous assurer, c’est que vous aimez beaucoup Dieu, mais que vous devez vous appliquer à le placer de plus en plus comme centre de toutes vos affections: Diligatur Deus propter ipsum, et omnia in ipso, sed tamen propter ipsum. Saint Augustin ne veut pas seulement que nous aimions toutes choses en lui, mais à cause de lui.

Vous me faites observer que vous n’auriez conduit personne dans votre communauté, comme je vous ai conduite. Probablement ni moi non plus. D’abord c’était vous et non pas une autre. En suite je crois bien qu’il me serait impossible d’avoir pour deux personnes, en même temps, tout ce que j’ai éprouvé pendant ce temps de crise. Mais je ne sais pourquoi je vous dis cela, car je suis heureux de pouvoir offrir quelque chose à Notre-Seigneur, pour pouvoir aimer une âme comme la vôtre, qu’après tout il me semble que si je l’osais, je lui ferais le reproche de ne m’avoir pas donné par-dessus le marché tout ce que vous avez souffert. Aussi ai-je besoin de vous faire deux observations, qui répondront à deux points de vos lettres, bien que vous mériteriez bien un peu d’être grondée pour me croire capable d’être ennuyé de vos lettres. Franchement, supposé -ce que je n’admets pas- qu’elles fussent ennuyeuses, comptez-vous assez peu sur votre père pour croire qu’il en est avec vous à s’arrêter devant un peu d’ennui? Votre scepticisme est allé jusque-là. Eh bien, je ne veux rien vous répondre, mais ce sont de ces choses dont j’aime qu’on me demande pardon.

Quant à la seconde observation, voyez ce qu’est ma pauvre tête, je l’ai oubliée, et il faudra que je songe que ma fille va se désoler, parce qu’elle ne répond pas à tout ce qu’elle m’écrit. Quoi qu’il en soit et quelque rude que fut le ton de ma lettre datée de Chalais, je dois vous dire qu’il me semble que le fruit de ma retraite a été de me dilater le coeur dans une grande paix et un grand amour de la paix de Jésus-Christ; et il me semble que, dans la retraite que je donne ici, j’ai pu la communiquer un peu aux âmes. Je serais bien malheureux, si je ne pouvais pas vous en donner un peu. Il me semble qu’il faudra bien qu’elle vous arrive. D’abord votre lettre vous ayant dilatée, pourquoi ne resterez-vous pas dans cette dilatation de coeur? Pour ma part, je le désire très fort. Il faut vous donner un peu de repos pour d’autres combats que Notre-Seigneur peut vous réserver plus tard encore. Croyez-moi, ma fille, redressez-vous doucement sur votre tige et présentez au Saint-Esprit quelque fleur, sur laquelle il puisse venir se reposer.

Je suis content de votre rendement de compte. Remettez-vous à vos pratiques, mais avec un sentiment d’amour, autant toutefois que votre santé vous le permettra. Je pensais cette nuit que tout notre mal était de ne pas assez aimer Dieu. Voulez-vous faire une communion de plus à mon intention? Une fois seulement, bien entendu. Laissez-moi vous dire combien je prie Dieu de tout mon coeur, quand je dis la messe pour vous. Peut-être ne vous l’ai-je pas assez dit, chère bien-aimée fille, mais cela est pourtant bien vrai. Avant de vous remettre à vos austérités, ne pensez-vous pas qu’il vaudrait mieux commencer par reprendre les points de vos devoirs de supérieure? Priez beaucoup Notre-Seigneur de vous rendre l’esprit de liberté, mais ne vous y empressez pas avec inquiétude. Car s’il veut vous faire sentir quelque temps l’esclavage de son joug, pourquoi l’en empêcher? Seulement même dans cette espèce de contrainte efforcez-vous d’espérer que tout cela aura un résultat bon, qu’il sait, quoique vous ne le connaissiez pas. Cet acte de confiance, tout sec et tout aride qu’il puisse être, ne peut que vous faire un grand bien. Vous êtes à l’autre extrémité de la suave souplesse que vous avez tant cherchée; laissez faire, cela reviendra, dès que vous voudrez bien vous remettre tout humblement aux pieds de Notre-Seigneur.

Ne vous tracassez point. Si vous faites ce que je vous avais demandé, de la façon qu’il faudrait, Dieu y verra plus clair que vous, et c’est après tout uniquement ce qu’il faut. Tournons-nous vers Jésus humble et faisons effort pour nous hu[milier] en sa divine compagnie. Garderons-nous le front haut, fiers même de nos souffrances, quand nous l’entendrons dire: « S’il est possible, que ce calice s’éloigne de moi », afin de commencer d’enlever toute idée de satisfaction propre à souffrir autant qu’il souffre? Vous avez à faire des progrès en esprit de petitesse enfantine, chère enfant, mais puisque vous trouvez que je n’ai pas assez [de] patience, soyez tranquille, je l’aurai. Occupez-vous de vos filles, et qu’elles ne s’aperçoivent que vous souffrez qu’à votre extrême compassion pour leurs douleurs ou leurs tristesses.

Vous êtes tentée de n’avoir pas la certitude dans certaines dispositions où vous vous mettez. Qui sur la terre a la certitude de ces choses? Il faut avoir une simple et bonne confiance, et repousser les tentations qui s’y opposeraient. Il est convenu que je ne brûlerai pas la page, où vous dites que vous croyez n’aimer que vous; elle restera comme preuve des illusions que l’on se fait quelquefois. J’ai répondu à tout le reste, et il faut que ma lettre parte tout à l’heure.

Adieu, chère fille. Un peu d’amitié confiante, je vous en prie.

J’ai ôté l’enveloppe de la lettre ci-jointe; elle est pour Soeur M.-Emmanuel.

Notes et post-scriptum