Vous êtes théologien et journaliste, comment recevez-vous la nouvelle Encyclique du Pape François, Fratelli Tutti ?
Dominique GREINER : Fratelli Tutti est une encyclique dense, plus difficile d’accès que Laudato si’. C’est un cri sur la situation de notre monde où la paix, la concorde sociale sont menacées. Le pape en analyse les causes. Il dénonce sans détour une époque où les Nations, les responsables économiques, les personnes aussi, cherchent avant tout à promouvoir leurs propres intérêts, à renforcer leur sécurité, à améliorer leur confort personnel au détriment du bien de tous. Mais tout cela débouche sur une société où l’on se désintéresse des autres, où l’on méprise ceux qui ne partagent pas nos manières de vivre ou de penser. Et ceux qui sont considérés comme des faibles ou des intrus (personnes âgées ou handicapées, migrants, pauvres…) ne sont pas les bienvenus dans ce monde mû par l’égoïsme, qui préfère tourner le dos à la souffrance plutôt que de chercher comment la soulager. C’est donc un texte vigoureux, à forte tonalité prophétique.
Comment ce nouveau texte se place dans la ligne de Laudato Si’ et de l’enseignement social dont vous êtes un spécialiste?
Il faut lire ce texte dans le prolongement de Laudato si’ qui est un appel à une fraternité universelle avec toute la création. Dans Fratelli Tutti, le pape François revient sur cette idée de fraternité. Mais il s’intéresse plus précisément aux relations des hommes entre eux dans un monde où le souci du bien commun passe souvent après la défense des intérêts personnels. C’est donc un texte qui nous parle de paix (le mot revient 95 fois !), de vérité (52 fois), de justice (41 fois), des thèmes classiques de l’enseignement social de l’Église catholique. Le texte évoque aussi de nombreuses problématiques actuelles qui relèvent de ce même enseignement : la mondialisation et la domination de la logique économique, les conflits et les guerres, le racisme, les migrations, la crise sanitaire liée au Covid-19.
Comment, en suivant quelle feuille de route, selon vous, les communautés chrétiennes peuvent relayer et s’inspirer de cette Encyclique ?
Commençons par rêver ! « Rêvons en tant qu’une seule et même humanité, comme des voyageurs partageant la même chair humaine, comme des enfants de cette terre qui nous abrite tous, chacun avec la richesse de sa foi ou de ses convictions, chacun avec sa propre voix, tous frères », écrit le pape (n° 8). Il ne s’agit pas de nous échapper d’une réalité sombre, mais de nous interroger : est-ce que nous croyons vraiment à la paix ? est-ce que nous croyons vraiment que la paix est possible ? Que signifie pour chacun d’entre nous cette parole de Jésus qui est reprise dans la célébration eucharistique, juste avant la communion : « je vous laisse la paix, je vous donne ma paix » ? A quoi cette parole nous engage-t-elle ? Ces questions peuvent nourrir des échanges. On peut ensuite lire Fratelli Tutti en commençant par le chapitre 2 qui offre un magnifique commentaire de la parabole du Bon Samaritain. « Cette parabole est une icône éclairante, capable de mettre en évidence l’option de base que nous devons faire pour reconstruire ce monde qui nous fait mal », écrit le pape. Contemplons cette icône. Il nous faut aimer les gestes du Bon Samaritain pour oser les poser à notre tour : notre monde, nos frères et sœurs ont besoin que l’on prenne soin d’eux. C’est ainsi que la paix se construit.
Les constats du Pape sont parfois sombres et préoccupés. Comment la dynamique du dialogue peut-elle se mettre en place dans notre contexte actuel de pandémie ?
C’est vrai, le premier chapitre est sombre. Mais le pape fait d’abord preuve de réalisme. Notre monde ne va pas bien. Qui peut prétendre le contraire ? Mais la démarche de François est la même ici que dans ‘Laudato si’. Le pape décrit ce qui est intolérable et qui devrait nous faire réagir. Il chercher à d’éveiller des consciences endormies, indifférentes ou résignées. Il nous presse d’ouvrir les yeux, mais aussi le cœur et l’intelligence, sur des réalités que nous ne voyons pas, que nous ne voyons plus, que nous ne voulons pas regarder. C’est d’emblée un appel à une conversion sur nos manières de penser et d’agir. Un tel geste témoigne d’une espérance folle : les choses peuvent changer, à condition de ne pas rester à distance de ceux qui souffrent. C’est ce que révèle la figure du Bon Samaritain : il suffit qu’un seul homme soit touché par la détresse d’un autre pour que les choses changent.
Notre dossier à paraître dans le trimestriel Assomption et ses Œuvres a choisi de demander à des personnes précaires comment elles recevaient les appels du pape François. Comment ce texte inspire-t-il un nouveau mode de vie en société ?
Dans toutes ses interventions, le pape François parle plus volontiers de style de vie que de mode de vie. Parler de mode de vie renvoie à une norme sociale dans les manières de vivre, de consommer. Le style de vie est d’abord celui qu’adopte une personne, pour vivre en cohérence avec ses convictions les plus profondes, avec ce qu’elle croit. Pour le pape François, il y a clairement un style de vie chrétien marqué par le souci de la vie des autres, par l’engagement au service de la justice, de la paix, de la fraternité avec toutes les créatures… Est-ce que ce sont vraiment nos priorités ? La question est adressée à chacun. Par ailleurs, le style de vie chrétien prend le contre-pied d’une vision élitiste de la société qui exclut les pauvres des lieux de concertation et de décision. Or pour écrire l’avenir, nous avons besoin de la diversité des points de vue. Chaque expérience de vie compte. Même celle qui paraît la plus ordinaire, la plus anodine. Ceci appelle à une conversion radicale de nos manières habituelles de penser et d’agir.
Propos recueillis par Robert Migliorini
Dominique Greiner, assomptionniste, est rédacteur en chef religieux au quotidien La Croix. Économiste et théologien, il enseigne la théologie morale politique et sociale dans les facultés de théologie des Instituts catholiques de Lille et de Paris.