Entre eux, tout était commun, par Marcel Neusch – Bibliographie
Entre eux, tout était commun, par Marcel Neusch
Par le feu de l’amour, les moines ne sont plus qu’une âme et qu’un cœur en quête de Dieu.
Quand Augustin veut justifier la vie commune, c’est toujours à la première communauté chrétienne qu’il se réfère, en Actes 4, 32-35 : » La multitude des croyants n’avait qu’un cœur et qu’une âme. Entre eux, tout était commun. On distribuait à chacun suivant ses besoins » . Tel est l’idéal, proposé à tous ceux qui viennent au monastère.
Il va de soi que cet idéal évangélique a d’autres lieux de réalisation que les monastères, et d’abord le mariage, à propos duquel Augustin écrit : » La première alliance scellée par la nature dans la société humaine est l’union de l’homme et de la femme. Dieu ne les a pas créés séparément, ni unis l’un à l’autre comme des étrangers, mais il a tiré la femme de l’homme, marquant même la force de leur union par la côte… Car c’est unis côte à côte qu’on marche de pair, les yeux fixés sur le même but. »
Que ce soit chez les moines ou dans les couples, la réalité est parfois loin de l’idéal. Ceux qui se présentaient aux portes des monastères n’avaient pas tous la trempe d’Augustin. Et puis, dès qu’un idéal doit s’inscrire dans la durée, il s’expose à des relâchements, sinon à des compromissions. Augustin doit bien le constater : le monastère, comme la vie dans le monde, est un » mélange de bons et de méchants « .
A vrai dire, une communauté humaine, si parfaite soit-elle, ne sera jamais qu’un pâle reflet de l’idéal. » C’est, en effet, d’une multitude d’âmes que doit se former l’unique Cité de l’avenir, la Cité de ceux qui n’auront en Dieu qu’un cœur et qu’un esprit ; et cette unité ne sera parfaite qu’après ce pèlerinage terrestre, quand les pensées de tous n’auront de secret pour aucun, et qu’aucun dissentiment ne s’élèvera entre eux. » Un rêve de transparence qui peut paraître utopique.
Ici-bas, l’opacité dans les relations est inexpugnable. Elle tient sans doute à cette part de soi qu’on refuse de mettre en commun, mais aussi à la finitude humaine. En dépit de ces limites, Augustin ne transige pas sur l’idéal. Habiter ensemble, ce n’est pas seulement cohabiter, c’est tendre vers l’unité des cœurs, unité qui reste l’horizon de toute rencontre.
Ce numéro des Itinéraires s’attache surtout à la vie monastique. » Par le feu de l’amour, les moines ne sont plus qu’une âme et qu’un cœur en quête de Dieu. » Si marqué d’imperfection qu’il soit, leur mode de vie devrait avoir valeur de préfiguration et d’appel pour tous, et d’abord pour les couples qui, au-delà de la passion qui attire l’un vers l’autre un homme et une femme, et de la procréation qui est la finalité de leur rencontre, ont eux aussi l’amour comme bien le plus précieux.
Bibliographies
- Saint Augustin. L’amour sans mesure, par Marcel Neusch. Ed. Parole et Silence. 178 pages, 95 F. Lire recension à la fin de la revue.
- Sur les pas de saint Augustin, par Kebir Ammi. Presses de la Renaissance, 150 pages, 99 F. Voyage poétique à travers les lieux où vécut Augustin, avec citations des Confessions, et des aquarelles qui donnent à rêver.
- Quand l’Afrique du Nord était chrétienne. Le Monde de la Bible n’ 132 janv.-fév. 2001). Bayard-Presse, 3-5 rue Bayard, 75393 Paris Cedex 08. Des premiers chrétiens en Afrique jusqu’à leur disparition. Très beau numéro, à ne pas manquer.
- Les Pères de l’Église, par A.-G. Hamman. Les Pères dans la foi n’ 1, Brépols. 276 pages. Une « galerie de vingt portraits », réédition (1967), parmi lesquels Augustin. Un lexique, des cartes, pour un large public.
- Les évêques apostoliques. Clément de Rome, Ignace dAntioche, Polycarpe de Smyrne. Traduits, annotés par A. G. Harnman. Les Pères dans la foi n’ 77. Brépols. 218 pages. Tous les trois venus du paganisme, éblouis par le Christ, sensibles à sa tendresse (agaapè).
- L’enfant à naître. Tertullien, Grégoire, Augustin, Maxime… Les Pères dans la foi 78. Brépols. 212 pages. Questions très actuelles sur l’origine de la vie. Augustin hésite à se rallier au créatianisme (création directe de chaque âme par Dieu), une thèse difficile à concilier avec la transmission du péché originel.
- L’année en Fêtes. Les Pères commentent la liturgie de la Parole. Préface de P. De Clerck. Textes présentés par A.-G. Hamman. « Bibliothèque Migne ». 560 pages. Sur les 75 commentaires, dix d’Augustin. Des « perles » littéraires et liturgiques.
- « Lérins », dans Connaissance des Pères de l’Église n’ 79 (Nouvelle Cité. Septembre 2000). Avec une étude sur Hilaire d’Arles et Fauste de Riez face à la théologie augustinienne de la grâce. Un bref In Memoriam au Père Hamman, infatigable initiateur aux Pères, qui fut à l’origine de la revue.
- « L’Epiphanie », id. n’ 80 (Décembre 2000). Fête qui revêt des sens différents en Orient et en Occident. Augustin (2 pages) y voit l’annonce du salut à tous les peuples.
Entre eux, tout était commun, par Marcel Neusch
Nous vous exhortons dans le Seigneur
à persévérer fidèlement jusqu’à la fin
dans votre sainte vocation
(Lettre 48 à Eudoxe)
Pour comprendre la conception augustinienne de la vie commune , il est nécessaire de se remettre dans le contexte de l’époque. A la fin du IVe siècle, beaucoup estiment que l’expansion du christianisme est achevée : il est » répandu par toute la terre « . Désormais, il s’agit d’organiser les formes de vie commune. Depuis la résurrection du Christ, les chrétiens se considèrent en outre déjà à la fin des temps. Le peuplement de la terre est assuré. La tâche qui s’impose est de constituer un peuple spirituel. La vie communautaire s’intègre dans cette perspective.
En règle générale, quand il s’agit de justifier la vie communautaire, Augustin se réfère à la première communauté de Jérusalem (Actes 4, 31-35), qui trace l’idéal d’un christianisme radical, anticipation de la Jérusalem céleste. Mais pour découvrir la richesse de sa conception de la vie communautaire, on ne saurait se fier uniquement à sa Règle, où cet idéal est codifié. Les sermons 355-356 et la Lettre 211 donnent des indications précieuses non seulement sur l’idéal, mais encore sur la réalité telle qu’elle était vécue, et parfois mal vécue, dans les monastères d’Augustin. Essayons donc principalement, à partir de ces deux documents, de dégager ses principaux traits concrets.
1. Renoncement aux biens personnels » Tout leur était commun «
Sur la question de la pauvreté, Augustin ne transigeait pas. Il raconte que, venu à Hippone, il n’avait rien apporté avec lui, n’ayant d’autres bagages que ses vêtements.
La communauté, c’est « un seul cœur et une seule âme , tendus vers Dieu « , selon les termes de la Règle. » Nous devons imiter les saints dont parlent les Actes des Apôtres « , déclare Augustin dans le sermon 355. Les conséquences sont directes : » Personne ne disait que quelque chose lui appartenait en propre mais tout leur était commun « . On peut donc dire que la première condition pour devenir disciple du Christ est la désappropriation des biens matériels, ce que l’on a qualifié de » communisme spirituel » .
Sur la question de la pauvreté, Augustin ne transigeait pas. Il raconte que, venu à Hippone, il n’avait rien apporté avec lui, n’ayant d’autres bagages que ses vêtements. Il avait vendu ses biens au bénéfice des plus pauvres. Ses premiers compagnons furent attirés par cette vie de simplicité et de pauvreté. Ensemble, ils vivaient « sous le régime de la communauté « . Il n’était permis à personne d’avoir quoi que ce soit en propre.
Cette disposition n’allait pas sans difficultés. Le sermon 355 en fournit un exemple éclairant : un prêtre de la communauté d’Hippone, Januarius, avait gardé des biens au moment de venir au monastère. Il fit même un testament, avant de mourir, et cela en faveur de l’Eglise, alors qu’il avait des enfants mineurs à qui ces biens auraient dû revenir à leur majorité. Non sans douleur, Augustin refuse l’héritage et condamne fermement l’attitude de Januarius, en totale contradiction avec l’engagement pris.
» [Januarius] avait fait profession de vie commune ; c’est elle qu’il devait garder, elle qu’il devait afficher. Il ne possédait rien ? Alors il n’avait pas à faire de testament. Il possédait quelque chose ? Alors il n’avait pas à feindre d’être notre compagnon comme s’il était un pauvre de Dieu. » ( S. 355, 3).
Augustin avait la réputation de ne pas accepter les héritages en faveur de l’Eglise. En réalité, s’il en a refusé certains, c’est qu’il avait de bonnes raisons de s’en méfier. Ainsi, il n’a pas voulu de l’héritage d’un armateur, Bonifatius : c’est parce qu’il n’entendait pas transformer l’Eglise en » une compagnie de transports maritimes » ! Le cas était d’autant plus délicat que, en cas de naufrage, l’équipage aurait été soumis à la torture pour obtenir des aveux sur la cause de la disparition du bateau. L’Eglise aurait alors dû payer des indemnités, tandis que, chaque jour, » il y a tant d’indigents qui nous interpellent, il y en a tant que nous en laissons beaucoup dans leur tristesse, parce que nous n’avons pas de quoi donner à tous » (S. 355, 5).
Quoi qu’il en soit de ces refus de recevoir les héritages en faveur de l’Eglise, en ce qui concerne la vie commune, la conclusion d’Augustin était sans appel : « Quiconque possède quelque chose doit le vendre et en distribuer le prix, le donner ou le mettre en commun… » Il était allé jusqu’à imposer cette règle à tous ses clercs. Il ne voulait pas » d’hypocrites « . A ses yeux, « il est mal d’enfreindre son engagement mais il est pire de simuler l’engagement « . Il citait volontiers l’Ecriture : » Mieux vaut ne pas faire de vœux que d’en faire et de ne pas les accomplir » (Eccl. 5, 4).
Il y a pourtant des cas, évoqués dans le sermon 356, où Augustin acceptait que le moine reste propriétaire de ses biens, ce qui faisait jaser certains parmi ses auditeurs. Il évoque en particulier le cas de son neveu, Patricius, qui était engagé dans sa communauté et qui avait conservé ses biens. Le cas était sur le point d’être réglé. Patricius, qui venait de perdre sa mère, allait en effet pouvoir liquider ses lopins de terre, chose qu’il ne pouvait réaliser avant, puisque celle-ci en était usufruitière :
» Entre lui et ses sœurs, il reste à régler certains points sans tarder, avec l’aide du Christ, afin que lui aussi fasse ce qui convient à un serviteur de Dieu et ce que réclame son engagement, ainsi que la lecture qui a été faite » (S. 356, 3 ; cf Actes 4, 32).
2. La charité ne recherche pas ses intérêts personnels
Vous saurez que vous aurez fait autant de progrès spirituels que vous aurez accordé plus de soin à la chose commune qu’à vos intérêts personnels
Pourquoi une telle insistance sur la pauvreté ? Il y avait, dans le très nombreux épiscopat, des évêques qui ne partageaient pas l’idéal augustinien de la vie commune imposée au clercs. Il est probable qu’Augustin ait lancé le mouvement, à moins que ce ne soit Alypius. En tous les cas, ses écrits révèlent une opposition radicale entre proprium/commune : la charité, « qui ne recherche pas ses intérêts » (2 Co 1, 5), suppose la mise en commun des biens : elle fait passer le bien commun avant le bien personnel. Et c’est cela la pierre de touche d’un quelconque progrès spirituel :
» Vous saurez que vous aurez fait autant de progrès spirituels que vous aurez accordé plus de soin à la chose commune qu’à vos intérêts personnels. »
Cette opposition caractérise deux amours antagonistes. Il y a un amour égoïste, qui naît de l’orgueil. L’âme se détourne de Dieu, le bien universel, pour jouir de son propre pouvoir et se ravale du fait même dans la convoitise des biens inférieurs. Un tel amour est avide de biens matériels, lesquels ne se partagent qu’en se fractionnant. On ne peut pas se les approprier sans en priver autrui.
Il existe cependant un autre amour où les biens spirituels sont communs à tous. C’est en vertu de cet amour qu’Augustin et ses compagnons de pauvreté se sont dépouillés de leurs biens pour vivre en communauté : » Ce qui nous était commun, c’était un domaine immense et infiniment riche, Dieu lui-même » (S 355, 2). Parmi ceux qui étaient au monastère, les diacres étaient particulièrement concernés par cette disposition nécessaire à la pauvreté :
» Les diacres sont pauvres par la grâce de Dieu : ils attendent la miséricorde de Dieu ; ils n’ont pas eux-mêmes de quoi faire œuvre de miséricorde : n’ayant aucune richesse, ils en ont fini avec les convoitises du monde. Ils vivent avec nous en notre compagnie commune; personne ne les met à part de ceux qui ont apporté quelque chose. L’unité de la charité doit être préférée à tout avantage de l’héritage terrestre » (S. 356, 8).
Celui qui voudra posséder quelque chose en propre, vivre de son bien propre et agir à l’encontre de ces préceptes qui sont les nôtres, je ne me contente pas de dire qu’il ne demeurera pas avec moi ; mais il ne sera pas clerc
Il est vrai que, selon G. Madec, Augustin dut s’y prendre différemment avec ses prêtres. En 396, il les avait tous réunis dans sa maison épiscopale en leur demandant de renoncer à la propriété personnelle de leurs biens. La » crise » de 425 dont témoigne le sermon 355 montre que l’application de cette mesure fut difficile. Mais à l’Epiphanie 426, dans le sermon 356, Augustin peut constater un retour à la norme. Il rappelle, en termes particulièrement fermes, l’exigence qui s’impose à tous :
» Celui qui voudra posséder quelque chose en propre, vivre de son bien propre et agir à l’encontre de ces préceptes qui sont les nôtres, je ne me contente pas de dire qu’il ne demeurera pas avec moi ; mais il ne sera pas clerc » (S 356, 14).
Le renoncement aux biens personnels dans la vie communautaire est donc une invitation à un amour vrai, généreux. Celui-ci, pour Augustin, ouvre l’homme à Dieu lui-même, alors qu’un amour accapareur le replie sur lui-même. Un tel renoncement radical est la condition de la concorde dans la vie communautaire.
L’idéal de la vie communautaire est évoqué au psaume 132 : » Qu’il est bon, qu’il est doux, pour des frères d’habiter ensemble « . Selon Augustin, ce verset semble avoir donné naissance aux monastères. Il est une incitation adressée aux frères ou sœurs à vivre la vie commune. Cet idéal n’est cependant pas exclusif d’autres modes de vie.
Pour le bien comprendre, il peut être utile de faire référence à d’autres écrits d’Augustin. Dans la Cité de Dieu, Augustin distingue trois genres de vie : le loisir, l’action, l’union des deux ( XIX, 19). Chacun est libre de choisir celui qui lui convient. Le loisir doit favoriser la recherche de la vérité. Il ne doit cependant pas faire oublier le souci d’être utile au prochain. L’action doit être droite et utile, mais elle ne doit pas nous attacher aux vanités de ce monde au point d’oublier la recherche de Dieu. S’il vaut mieux s’appliquer à l’étude et à la contemplation de la vérité, on ne doit pas refuser les charges quand la charité l’exige.
La vie religieuse est parfois source de scandale pour les chrétiens, dans la mesure où la réalité ne correspond pas à l’idéal. Dans un ouvrage intitulé : Le travail des moines, Augustin rappelle aux moines qu’ils doivent éviter d’être ces causes de scandale : » Montrez donc votre compassion et votre miséricorde en prouvant aux hommes que vous ne cherchez pas, vous, une facile subsistance dans l’oisiveté mais le royaume de Dieu, par la voie étroite et difficile de cette profession « . Sous l’habit monastique peut en effet se cacher » l’hypocrisie « . Les religieux ne doivent pas, par exemple, passer leur temps en voyages, chercher à rejoindre trop fréquemment leur famille ou, pire, faire du commerce de reliques ou de martyrs…
3. La recherche de la concorde » Une seule âme et un seul cœur «
D’abord, puisque vous êtes réunies en communauté pour vivre d’un bon accord dans la maison, n’ayez qu’un seul cœur et une seule âme en quête de Dieu
C’est la Lettre 211 aux moniales, datée de 423, qui donne le plus d’indications sur une autre déficience, l’absence de concorde, un aspect pourtant fondamental de la vie commune, comme Augustin le rappelle dès l’introduction de la Lettre :
» Je pense à votre société nombreuse, au chaste amour qui vous unit, à votre sainte vie, à l’abondante grâce de Dieu qui vous a été donnée : vous devez à cette grâce divine, non seulement d’avoir renoncé au mariage mais encore d’avoir choisi la vie en commun, pour qu’il n’y ait plus parmi vous qu’une seule âme et un seul cœur » (L. 211, 2).
Il faut dire qu’il y a » péril en la demeure « . Alors qu’Augustin se réjouit de voir les donatistes revenir à l’unité, voilà que des » schismes » se produisent à l’intérieur du monastère ! Le motif est clairement évoqué. A l’occasion de l’arrivée d’un nouveau supérieur (prêtre), les sœurs, par antipathie pour lui, se sont révoltées contre la prieure du monastère. Troublé par tant d’agitation, le prêtre a préféré se retirer. Le calme n’est pas revenu pour autant.
Alors, pour rétablir la paix, Augustin se voit obligé de rappeler à toutes les règles fondamentales de la vie commune, telles qu’il les avait déjà formulées pour les hommes, mais en tenant compte de la condition féminine:
» D’abord, puisque vous êtes réunies en communauté pour vivre d’un bon accord dans la maison, n’ayez qu’un seul cœur et une seule âme en quête de Dieu. Qu’aucune de vous ne dise : ceci est à moi, mais que tout soit commun entre vous. Que votre sœur prieure distribue à chacune d’entre vous la nourriture et le vêtement : non pas selon un principe égalitaire – car votre état de santé n’est pas le même – mais plutôt à chacune selon ses besoins » (Lettre 211, 5).
Quelle est la question ? Les femmes qui étaient auparavant solidement établies dans le monde pouvaient avoir des difficultés à consentir à un nouveau style de vie où tous les biens devaient être mis en commun. A l’opposé, celles de condition plus modeste avaient la tentation d’user inconsidérément des biens qu’elles n’auraient pas eus par ailleurs. Mais ces différences d’origine sociale pouvaient aussi avoir des conséquences sur le comportement. Au dédain des moniales les plus riches dans le monde répondait l’orgueil des plus pauvres, désormais devenues les compagnes de celles dont elles n’auraient pas osé s’approcher dans le monde. Augustin s’adressa constamment à ces deux catégories. Il trouvait par exemple détestable qu’au moment où les femmes riches deviennent » rudes pour elles-mêmes « , les pauvres deviennent » délicates « . En raison de ces différentes origines sociales, la concorde n’était en définitive pas facile.
4. Difficulté de vivre l’idéal au quotidien
Ne dites pas que vos cœurs sont purs si vos yeux sont impurs car l’œil qui n’est pas chaste est messager d’une âme qui ne l’est pas
D’autres difficultés devaient surgir, si l’on en croit la Règle. Puisque les premières moniales ne gardaient pas nécessairement clôture, Augustin leur demanda, comme aux religieux, lors des sorties, de rester ensemble. Il fustigea les moniales » cheveux flottant au vent « , qui se » plaisent à être regardées « . Il voyait là l’indice d’un manque d’éducation, voire de chasteté :
» Ce n’est pas uniquement par le toucher, c’est aussi par le sentiment et les regards que s’échangent les mauvais désirs. Ne dites pas que vos cœurs sont purs si vos yeux sont impurs car l’œil qui n’est pas chaste est messager d’une âme qui ne l’est pas » (Lettre 211, 10).
Il ne faudrait cependant pas imaginer Augustin abusant de son autorité. Il manifeste une tendresse toute paternelle, notamment vis-à-vis des sœurs malades. Il les dispense de jeûne. Si la maladie les rend faibles, tout doit être fait pour qu’elles retrouvent la force, à commencer par recourir à un médecin. Une sœur est spécialement chargée des convalescentes. Dans certains cas, la prieure les obligera à faire ce qu’il faut pour qu’elles préservent leur santé. Mais ce n’est pas une raison pour que, redevenues bien portantes, elles se comportent comme quand elles étaient malades !
Cette attention aux personnes se manifeste aussi dans le règlement des inévitables contestations ou conflits entre moniales. Pour Augustin, si chacune faisait passer les intérêts de tous avant ses propres intérêts, les différends seraient moins nombreux ! Mais dans certains cas, il est nécessaire d’intervenir : si le simple avertissement de sœur à sœur ne suffit pas à obtenir un changement de comportement, alors Augustin conseille d’en avertir la prieure. Peut-être que celle-ci, agissant dans la discrétion, infligera une correction secrète qui produira l’effet souhaitable, sans qu’il soit nécessaire que la chose soit rendue publique… Mais si cela n’était pas encore suffisant, le témoignage d’une ou deux autres sœurs sera sollicité. Soit la sœur fautive avoue et Augustin demande qu’on lui pardonne et qu’on prie pour elle, soit elle refuse d’avouer et il ne faut pas hésiter à prendre des sanctions qui peuvent aller jusqu’à l’éviction du monastère.
Si deux sœurs se sont réciproquement offensées, elles se pardonneront réciproquement à cause de vos prières, car plus vos prières sont fréquentes, plus elles doivent être saintes
Une décision de ce genre ne doit pas être prise à la légère. Il est d’ailleurs souhaitable qu’on évite d’en arriver à une telle extrémité. La prieure n’est pas là pour sanctionner. Elle doit d’abord être » un modèle de bonnes œuvres « . Son travail consiste avant-tout en l’animation de la communauté :
» Qu’elle corrige celles qui sont remuantes, qu’elle ranime celles qui manquent de courage, qu’elle supporte les faibles et soit patiente envers toutes, qu’elle accepte volontiers la règle et ne l’impose qu’en tremblant ; qu’elle désire être aimée de vous bien plus que redoutée » (L. 211, 15).
Comme la communauté est le lieu habituel du pardon, la prieure, qui doit aussi se laisser conseiller, n’a pas à intervenir à tout propos. Bien des conflits peuvent se régler sans qu’elle s’en mêle. Le pardon mutuel peut suffire à rétablir la concorde :
» Si deux sœurs se sont réciproquement offensées, elles se pardonneront réciproquement à cause de vos prières, car plus vos prières sont fréquentes, plus elles doivent être saintes. Celle qui est portée à la colère et qui se hâte toujours de demander pardon à la personne qu’elle reconnaît avoir blessée vaut mieux que celle qui s’emporte plus rarement et ne se presse pas de demander pardon » (L. 211, 14).
La concorde naît aussi de choses simples, comme le respect des temps et des lieux consacrés à la prière. Pour Augustin, il n’est pas souhaitable que l’oratoire soit utilisé à d’autres fonctions. Celles qui voudraient y venir prier ne le pourraient plus. Et sur ce même sujet de la prière, Augustin se voit obligé de rappeler quelques évidences :
» Quand vous priez Dieu avec les psaumes et les hymnes, que vive dans votre cœur ce que la voix fait entendre ; ne chantez que ce qui doit être chanté ; quant à ce qui n’est pas écrit pour être chanté, ne le chantez pas » (L. 211, 7).
Pendant les temps de repas, on faisait la lecture de l’Ecriture, et des disputes pouvaient surgir. Augustin invite à écouter » sans bruit et sans dispute « . Comme le corps reçoit des aliments, les oreilles reçoivent une nourriture spirituelle, la Parole de Dieu. On le voit, les considérations d’Augustin sont souvent très prosaïques. Il cherche avant tout à résoudre des problèmes concrets. Les recommandations finales de la lettre 211 sont identiques, comme le reste, à la conclusion de la Règle masculine :
» Que le Seigneur vous accorde la grâce d’observer tous ces préceptes avec amour, comme des amants de la beauté spirituelle, répandant par votre vie la bonne odeur du Christ ; non pas servilement, comme si nous étions encore sous la loi, mais librement, puisque nous sommes établis dans la grâce » (Lettre 211, 16, et Règle 8).
Non sub lege, sed sub gratia ! (Rm 6, 14) Selon Verheijen, cette finale constitue la clé de la pensée d’Augustin. Dans la vie monastique doit régner un esprit de liberté. Il ne faut pas en effet limiter la Règle aux préceptes. L’esprit communautaire doit dépasser le niveau utilitaire pour vraiment parvenir à une profondeur où devient possible la rencontre de cette beauté spirituelle, le Christ lui-même.
5. La quête de la beauté spirituelle
Si [Jésus] n’avait pas eu dans le visage et dans les yeux quelque chose de sidéral, jamais les apôtres ne l’auraient suivi immédiatement et ceux qui étaient venus l’arrêter ne se seraient pas effondrés
Ce thème de la beauté du Christ est plus profond qu’il n’y paraît. J.-M. Fontaine a soutenu récemment une thèse sur cette question qui apporte des éclairages nouveaux . Pour bien faire saisir l’originalité d’Augustin, il le met en parallèle avec Jérôme. Ecoutons d’abord celui-ci :
» Si [Jésus] n’avait pas eu dans le visage et dans les yeux quelque chose de sidéral, jamais les apôtres ne l’auraient suivi immédiatement et ceux qui étaient venus l’arrêter ne se seraient pas effondrés » (L. 65, 8).
Augustin argumente différemment :
» [Jésus] apparut laid à ses persécuteurs et s’ils ne l’avaient pas jugé laid, ils ne l’auraient pas agressé ainsi, ils ne l’auraient pas frappé de verges, ils ne l’auraient pas couronné d’épines, ils ne l’auraient pas avili de crachats. Car ils n’avaient pas les yeux pour voir la beauté du Christ » (En. in Ps 127, 8).
La vraie beauté réside en fait dans la charité. L’homme reflète la beauté du Christ quand, par la charité, il est tendu vers lui, quand il cherche son étreinte. La communauté religieuse rassemble donc des » amants de la beauté spirituelle » qui sont aussi des » amants de la sagesse « , des philosophes. L’amour de la beauté se manifeste dans l’harmonie, dans l’ordre, dans l’unité. Cette sagesse assume la nature humaine, elle récupère la multiplicité des êtres qui la composent, elle réunifie les créatures humaines disséminées ou la créature humaine dispersée. Il faut donc que les » amants de la beauté » réunis en communauté désirent posséder cette beauté, qu’ils cherchent à l’enfanter, à l’engendrer.
J.-M. Fontaine conclut qu’Augustin ne condamne pas l’amour de la beauté sensible, le Christ lui-même ayant pu l’éprouver, mais une sorte de » léthargie esthétique » qui paralyse notre esprit soumis aux sens, l’empêchant de désirer une beauté plus haute, plus belle. C’est cette recherche de la beauté qui cimente en une amitié durable les êtres réunis entre eux grâce à la charité « qui est répandue dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné » (Confessions IV, 4, 7, citant Rm 5, 5). On le voit, l’engagement dans la voie commune suppose une capacité d’émerveillement devant la Création et une profonde inventivité.
La loi du Christ est donc la charité et la charité n’est accomplie que si nous portons mutuellement nos fardeaux
La vie communautaire doit finalement réaliser les aspirations communes de la vie chrétienne, et même de la vie antique tout court, telle que l’avaient rêvée les philosophes, Platon ou Plotin. Cet idéal, fondé sur l’amitié, comportait entraide et quête de la Sagesse . Pour Augustin, la vie religieuse réalise cet idéal classique de l’amitié. Le Christ est Sagesse de Dieu. Les » » » sont les disciples de cette Sagesse. Ils la poursuivent dans la liturgie, lieu de formation et de croissance de la vie chrétienne, mais aussi dans l’entraide fraternelle.
» La loi du Christ est donc la charité et la charité n’est accomplie que si nous portons mutuellement nos fardeaux… Quand tu étais malade, ton prochain te portait ; tu es guéri, porte ton prochain… Mais quand tu l’auras pris, ne reste pas en place, marche. En aimant ton prochain, en prenant soin de ton prochain, tu fais du chemin ! Où diriges-tu tes pas sinon vers le Seigneur ton Dieu … »
Amour de Dieu et amour du prochain, voilà finalement pour Augustin l’essentiel de la vie chrétienne – donc de la vie communautaire. C’est ce qu’il souligne dans la Lettre 48, adressée à Eudoxe qui l’avait interrogé sur l’attitude à adopter par les moines sollicités pour un ministère :
« Quant à vous, frères, nous vous exhortons dans le Seigneur à persévérer fidèlement jusqu’à la fin dans votre sainte vocation. Si notre Mère l’Eglise réclame vos services, évitez une ardeur excessive et trop empressée, ainsi qu’une nonchalance qui par ses charmes pourrait vous éloigner d’elle. Obéissez avec sérénité à la voix de Dieu. Ayez dans votre cœur de la douceur pour celui qui vous gouverne, qui conduit dans la justice ceux qui sont doux et humbles de cœur et leur enseigne ses saintes voies.
Ne préférez pas votre tranquillité aux besoins de l’Eglise, et songez que si des hommes ne l’avaient pas assistée dans son enfantement, vous ne seriez pas nés à la vie spirituelle . »
Les vues d’Augustin sur les moines dans ses homélies sur les Psaumes, par le P. Adalbert de Vogüé, Abbaye de la Pierre-Qui-Vire.
Voyez comme il est bon, comme il est doux
pour des frères d’habiter ensemble.
C’est ce son si doux, cette mélodie si suave,
tant pour le chant que pour le sens,
qui a engendré les monastères. (En. Ps. 132)
C’est, semble-t-il, le Lundi Saint de l’an 407 (8 avril), qu’Augustin a prononcé son Homélie sur le Psaume 132, où se trouvent assemblés deux thèmes monastiques qui apparaissent, l’un avant elle, l’autre après elle, dans d’autres commentaires des Psaumes. Et tout en réunissant ainsi des pensées formulées ailleurs, cette Homélie sur le Psaume 132 développe une interprétation originale du nom de moine, qu’on ne trouve pas dans d’autres Enarrationes in Psalmos, ni même dans le reste de l’œuvre d’Augustin.
A tous égards, cette prédication de 407 mérite donc d’être placée au centre de notre recherche. Avant elle, l’Homélie sur le Psaume 99 et la première sur le Psaume 36 nous font assister à la naissance et au cheminement d’une de ses images : celle de la vie » tranquille » des moines, représentée par » l’homme au lit » dont parle l’Evangile. Après elle, les Homélies sur le Psaume 75 et le Psaume 83 développent un de ses thèmes : celui du » vœu » qui lie le moine et qu’il doit » accomplir » fidèlement. Un peu plus tard encore, l’Homélie sur le Psaume 147 et la troisième sur le Psaume 103 présentent deux aperçus fugitifs qui font apparaître de nouveaux aspects, plus extérieurs, du monachisme.
Le mélange des bons et des méchants (En. Ps. 99)
Une » vie tranquille » : telle est donc l’image du monastère que présente d’abord Augustin. Mais un peu plus loin, quand il envisage les défections, son esquisse se précise et se modifie : » Beaucoup se sont promis de remplir ce programme d’une vie sainte, où l’on met tout en commun, où personne ne dit d’aucune chose qu’elle est sienne, où tous ne sont qu’une seule âme et un seul cœur tendus vers Dieu
Si Augustin, dès ce sermon ancien (399 ?) qu’est l’Homélie sur le Psaume 99, caractérise le vie des moines par l’image évangélique du » lit « , symbole de repos et de tranquillité, c’est qu’il est attiré à ce texte de l’Evangile par l’idée qu’il y trouve : celle du sort différent des hommes à la fin des temps, quand » l’un sera pris, l’autre laissé « , ce qui peut s’entendre de la séparation des bons et des mauvais au jour du Jugement. Tout le noyau central de cette Homélie (En. Ps 99, 8-13) est une méditation sur l’inévitable et douloureux mélange des bons et des méchants ici-bas, dans toutes les parties de la société et au sein de l’Eglise elle-même.
» L’un sera pris, l’autre sera laissé « . Cette séparation des sorts au dernier Jour, l’évangile de Matthieu et celui de Luc la situent l’un et l’autre à la » meule « , où deux femmes seront au travail (Mt 24, 41 ; Lc 17, 35). De plus, Matthieu parle du » champ » (Mt 24, 40) et Luc du » lit » (Lc 17, 34) où se trouveront deux hommes, qui seront séparés, eux aussi. En assemblant les trois images – et sans doute étaient-elles déjà réunies dans le texte de Luc que lisait Augustin (Lc 17, 34-36) -, on se trouve devant une Eglise où coexistent trois sortes de vies humaines : la femme qui travaille à la meule, dans laquelle Augustin reconnaît la foule des chrétiens séculiers ; le cultivateur qui travaille aux champs, image des pasteurs de l’Eglise ; l’homme qui repose dans son lit, figure du moine.
Dans chacune de ces trois sortes d’existence, le Jugement divin opérera la même séparation : « l’un sera pris, l’autre sera laissé « . Et ce qui, selon l’Evangile, se vérifiera au dernier Jour, on le constate dès à présent : chacune des trois conditions susdites présente le même mélange de bons et de moins bons. Cette dualité apparaît non seulement dans la foule des simples fidèles, mais encore dans les élites que sont le clergé et les communautés monastiques.
Apparemment incompatible avec la consigne du Psalmiste : « Servez le Seigneur avec joie » (Ps 99, 2), ce voisinage si pénible avec de » faux frères » provoque d’abord le désir de s’isoler. Puis, quand on a reconnu qu’on ne peut rester seul et qu’il faut bien, si l’on veut être chrétien, faire quelque chose pour les autres en vivant avec eux, on est tenté de sélectionner ses compagnons : « Je vivrai à part avec quelques hommes de bien. » Rien à dire contre ce projet : » C’est une pensée bonne et louable de demeurer avec ceux qui ont choisi la vie tranquille. Loin du bruit des foules, de l’agitation des multitudes, des flots agités du siècle, ils sont dans le port, en quelque sorte. » Le seul dommage est que ce port lui-même n’est pas à l’abri du vent, et que les navires qui s’y abritent peuvent s’entrechoquer. Là aussi, par conséquent, il faudra se supporter.
Qui plus est, l’absence de compagnons mauvais ou douteux, à laquelle on aspirait en entrant dans un monastère, est loin d’être garantie ou même possible. Car le supérieur, qui contrôle l’admission de nouveaux sujets, ne peut tout prévoir : tel, qui paraissait bon, donnera du fil à retordre et tournera mal. Pas plus dans cette société choisie que dans le monde, on n’est à l’abri de pareilles compagnies.
Une » vie tranquille » : telle est donc l’image du monastère que présente d’abord Augustin. Mais un peu plus loin, quand il envisage les défections, son esquisse se précise et se modifie : » Beaucoup se sont promis de remplir ce programme d’une vie sainte, où l’on met tout en commun, où personne ne dit d’aucune chose qu’elle est sienne, où tous ne sont qu’une seule âme et un seul cœur tendus vers Dieu » (cf Ac 4, 32). D’abord caractérisée par l’éloignement du monde et la tranquillité contemplative, cette existence apparaît ensuite comme une reproduction de la communauté des premiers croyants. L’idéal de quiétude va de pair avec l’image évangélique du » lit « , tandis que celui de l’union des cœurs répond au tableau de l’Eglise des Apôtres après la Pentecôte.
Plus loin, la » vie commune des frères dans un monastère » est encore évoquée différemment. Cette fois, Augustin fait parler un admirateur : » Ces hommes-là sont grands, ils sont saints ; leur vie se passe à chanter, à prier, à louer Dieu. Pour eux, la grande affaire est de lire. Ils travaillent de leurs mains, c’est de cela qu’ils vivent ; ils ne demandent rien avec avidité, tout ce que leur apportent des frères pieux, ils s’en contentent et ils l’emploient avec charité. Jamais l’un ne prend pour lui-même ce qui manque à l’autre. Tous, ils s’aiment et se supportent mutuellement. »
Admiration naïve, que l’expérience dément parfois cruellement. Tel qui est entré au monastère » pensant trouver la charité « , s’étonne d’y rencontrer des hommes mauvais, et il s’en va. De même pour les religieuses : » Beaucoup ne restent pas chez elles, circulent de maison en maison, poussées par la curiosité, disant ce qu’elles ne devraient pas dire, orgueilleuses, bavardes, buveuses. » Mais ces cas regrettables doivent-ils faire oublier les moines et moniales édifiants ? « L’un sera pris, l’autre sera laissé. » Ce mélange de bons et de mauvais est la loi de notre condition ici-bas.
Le moine : un être faible (En. Ps. 36, 1)
Le moine ne veut s’adonner ni aux occupations mondaines ni aux tâches pastorales
Quelques années plus tard (401-405 ?), Augustin répète son exposé sur les trois catégories de personnes, dont « l’une sera prise, l’autre laissée « . Cette fois, le texte évangélique vient d’être lu à la messe, et il ne s’agit plus d’expliquer le » Servez le Seigneur avec joie » du Psaume 99, mais le » N’envie pas les méchants » du Psaume 36. Dans ce contexte différent, la parole de l’Evangile est pourtant interprétée presque sans changement. Comme précédemment, le » champ « , la » meule » et le » lit » représentent les clercs, les laïcs et les moines.
Cependant, l’image de ces derniers se modifie légèrement. Tout en présentant encore la vie monastique comme une recherche de » tranquillité » (quies), Augustin ne parle plus, à son propos, d’un désir de » sécurité « , mais d’une volonté de » loisir » (otium) : le moine ne veut s’adonner ni aux occupations mondaines ni aux tâches pastorales. Surtout, la nouvelle homélie insiste sur le sentiment d’ « infirmité » qui pousse à ce refus d’agir. Si le moine embrasse cette vie inactive, c’est qu’il se sent trop faible pour se livrer à l’action. Curieuse explication, dont le seul mérite est d’inviter les moines à cette humilité qu’un saint Benoît mettra au cœur de sa Règle.
Les moines : des gens qui s’aiment (En. Ps. 132)
Daniel a choisi la vie tranquille, celle où l’on sert Dieu dans le célibat, c’est-à-dire sans chercher une femme. C’était un homme saint, passant sa vie à désirer le ciel, éprouvé de mainte manière et trouvé d’or pur
Une troisième fois, le lundi 8 avril 407 (Lundi Saint), l’évêque d’Hippone refait son exégèse des diverses catégories de chrétiens évoquées par le champ, la meule et le lit. Qu’il ait bien conscience de se répéter, il le déclare en propres termes. De fait, presque rien n’est changé dans cette nouvelle interprétation de l’Evangile. Le lit, c’est encore le » repos » et le » loisir » caractéristiques de la vie des moines, quoique le motif de » faiblesse » ne soit plus mentionné.
Une importante innovation, cependant : les trois catégories de chrétiens sont maintenant rattachées aux trois saints de l’Ancien Testament dont parle Ezéchiel : Noé, Daniel et Job (Ez 14, 13-14). Noé, qui pilote son arche, représente les clercs, ceux qui gouvernent l’Eglise ; Daniel, qui » sert Dieu dans le célibat « , figure les moines ; quant à Job, l’homme marié et fortuné, il représente évidemment le peuple fidèle.
» Daniel a choisi la vie tranquille, celle où l’on sert Dieu dans le célibat, c’est-à-dire sans chercher une femme. C’était un homme saint, passant sa vie à désirer le ciel, éprouvé de mainte manière et trouvé d’or pur. Qu’il était tranquille, cet homme qui se sentait en sécurité au milieu des lions (cf Dn 6, 22 ; 14, 30) ! Donc ce nom de Daniel, appelé aussi » homme de désirs » (Dn 14, 30) – mais de désirs chastes et saints – représente les serviteurs de Dieu… »
Ce portrait idéal du moine développe notablement les esquisses précédentes. On retrouve bien ici la notion de » vie tranquille « , mais sans le motif de » l’infirmité « , et la » sécurité » dont il s’agit maintenant n’est pas la simple absence de risques, mais l’assurance magnifique du saint qui ne craint même plus les fauves, parce qu’il se sait dans la main de Dieu. » Tenté de mille manières « , Daniel est aussi et surtout » l’homme de désirs « , celui qui aspire au ciel. A tous égards, cette figure de l’Ancien Testament enrichit considérablement celle de » l’homme au lit « , qu’Augustin vient de présenter pour la troisième fois.
Avant et après cette figure de l’homme au lit, illustrée par celle de Daniel, Augustin commente le début du Psaume 132 : » Voyez comme il est bon, comme il est doux pour des frères d’habiter ensemble. » Cette parole inspirée peut servir de devise aux communautés monastiques. Augustin y voit même l’origine de celles-ci : » Ce sont ces mots du Psautier, c’est ce son si doux, cette mélodie si suave, tant pour le chant que pour le sens, qui a engendré les monastères. » En effet, quand les Actes des Apôtres décrivent l’Eglise primitive de Jérusalem, où » tous n’étaient qu’un cœur et qu’une âme tendus vers Dieu » et où » personne ne disait sienne aucune chose, mais tout leur était commun « , on peut voir dans cette communauté chrétienne des origines, que cherchent à reproduire les monastères, la réalisation de l’idéal chanté par le Psalmiste.
Ces » vœux » que le Psalmiste nous invite non seulement à prononcer, mais encore à exécuter fidèlement, ce sont en particulier les engagements qu’on prend en se faisant moine. Quand on est entré dans la vie monastique, il faut y rester, car » mieux vaut ne pas faire de vœu que d’en faire un et de ne pas le tenir
Un terme latin, commun au Psaume et aux Actes, rend cette correspondance encore plus frappante : le mot unum. » Habiter ensemble « , comme dit le Psalmiste, c’est habiter in unum, et n’être qu’ « un seul cœur « , comme dit Luc, c’est avoir cor unum. Cet adjectif unum, » un » , est parfaitement évocateur de la vie monastique, puisque » moine » (latin monachus) vient du grec monachos, qui dérive lui-même de monos, » un seul « , » un « .
Jouant de cette étymologie du mot » moine « , Augustin va inventer une définition originale du monachisme : les moines, ce sont des gens qui vivent ensemble et qui ne font qu’ » un « , car ils ne sont qu’une seule âme et un seul cœur tendus vers Dieu (in Deum), dans une désappropriation totale et un partage intégral de toutes leurs ressources.
Définition neuve et originale, disons-nous, parce qu’elle contraste avec les interprétations courantes du mot monachos, monachus, » moine « . A l’origine, ce mot évoquait l’isolement de l’homme qui vit seul, sans femme ni enfants, voire en marge de la société, dans le désert. Puis le terme a souvent pris une valeur spirituelle : » moine » est celui qui unifie son être et sa vie, parce qu’il est tout entier tendu vers Dieu. Sans renier cette deuxième interprétation de monachus, dont on trouve chez lui un écho (in Deum), Augustin en propose une troisième, qui contraste fortement avec la première : le moine ne se définit pas par l’isolement, mais au contraire par la communauté de vie et la communion avec autrui.
Le reste de cette Homélie sur le Psaume 132 commente le verset suivant : « C’est comme un onguent qu’on verse sur la tête et qui descend sur la barbe, la barbe d’Aaron, qui descend sur le bord de son vêtement. » La tête, c’est le Christ, sur lequel est descendu l’onguent de l’Esprit. La barbe – symbole de force virile -, où l’onguent se déverse ensuite, c’est le groupe des Apôtres et de leurs compagnons, tel qu’Etienne, le premier martyr. Quant au bord du vêtement, c’est l’Eglise, et en particulier ces monastères qui reproduisent exactement la communauté apostolique.
Pour finir, le dernier verset du Psaume – » C’est comme la rosée de l’Hermon, qui descend sur le Mont Sion » – inspire encore à Augustin une pensée qui regarde les moines. Cette rosée céleste, image de la grâce divine, rend humbles et paisibles ceux qui la reçoivent. Pour eux, il n’est pas question de murmurer. Ces grincements du murmure, que l’on entend trop souvent dans les communautés, sont hors de place sur la vraie montagne de Sion où descend la rosée. Autrement dit, il ne s’agit pas seulement de vivre ensemble corporellement, mais d’être unis par une concorde véritable, qui permet de » bénir le Seigneur » (derniers mots du Psaume) en vérité, du fond du cœur. Et pour cela, il faut prier pour ses » ennemis » – les frères qu’on a de la peine à supporter – et les aimer.
Ne quittons pas cette Homélie si riche, où presque tout concerne spécialement les moines, sans noter qu’elle a cité vers son début une parole tirée d’un autre Psaume, que nous allons retrouver dans deux des Homélies suivantes : » Faites des vœux et accomplissez-les » (Ps 75, 12). Ces » vœux » que le Psalmiste nous invite non seulement à prononcer, mais encore à exécuter fidèlement, ce sont en particulier les engagements qu’on prend en se faisant moine. Quand on est entré dans la vie monastique, il faut y rester, car « mieux vaut ne pas faire de vœu que d’en faire un et de ne pas le tenir » (Ec 5, 4).
Le moine, un homme engagé (En. Ps. 75 et 83)
Mieux vaut une épouse humble qu’une vierge orgueilleuse
Comme on pouvait s’y attendre, cette parole du Psaume 75 va être commentée de même quand Augustin la rencontrera dans son Homélie sur ce Psaume, qu’il explique à son peuple peu de temps après le Psaume 132, en 407-408 probablement. » Prononcez des vœux et accomplissez-les « . Cela peut s’entendre des grands engagements généraux de la vie chrétienne qu’on prend au baptême – la foi, l’espérance, la bonne conduite -, mais encore des vœux particuliers du mariage (chasteté conjugale) et de la vie consacrée (célibat, virginité).
Le chrétien séculier peut aussi vouer telle ou telle bonne œuvre, l’hospitalité par exemple. Quant à celui qui entre dans un monastère, il fait obligatoirement le vœu de donner son bien aux pauvres et de mener la vie commune avec les autres » saints » de la maison. Dès lors il est lié, engagé, il ne peut plus regarder en arrière. Ce serait faire comme la femme de Loth, et l’on sait comment celle-ci a été punie : elle fut changée, pour servir d’exemple, en statue de sel (Gn 19, 26 ; cf. Lc 17, 32).
Au passage, l’homéliste prend à partie la veuve ou la vierge consacrée qui manque à son vœu, non en se mariant, mais en se montrant orgueilleuse, querelleuse, bavarde. » Mieux vaut une épouse humble qu’une vierge orgueilleuse » : Augustin l’avait déjà dit en commentant le Psaume 99 (En. Ps 99, 13) et il le répète ici (En. Ps 75, 16).
» Faites des vœux et accomplissez-les. » Cette parole du Psaume 75, commentée avec tout son contexte dans le présent sermon, reviendra isolément dans l’Homélie sur le Psaume 83, qui semble dater de l’année suivante (408-409). Comme précédemment, Augustin donnera en exemple la femme de Loth, figure de ceux et celles qui » regardent en arrière » et manquent à leur engagement, qu’il s’agisse de la chasteté conjugale de la femme mariée ou de la chasteté totale de la moniale. Mais en outre, l’orateur fait écho à l’Homélie sur le Psaume 132, en parlant de » celui qui décide de renoncer à toute espérance d’ici-bas et à toute action terrestre pour s’agréger à une société de saints, à cette vie commune où personne n’appelle » sien » aucun objet, mais tout leur est commun, et ils ne sont qu’une âme et un cœur tourné vers Dieu « .
Les moines : des malheureux ? (En. Ps.147)
Les chrétiens ont donc, eux aussi, leur spectacle, et non le moindre : la vision de Dieu
Quatre ou cinq ans plus tard, à l’automne 412, Augustin mentionne encore deux fois les moines en commentant des Psaumes, mais ces évocations diffèrent des précédentes. Alors que celles-ci étaient unies entre elles par des thèmes communs, comme celui de » l’homme au lit » ou du » vœu » qu’il faut » accomplir « , les deux nouveaux aperçus ne reviennent sur aucun de ces thèmes bibliques et n’ont rien non plus qui les unisse l’un à l’autre. Ce sont des vues originales et sporadiques, qui apparaissent de façon inattendue et disparaissent sans laisser de trace.
Commençons par le morceau le plus court. Il tient en une douzaine de lignes. C’est un mardi, et les gens d’Hippone s’étaient assemblés à l’amphithéâtre pour assister à un spectacle. Et voilà que, justement, le Psaume 147, objet de l’Homélie, parle de Jérusalem, qui signifie » vision de paix « , et de Sion, nom hébreu qu’on traduit par » spectacle « . » Loue le Seigneur, Jérusalem, loue ton Dieu, ô Sion. » Les chrétiens ont donc, eux aussi, leur spectacle, et non le moindre : la vision de Dieu.
Cette pensée des deux spectacles opposés, celui des jeux de l’amphithéâtre et celui de la divine contemplation, suggère à Augustin une scène familière : en sortant de l’amphithéâtre, les gens qui s’y sont amusés voient passer dans la rue des serviteurs de Dieu, reconnaissables à leur habit et à leur tonsure, et ils les plaignent : » Pauvres gens ! Qu’est-ce qu’ils perdent ! » Ces » serviteurs de Dieu « , ce sont des moines. Pour eux, il n’est pas question d’aller au théâtre, et cela leur vaut la commisération des séculiers, qui viennent de s’y délecter. Malheureux, si l’on veut, ici-bas, ces hommes ont devant eux la magnifique espérance de voir Dieu, et cela suffit à les rendre heureux.
Les passereaux nichent dans les cèdres (En. Ps. 103, 3)
Les saints de Dieu ont donc pour seul chef le Christ, et cela leur assure une certaine indépendance vis-à-vis de leurs protecteurs séculiers, les riches et les puissants d’ici-bas
Au cours de ce même automne de 412, Augustin pense encore aux » serviteurs de Dieu » en commentant le Psaume 103. Au milieu de ce long Psaume, auquel il ne consacre pas moins de quatre Homélies, l’évêque d’Hippone découvre les moines dans un verset, passablement obscur, où rien ne semble parler d’eux. Après avoir mentionné les » cèdres du Liban « , le Psalmiste ajoute : » C’est là que les passereaux feront leur nid. La maison de la foulque est leur chef » (Ps 103, 17).
Les passereaux, ces tout petits oiseaux, ce sont les spirituels, les serviteurs de Dieu, qui comptent si peu dans la société. A l’appel de l’Evangile, ils ont laissé tout ce qu’ils possédaient – bien peu de chose, en vérité, dans la plupart des cas : Pierre avait » tout abandonné » (Mt 19, 27), mais son bateau et ses filets, que valaient-ils ?
Ces gens de peu, qui renoncent à leur petit avoir, ressemblent donc aux passereaux. Or ceux-ci nichent dans les cèdres du Liban. Que sont ces derniers, sinon les grands de ce monde, les riches qui donnent aux serviteurs de Dieu champs et jardins, qui bâtissent des églises et des monastères ? Cela se voit partout, dit Augustin. C’est un phénomène général que ces secours accordés par la richesse matérielle à la pauvreté spirituelle.
Ainsi soutenus matériellement par les riches, les moines doivent se garder de trop révérer ceux-ci. Il leur faut conserver leur liberté, avec une juste appréciation des valeurs. Et c’est là ce que suggère à Augustin la suite énigmatique du texte : » La maison de la foulque est leur chef. » La foulque, sorte de poule d’eau, habite les rocs. Or le roc ou la pierre, c’est le Christ (cf. I Co 10, 4). Les saints de Dieu ont donc pour seul chef le Christ, et cela leur assure une certaine indépendance vis-à-vis de leurs protecteurs séculiers, les riches et les puissants d’ici-bas.
Conclusion : de l’isolement à la communion.
C’est donc sur deux aperçus des rapports entre moines et séculiers que se termine cette série d’évocations du monachisme. Avant de situer ainsi la vie monastique dans la société, Augustin s’est penché sur le cœur de cette existence » vouée » à Dieu, et il l’a présentée tour à tour sous deux aspects principaux : le » repos » tranquille de ceux qui sortent du monde et de ses agitations pour être tout au Seigneur, et l’union fraternelle de ceux qui » ne sont qu’un cœur et qu’une âme tendus vers Dieu « . La première de ces perspectives s’inspire de l’idéal contemplatif des philosophes, dûment christianisé, tandis que la seconde résulte directement de l’exemple des premiers chrétiens. Placé en frontispice de la Règle augustinienne, ce modèle de l’Eglise des Actes suggère aussi à l’évêque d’Hippone une audacieuse interprétation du nom de » moine « . Celui-ci en vient à dire presque le contraire de son sens premier : l’isolé est devenu un communiant, un homme qui ne fait qu’un avec les autres .
Les Prémontrés, hier et aujourd’hui par le F. Dominique-Marie Dauzet.
Je promets ma conversion morale et
la stabilité dans ce lieu selon l’Evangile du Christ, l’institution apostolique et la règle canoniale de saint Augustin
L’histoire des ordres anciens n’est pas facile à raconter en quelques traits de plume : près de mille ans seront bientôt écoulés depuis le soir de la Noël 1121, où quelques frères s’engageaient discrètement entre les mains de leur fondateur, à Prémontré, dans une forêt marécageuse du Laonnois, dans l’est de la France. En un millénaire d’histoire d’Europe et aujourd’hui d’Afrique, d’Amérique et d’Asie, les fils de saint Norbert, les Chanoines Réguliers de Prémontré, ont connu une extrême diversité de fortunes et d’infortunes, de tâches et de réalisations, au service de l’Eglise et de l’Evangile, gardant de leur mieux au long des siècles la Règle de saint Augustin. Je voudrais dans ces quelques lignes, après avoir situé la fondation de l’Ordre et son développement (1), dire un peu comment nous essayons aujourd’hui de comprendre et de vivre la règle d’Augustin, au plan communautaire (2) et aussi au plan apostolique (3).
Un ordre dans le renouveau de l’Eglise
Notre fondateur, saint Norbert, est un Allemand. Il est né en 1080, à Xanten, dans la vallée du Rhin. Sa noble naissance – il est cousin de l’empereur Henri IV d’Allemagne – fait du garçon un petit chanoine de la belle collégiale de Xanten, où sa famille a une prébende. L’éducation de l’école canoniale, la vie liturgique au chœur, la musique et la littérature latine bercent la jeunesse de ce prince dont la carrière s’annonce brillante : le voilà bientôt au service de l’archevêque de Cologne, et vers 1110 membre de la chapelle impériale. A trente ans, Norbert est riche, beau, lettré et il vit à la cour, tout près du pouvoir.
Norbert avait reçu bien des conseils différents d’hommes religieux, évêques ou abbés. L’un suggérait la vie anachorétique, l’autre la vie érémitique, un troisième l’union avec l’ordre de Cîteaux. Mais lui pensait que son œuvre et son dessein venaient de Dieu.
L’Eglise d’alors est en pleine réforme – c’est le temps de saint Bernard et de saint Bruno, de la Croisade et de la Chartreuse – et elle cherche à se dégager de l’emprise du pouvoir séculier. Dignitaire de cette Eglise compromise avec le pouvoir, Norbert découvre un beau jour qu’il n’a de » clerc » que le nom, et que sa vie élégante ne ressemble en rien à la suite radicale, évangélique, du Christ. La » conversion » a lieu précisément un après-midi d’orage, dans la forêt de Freden – qu’il traversait en grand équipage pour aller courtiser une cousine abbesse ! – quand la foudre ouvre un gouffre devant son cheval : terrassé comme saint Paul, il entend un appel du Seigneur à changer de vie. Dès lors, il n’a de cesse que de répercuter cet appel divin à une vie sainte et pauvre. Ordonné prêtre après quelques semaines de méditation, il voudrait prêcher à la terre entière (comme souvent les nouveaux convertis) le feu qui l’habite, il voudrait aussi amener les chanoines de son chapitre de Xanten à vivre pauvrement et en vraie communauté régulière : mais sa prédication est un échec. Le clergé installé se défait mal des habitudes de confort et de ses liens avec les puissants, et puis l’Eglise d’Allemagne s’inquiète bientôt de ces prédications intempestives : au concile de Fritzlar, Norbert le » réformateur » est taxé d’orgueil et sommé de justifier ses sermons critiques. Sauvé par le légat Conon, chaud partisan de la réforme grégorienne, Norbert échappe à ses juges, mais il doit s’éloigner un temps. Commence alors un pèlerinage qui le mène à Saint-Gilles du Gard, au pied du pape Gélase II en exil.
Pendant quelques années, Norbert, pauvre, pèlerin, prédicateur itinérant, cherche sa voie, un peu comme ces » fols en Christ » dans la Russie du XIXe siècle… Et voici qu’en 1120, à l’invitation de son cousin Barthélemy, l’évêque de Laon, il se fixe, et fonde une communauté. Avec quelques compagnons, conquis par son charisme, il s’installe dans l’actuelle forêt de Saint-Gobain, pour mener une vie pénitente, priante, dans une austérité extraordinaire. La fondation nouvelle a un vif succès : les recrues abondent. Quelques années après la fondation, on compte plusieurs centaines de frères, de sœurs et de convers laïcs à Prémontré, et l’abbaye-mère essaime ou s’agrège d’autres monastères déjà existants. A Saint-Martin de Laon, la deuxième fille de Prémontré, du vivant même de Norbert, on compte 50 frères prêtres et 450 convers. Et cette abbaye Saint-Martin de Laon va engendrer, directement ou indirectement, plus de 150 filiales. Cent ans après la mort de Norbert, le territoire de l’actuelle France compte une centaine d’abbayes et le vieux continent, de l’Angleterre à l’Espagne et jusqu’en Terre Sainte, environ 600 maisons.
Mais quelle vie Norbert a-t-il donc choisi pour ses frères et pour cette nouvelle famille religieuse ? On lit dans la vie ancienne de Norbert (la Vita A, contemporaine du saint) : « Norbert avait reçu bien des conseils différents d’hommes religieux, évêques ou abbés. L’un suggérait la vie anachorétique, l’autre la vie érémitique, un troisième l’union avec l’ordre de Cîteaux. Mais lui pensait que son œuvre et son dessein venaient de Dieu. En fait, Norbert a envie de faire du neuf, mais pas sans racines. Par leur histoire personnelle, Norbert et plusieurs de ses premiers compagnons appartiennent déjà à la vie canoniale, c’est-à-dire à cette vieille institution d’Eglise, organisée par la règle d’Aix-la-chapelle à l’époque carolingienne, pour permettre aux clercs de desservir ensemble les églises collégiales ou cathédrales. Norbert, qui rêve d’un clergé parfait, pense qu’il doit rester fidèle à l’institution canoniale, et fonder un ordre de clercs, mais en permettant à ses nouveaux chanoines » réguliers « , de vivre une vie commune dans un idéal de perfection très élevée. En cela, il est bien le fils de la » réforme grégorienne « , qui met en valeur le sacerdoce et demande aux clercs de vivre une sainteté toute monastique. Norbert va donc proposer à ses frères à la fois la vie religieuse austère telle qu’on peut la vivre à Cîteaux, par exemple, et en même temps un apostolat sacerdotal fécond s’ils le désirent.
C’est à l’autel qu’on montre sa foi et son amour de Dieu.
Il choisit donc la règle d’Augustin – ou du moins ce règlement adventice qu’il croit être la règle d’Augustin, qu’on appelle aujourd’hui l’ordo monasterii, dont l’austérité lui convient. Il pense qu’elle était la règle observée par les clercs d’Hippone, et il se réjouit de donner à ses frères une règle de vie apostolique, c’est-à-dire, comme on l’exprimait alors ainsi, une vie copiée sur celle des apôtres, qui formaient la communauté de l’Eglise primitive.
Ceci explique pourquoi les premiers prémontrés vont mettre l’accent si fortement sur le vœu de stabilité. En vrais chanoines, ils s’engagent à desservir une église, à faire retentir la louange et la Parole de Dieu dans une église, et à y faire habiter la charité. A Noël 1121 donc, les premiers » prémontrés » s’engagent, et les formules primitives de la profession qui nous ont été conservées disent : « Moi, frère N., je m’offre à l’église de sainte Marie et de saint Jean-Baptiste de Prémontré. Je promets ma conversion morale et la stabilité dans ce lieu selon l’Evangile du Christ, l’institution apostolique et la règle canoniale de saint Augustin…. » Cette » stabilité » fait du nouveau frère un membre pour toujours d’une ecclesia, d’une église locale, au sens plus large que celui d’une clôture monastique, puisque le service de cette » église » peut, outre le service liturgique de l’office canonial, l’entraîner à prêcher, à enseigner, à distribuer les sacrements au dehors.
Le débat primitif sur la couleur de l’habit est également significatif de ce que cherche Norbert. Tous les ordres nouveaux (chartreux, camaldules, cisterciens…) s’en tiennent alors à la laine écrue, non teinte, signe de pauvreté. Certains compagnons de Norbert voudraient garder le surplis de lin et la grande chape noire des chanoines réguliers carolingiens. Mais Norbert ne l’entend pas de cette oreille : « Je sais une chose, c’est que les anges témoins de la résurrection sont apparus vêtus de blanc. » Dans la clarté de leur bel habit blanc – que les prémontrés d’aujourd’hui portent toujours – les chanoines de saint Norbert ont à signifier une joie pascale, un attachement à la lumière du Christ. Semblablement, cette dévotion à l’humanité du Christ – tellement typique du XIIe siècle – passe par un amour de l’autel et de l’Eucharistie. En lisant les Actes des Apôtres, saint Norbert découvre ce trait caractéristique des premiers chrétiens : Ils étaient assidus à la fraction du pain (Ac 11, 46), et la vie de ses monastères s’organise vite autour de la messe quotidienne, enchâssée dans l’office divin, chanté solennellement. Norbert aimait dire, paraît-il, aux frères : « C’est à l’autel qu’on montre sa foi et son amour de Dieu. »
Vivre aujourd’hui la règle de saint Augustin
C’est une particularité canoniale : que l’Eglise canoniale retentisse de la louange divine, c’est notre premier » métier « , au sens beau et ancien du mot. Dans la tradition ancienne de l’Eglise, les chanoines ont toujours été chargés ainsi de la » louange « , et nous aimons continuer cette tradition
Le premier point de la règle, peut-être, qui marque notre vie est donc la vie commune. Avant tout, vivez unanimes à la maison, dit la règle. Il n’y a pas de vie prémontrée sans communauté. C’est pour nous très important à plusieurs égards : d’abord parce que l’expérience spirituelle du chanoine régulier passe par l’amour du prochain, du frère avec qui l’on vit concrètement. Nous sommes attachés à la prière chorale – à l’abbaye où je vis, tous les offices et la messe quotidienne sont intégralement chantés, les grandes heures (Laudes et Vêpres) accompagnées à l’orgue etc. C’est une particularité canoniale : que l’Eglise canoniale retentisse de la louange divine, c’est notre premier » métier « , au sens beau et ancien du mot. Dans la tradition ancienne de l’Eglise, les chanoines ont toujours été chargés ainsi de la » louange « , et nous aimons continuer cette tradition. En fait, à un jeune qui souhaite nous rejoindre, nous disons toujours cette particularité : » Viens avec nous si tu aimes chanter pour Dieu « . Il ne s’agit pas évidemment de recruter seulement des prix de conservatoire et des musiciens professionnels, mais d’annoncer la couleur : notre vie au chœur est un élément capital. D’autres ordres (jésuites ou carmes, par exemple) mettront l’accent sur l’oraison, la prière personnelle contemplative : pas nous ! Ce que nous aimons, c’est chanter à pleine voix, dans la stalle, tous ensemble à l’église. Mais pas de louange sans cette » unanimité » dont parle la règle. Nous faisons le pari que cette louange divine puisse s’enraciner dans la charité fraternelle.
Nos constitutions actuelles de l’Ordre (révisées en 1970, promulguées en 1995) ont remis en valeur cette notion toute augustinienne de la communio, proposant même de voir dans ce » laboratoire de charité » qu’est le monastère notre premier apostolat. A quoi servirait d’aller prêcher dehors l’amour de Dieu si nous n’expérimentons pas d’abord, au-dedans, à quoi il ressemble ?
Concrètement, la journée du chanoine prémontré est organisée de sorte que la vie fraternelle soit vivante, chaleureuse si possible. A Mondaye où je vis, les offices chantés ensemble, les repas pris en commun (en silence, avec la lecture au réfectoire, comme le demande la Règle, lecture qui nous crée une culture commune, des références de communauté, parfois objet de débats fraternels !), le chapitre quotidien sont des éléments essentiels de notre vie. Le chapitre, spécialement, qui a lieu chaque soir, entre 20h et 20h30, permet à la vingtaine de frères qui vivent au monastère de donner des nouvelles, d’échanger des informations, et de rendre compte, à tour de rôle, de l’activité apostolique. Nous sentons bien la nécessité, comme dans une famille séparée le jour durant par les tâches de chacun, de refaire cette unité fraternelle, chaque soir, en s’écoutant les uns les autres, en apprenant à considérer avec une fraternelle tendresse le travail, les soucis, les options pastorales ou les questions de chacun. Ce n’est pas si facile.
Le rôle de l’abbé, dans nos communautés canoniales, est important à cet égard, et somme toute assez délicat. Car si l’abbé monastique – cistercien par exemple – gère une communauté ad intra, dans son fonctionnement le plus souvent interne, l’abbé canonial préside, lui, à une communauté de pasteurs, de frères eux-mêmes bergers d’autres chrétiens, dans leurs différents ministères. Il faut donc à l’abbé, pour être un bon régulateur si l’on peut dire, comprendre d’abord à quoi ressemble l’apostolat de chacun des frères, souvent assez varié, pour aider le frère à garder toute sa place en communauté, sans qu’il soit trop absorbé ou absent dehors, sans qu’il soit non plus trop » dedans » etc. Mais en définitive, ce qui compte, c’est que la charité soit sauve. C’est le point de départ et le point ultime. Chaque soir, au chapitre, on lit un passage de la Règle, et l’abbé commente pour les frères. Cet exercice difficile est tout de même salutaire. Je crois que chacun expérimente un peu ce que dit Augustin à la fin de sa règle : Que ce petit livre soit comme un miroir… La règle, tellement actuelle, dans sa finesse de perception des réalités de la vie commune, nous nourrit quotidiennement. Il me semble aussi que ce genre de règle – qui entre au fond si peu dans les détails – invite à devenir des religieux » adultes » et empêche l’infantilisme dont on a beaucoup taxé les religieux (et les religieuses !) autrefois. Ce » miroir » que la règle promène sur ma vie, c’est vraiment à moi-même de le regarder et d’en faire ma ligne de tir, mon idéal de vie. Bien sûr, il y a des supérieurs, des constitutions, des chapitres et des mises au point. Mais la mise au point est une aventure intérieure. Augustin me fait découvrir d’abord que je suis libre sous la grâce. Si je ne découvre pas cette liberté, je suis peut-être obéissant (mécaniquement du moins) ou sérieux, mais je n’ai rien compris.
Augustin nous invite à faire capsa communis, bourse commune, sans tricher, dans la clarté
Concernant toujours cette communio, un des aspects les plus délicats est certainement la correction fraternelle et le pardon des offenses, sur lesquels Augustin s’étend longuement d’ailleurs. Je vis à Mondaye, dans une communauté d’hommes au caractère bien marqué, et aux tempéraments bien contrastés, aux âges si différents (entre 24 et 86 ans) ! La vie fraternelle, disait l’un de nos anciens abbés, est un miracle permanent. Mais la joie est si grande, quand les offenses sont pardonnées, quand la » correction » est reçue en vérité, en profondeur, à cause de l’amour… qu’on ne saurait presque se passer de nos disputes ou de nos péchés contre la charité ! Car la réconciliation et le pardon sont des expériences très fortes, irremplaçables, que favorisent évidemment l’exercice répété de la vie commune et la prière quotidienne. La communauté s’apprend dans la joie et dans la douleur.
Dans une communauté ouverte comme la communauté canoniale, où chaque frère (du moins tous ceux qui ont une mission extérieure) est amené à sortir souvent, un point très concret – très trivial, pardon d’en parler ! – qui permet de vérifier si on est vraiment dans l’axe fraternel, c’est celui de la communauté de biens. Omnia erant communia : ils avaient tout en commun, cite la Règle en parlant des Apôtres. Augustin nous invite à faire capsa communis, bourse commune, sans tricher, dans la clarté. La plupart des frères, dans mon monastère, ont un compte bancaire et une carte bleue, parce qu’il faut être efficace dans les voyages et les différentes circulations demandées par le ministère. Mais ces comptes sont alimentés par l’économe de la communauté en fonction des besoins, et les comptes mensuels donnés au prieur ou à l’abbé. De même, toutes les ressources (dons et offrandes, salaires des frères, rétributions de prédications, de retraites, droits d’auteur etc.) sont versés immédiatement au compte commun. Cette clarté nécessaire a un avantage : elle nous rend solidaires de la marche de la maison. Elle aide aussi à l’humilité et à nous dépouiller un peu de nos velléités d’indépendance. Ce n’est pas toujours facile, à trente ans ou à quarante ans, d’aller voir son prieur pour lui demander de l’argent pour acheter une paire de chaussures !
Prêts à toute œuvre de bien …
La charge confiée au frère lui échoit pour un temps, mais il l’exerce au nom de sa communauté, avec le soutien fraternel des siens
Sous l’Ancien Régime on comptait sur le territoire de l’actuelle France une centaine d’abbayes. Les prémontrés d’alors tenaient un réseau de quelque 600 paroisses, attachées à ces abbayes. C’était devenu le travail pastoral classique des chanoines prémontrés, qui desservaient les cures autour de leur monastère. Toutes ces maisons ont été fermées à la Révolution, et deux abbayes seulement, restaurées au XIXe siècle, revivent en France aujourd’hui : l’abbaye de Frigolet en Provence et celle de Mondaye en Normandie. Les prémontrés d’aujourd’hui – environ 1500 religieux dans les cinq continents – ont des tâches beaucoup plus diverses qu’autrefois, comme on va le voir, mais chaque abbaye ou prieuré a gardé du charisme originel de Norbert cette réalité de la vie dite » mixte » entre la vie communautaire à l’intérieur du monastère et le travail pastoral à l’extérieur.
Une devise (récente, elle ne date que du XIXème siècle) de l’Ordre dit : Prêt à toute œuvre de bien. C’est plutôt sympathique, un peu scout sur les bords, mais cela veut dire, profondément, une chose importante pour nous : les Prémontrés sont des généralistes, pas des spécialistes ! On trouve des prémontrés sur tous les fronts de la vie de l’Eglise, souvent en fonction des continents où ils sont implantés. Par l’histoire, les prémontrés des Etats-Unis, d’Autriche, de Hongrie ou d’Allemagne sont souvent des enseignants, tenant collèges, high schools et pensionnats. Ailleurs, en Inde ou au Pérou, ils s’occupent des plus pauvres, tenant des dispensaires ou des foyers d’hébergement. En France, nos abbayes ont des frères impliqués dans tous les domaines de la pastorale. A Mondaye, par exemple, nous avons des frères curés de paroisse – l’abbaye dessert les 23 communes alentour du monastère – des frères aumôniers de mouvements d’action catholique (ACE, MCC, MCR, CMR) de scoutisme (un frère est aumônier départemental des Scouts de France, deux autres assurent l’aumônerie du groupe SUF de l’abbaye), d’Equipes Notre-Dame, d’autres frères ont des charges diocésaines (un aumônier diocésain du Secours Catholique, un responsable de la formation permanente des prêtres) ou interdiocésaines (un frère est responsable des GFU pour l’Ouest), d’autres assurent des aumôneries délicates et importantes aujourd’hui : un frère est aumônier de l’hôpital de Bayeux, un autre du Centre pénitentiaire de Caen, etc.
Partout, dans les paroisses, à l’hôpital ou en prison, avec des jeunes ou des anciens, dans cette variété sans fin de ministères, le prémontré » non-spécialiste » emporte seulement sa passion pastorale de servir le Peuple de Dieu. La compétence s’acquiert à l’usage, mais notre idéal n’est pas de former pour la vie un frère donné dans tel type de ministère. Chacun essaie de rester disponible à d’autres appels possibles, à des changements de poste ou de charge nécessités par l’organisation communautaire aussi. Le » fonds » de la formation, pourrait-on dire – et aussi ce qui fait l’objet de la » formation continue « , c’est vraiment la prière commune, la fréquentation quotidienne de la Parole de Dieu, l’étude de l’Ecriture sainte et de la théologie contemporaine. Un bon nombre de frères parmi nous doivent assurer des retraites, des récollections, des prédications (dominicales ou autres) et nous sentons le besoin évident de travailler. Nous expérimentons que l’ordination sacerdotale n’est pas le don de la science infuse : si tu ne travailles pas, ton homélie ou ta conférence seront nulles, et tu n’auras respecté ni ton Seigneur ni ton auditoire…
Cependant, il y a un ministère que nous accomplissons tous ensemble, avec bonheur, et, je crois, en en mesurant toute l’importance actuelle : c’est le ministère de l’accueil. Nos missions ad extra, vers les chrétiens du dehors, ne sont pas toute notre mission.
En tous cas, l’abbé veille d’abord à ce que la charge proposée par l’évêque ne soit pas incompatible avec la vie commune (des distances ou des horaires peuvent nous empêcher d’accepter des missions) car notre vie religieuse n’est pas une source imaginée ou qui coule une fois pour toute, c’est une expérience de vie quotidienne, et il faut la vivre d’abord. Ensuite, la charge confiée au frère lui échoit pour un temps, mais il l’exerce au nom de sa communauté, avec le soutien fraternel des siens. Il me semble que c’est vraiment une chance, dans notre type de vie canoniale, que de pouvoir affronter des ministères – parfois ingrats ou difficiles – à partir d’une base de vie fraternelle et spirituelle. Je viens de passer trois années comme aumônier d’une prison de longues peines à Caen, et j’ai réalisé combien ma vie religieuse m’a porté, au long des jours et des difficultés de ce ministère : comme il est bon, après la tâche, de rentrer à la maison, de prier et d’échanger avec des frères, dont la prévenance et la charité guérissent de toutes fatigues… Souvent, nous nous demandons comment un clergé séculier isolé et parfois âgé et fatigué peut assumer le ministère pastoral devenu si acrobatique…
En tous cas, la communauté essaie de vivre, au plan personnel et pastoral, le conseil d’Augustin : A chacun selon ses besoins. Aucun frère ne ressemble à l’autre : capacités pastorales, besoin de repos, habitude ou inaptitude au travail collectif, nous sommes si différents, si irréductibles. Cependant, il y a un ministère que nous accomplissons tous ensemble, avec bonheur, et, je crois, en en mesurant toute l’importance actuelle : c’est le ministère de l’accueil. Nos missions ad extra, vers les chrétiens du dehors, ne sont pas toute notre mission.
Aussi importante est celle qui nous permet d’accueillir dans nos monastères. De plus en plus de gens frappent à la porte (avec des demandes, il est vrai, de plus en plus diverses – du retraitant à l’agnostique, au chercheur sans horizon apparent). Nos monastères sont perçus comme des hâvres, des lieux où l’on peut poser le fardeau un instant, respirer, être écouté aussi. Une équipe d’hôteliers, chez nous, essaie de répondre à ces demandes, avec l’aide de toute la communauté. Nous organisons des sessions de spiritualité, de chant liturgique, de formation théologique, etc. C’est cependant encore un défi pour nous, une question » à travailler « , vu l’importance de la demande. Depuis quelques semaines, à Mondaye, une belle hôtellerie toute neuve – pardonnez cette page de publicité involontaire, je parle seulement de quelque chose qui tient à notre cœur canonial ! – construite dans l’ancienne ferme du XVIIIe de l’abbaye, a été mise en route. Le » carnet » est déjà plein – ce qui est certes un signe encourageant (et nécessaire pour les finances communautaires) mais surtout une interrogation pour nous. Qu’allons-nous dire, par notre vie chorale, notre vie fraternelle, notre joie de vivre, aux hôtes que nous accueillerons ?
Notre Père saint Norbert, il y a huit siècles, s’est retiré dans une forêt sauvage pour chercher Dieu. A sa suite, nous habitons, en prémontrés et en hommes du XXIe siècle, une campagne normande un peu reculée ! La question est : petit rejeton de saint Augustin, ton vêtement blanc, signe de résurrection, aidera-t-il le cœur de ceux qui cherchent la vérité à rencontrer la lumière cachée dans leur propre vie ?
Pour en savoir plus :
Bernard ARDURA, Prémontrés, histoire et spiritualité, Publications de l’université de Saint-Etienne, 1995, 622 pages.
Dominique-Marie DAUZET, Petite vie de saint Norbert, Desclée De Brouwer, 1995, 208 pages.
Dominique-Marie DAUZET (dir.), La voie canoniale dans l’Eglise aujourd’hui, collection Vie Consacrée, Editions Lessius, 1994.
La vie de couple, par Dennis et Nicole Gira – L’écoute de la communauté, par sœur Hélène-Marie – Saint Augustin, l’amour sans mesure un livre de Marcel Neusch, par Marie-Paulette Alaux
La vie de couple, par Dennis et Nicole Gira
Vers une communion qui dépasse toute attente
Dennis et Nicole, les signataires de ces lignes, sont tous les deux enseignants à l’Institut catholique de Paris, Dennis comme spécialiste du bouddhisme, Nicole comme professeur de français pour les étrangers. Dennis est en outre rédacteur enchef de » Questions actuelles (Bayard Presse). Ils sont aussi très engagés sur le plan pastoral dans leur paroisse. Ils ont deux filles qui poursuivent leurs études universitaires. Nous les remercions pour le témoignage de leur vie de couple, où il est clair que l’idéal de communion, si cher à Augustin, a son premier lieu de réalisation dans le mariage.
Le pardon est donc le signe fort que chacun accepte de croire que toute personne est plus grande que ses actes. C’est aussi l’instrument qui permet de reconstruire et d’approfondir la communion
Comme point de départ de cette réflexion sur la communion que sont invités à vivre tous les couples chrétiens – et au fond, tous les êtres humains -, il faut peut-être en premier lieu réfléchir au sens du mot » mystère « . Dans le contexte de la foi chrétienne, ne parle-t-on pas souvent en effet de Dieu, mais aussi de l’homme – puisqu’il est créé à » l’image de Dieu » – en terme de » mystère » ?
Ce mot, certes, n’est guère à la mode aujourd’hui, à cause sans doute du sens un peu négatif qu’il a pris. Qui dans son enfance par exemple, n’a pas reçu en guise de réponse à une question gênante qu’il posait à ses aînés dans la foi : « Tu ne peux pas comprendre, c’est un mystère ! » ? C’est ainsi que ce mot a pu devenir pour beaucoup le signe d’une porte qui se fermait sur l’aventure spirituelle. Ici, nous utilisons le mot » mystère » pour » désigner » une réalité tellement vaste, tellement profonde qu’on n’en finira jamais de la découvrir, ce qui est infiniment plus positif que de dire qu’on ne la comprendra jamais.
Si Dieu donc est mystère, il est clair que nous ne pourrons jamais le considérer comme un simple objet de notre connaissance, comme le seraient par exemple une formule mathématique, une voiture, un stylo, etc. Notre » connaissance » – on hésite même d’utiliser le mot – de Dieu est d’abord d’ordre relationnel et dynamique. Ainsi, ce que nous pouvons » connaître » de Lui aujourd’hui ne correspondra pas à la » connaissance » plus grande que nous en aurons sans doute demain. Il est donc impossible de » définir » Dieu. Le faire serait le » tuer » en le réduisant à l’idée que nous pouvons nous faire de Lui. Or, cette idée ne serait bien sûr qu’une aberration à rejeter immédiatement. Cela explique sans doute pourquoi tant de personnes, qui ont vécu longtemps avec une image déformée de Dieu, le rejettent avec soulagement aujourd’hui. Les chrétiens savent donc que ce ne sont pas d’abord les études qui leur permettent de s’approcher de Dieu – de le » connaître » – mais le fait d’entrer pleinement en relation avec son » Mystère » vivifiant. Leur source principale de » connaissance » de Dieu, c’est leur expérience de communion avec Lui, communion qui commence déjà en cette vie et qui, au-delà de la mort, dépassera tout ce que l’homme peut imaginer.
Mais quel rapport est-ce que tout cela peut avoir avec ce qu’un homme et une femme peuvent espérer vivre dans leur vie de couple ? En premier lieu, si les êtres humains sont vraiment créés à l’image de Dieu, tout ce que nous avons dit du » mystère » de Dieu s’appliquera d’une certaine façon à eux aussi – et à leur vie relationnelle. On ne peut jamais, par exemple, considérer une personne humaine comme un simple objet de connaissance. Si celui qui définit Dieu le » tue « , de la même façon celui qui s’imagine que l’idée qu’il a d’une personne donnée correspond à ce qu’elle est réellement, la vide de son » mystère « . C’est seulement en vivant en relation avec les autres que l’homme peut commencer à les » connaître » vraiment. Cette connaissance, comme celle que l’on peut avoir de Dieu, sera donc toujours d’ordre relationnel et dynamique. La relation entre deux personnes ouvre ainsi à l’expérience d’une communion réelle qui s’approfondira, mais seulement dans la mesure où chacun y investira son désir, ses forces, son énergie et son temps. Et quand deux personnes s’engagent l’une envers l’autre pour toute la vie, la communion dont ils pourront faire l’expérience sera vivifiante pour elles, pour leurs enfants, pour leurs amis, etc. – à condition que soient respectés les quelques principes qui » gouvernent » la dynamique inhérente à toute relation interpersonnelle authentique.
D’abord, un couple qui veut aller jusqu’au bout de sa relation sera attentif à rester toujours dans l’écoute mutuelle. Cela peut sembler évident, mais communiquer et partager au niveau juste, jour après jour, mois après mois, année après année… n’est pas chose facile. Même pour les couples les plus convaincus de la nécessité vitale de cette communication, il y a des périodes extrêmement difficiles. Aujourd’hui, un foyer établi sur des bases solides peut parfois rapidement devenir un simple lieu de passage, commode pour les deux époux qui sont sollicités de tous côtés, souvent au nom même de l’Église, mais vide de sens. La vigilance est donc indispensable dans la vie d’un couple qui veut vivre pleinement la communion à laquelle il est promis.
Le pardon est également essentiel même s’il semble parfois extrêmement difficile à vivre. Ne pas pardonner – soixante-dix fois sept fois – est en effet un acte » meurtrier » dans tous les cas, mais peut-être davantage encore dans la vie d’un couple. Celui ou celle qui ne pardonne pas, enferme son époux(se) dans sa faiblesse. L’écoute devient impossible en l’absence des paroles du pardon qui donnent la vie en appelant l’autre à dépasser sa faiblesse pour redevenir le mystère qu’il(elle) est. Le pardon est donc le signe fort que chacun accepte de croire que toute personne est plus grande que ses actes. C’est aussi l’instrument qui permet de reconstruire et d’approfondir la communion.
Il est évident que ce qu’on peut dire de la vie d’un couple est, mutatis mutandis, vrai de la vie fraternelle qui devrait caractériser la vie de toute communauté authentiquement chrétienne. Dans tous les cas, la communion qu’on construit jour après jour, avec toutes les difficultés et les joies qu’engendre cet effort, est déjà un avant-goût, pour ainsi dire, de la vie qui nous est promise en Dieu. Comment les choses pourraient-elles être autres puisque nous sommes créés à l’image de Dieu ?
L’écoute de la communauté, par sœur Hélène-Marie
Fais pleuvoir sur mon âme les flots
de ta douceur afin que je supporte ces gens-là…
Je ne sais si vous avez lu la conférence du Père Timothy Radcliffe, o.p., aux supérieurs majeurs de France en octobre 1998 : » L’ours et la moniale « . Les dernières pages sont sur la vie de communauté. Dans le monde moderne et post-moderne, l’individualisme, l’indépendance, le désir de produire, de réussir l’emportent et pourtant ne satisfont personne. Et l’on entend : » La vie humaine a-t-elle un sens aujourd’hui ? » Une des manières d’essayer de répondre dans la vie religieuse est de vivre en communauté. Trouver son identité dans une communauté en frère, en sœur, c’est vivre une autre image du moi, une autre façon d’être humain. Elle incarne une contre-histoire à celle du héros moderne. Au temps de saint Dominique, on appelait la communauté » une sainte prédication « . Elle parlait sans avoir à parler… La communauté est un signe de communion pour l’Eglise entière, un témoignage de la Vie trinitaire. Mais la communauté est le lieu des plus grandes joies autant que des plus grandes souffrances. » Des ours sous une peau de moniale » !
Et le Père Timothy poursuit que la formation est longue pour devenir humaine, pour apprendre à écouter, à parler, à briser l’emprise de l’égoïsme et de l’égocentrisme qui font du moi le centre du monde. Le religieux n’est pas un être céleste, échappant à la modernité mais une personne dont les vœux ont rendu inévitable et sans échappatoire le combat pour renaître. Ensuite, parce que c’est difficile, nous devons nous attacher à bâtir des communautés où cette nouvelle vie pascale soit possible. La communauté est un lieu de mort et de résurrection où nous nous aidons réciproquement à nous faire nouveaux. Comment ? Voyons ce que nous dit Augustin.
La communauté chez Augustin « Ils sont devenus le temple de Dieu ! »
« L’idéal de la communauté augustinienne n’est autre que celui de la communauté apostolique, celle des premiers chrétiens à Jérusalem, telle qu’elle est décrite dans les Actes. Il s’exprime à l’impératif, mais la Règle n’idéalise nullement la réalité quotidienne embarrassée de travers trop connus » (Dietrich Bonhœffer). Comme le dit Goulven Madec : » La Règle se présente comme un mélange de grands principes et de petites prescriptions à la mesure des passions mesquines : la jalousie, l’envie, l’orgueil… et les tentations très ordinaires : les contestations et les murmures, les pulsions sexuelles, l’effronterie du regard… »
Quels sont les fondements bibliques et théologiques de la communauté augustinienne ?
- La première communauté chrétienne (Actes 2, 42-46 ; 4, 32-35) : » Dieu a pour sanctuaire ceux qu’il fait habiter d’un cœur unanime. » (Ps 67).
- La Trinité (Jean 14) et chacune des trois personnes : « Le Dieu Trinité, le Père, le Fils et l’Esprit viennent à nous tandis que nous allons à eux. » (Ev. Jean 76, 4)
- L’Incarnation : l’humilité du Christ (Ph 2, 3-11) : « Le Médiateur, l’homme Jésus-Christ, le Verbe fait chair…, l’enseignement que nous donne sa faiblesse. » (Conf. VII, 18, 24)
- Le Temple (I Co 3, 16) : » Unique est le cœur de ceux qui sont unis ensemble par la charité. Ils sont devenus le Temple de Dieu… non seulement chacun mais tous ensemble. Ils sont devenus par le Seigneur le lieu de son repos. » (Ps 131)
- Le Corps (I Co 3, 12) : « Devenez ce que vous recevez ! Si donc vous êtes le Corps du Christ, c’est votre mystère à vous qui est sur la table, c’est votre mystère que vous recevez. » (Sermon 272).
La vie religieuse pour Augustin consiste dans l’unanimité, la concorde. » Mon bien-être, c’est d’aimer Dieu et les frères. » La communauté doit faire de tous une seule âme et un seul cœur tendus vers Dieu. C’est pour Augustin le sens même de » monachus « , qui désigne non pas un isolé, mais la communauté de ceux qui constituent tous ensemble » un seul homme « , une seule âme, un seul cœur. Et pourtant Augustin était sans illusion, il a mené un vrai combat : » Fais pleuvoir sur mon âme les flots de ta douceur… afin que je supporte ces gens-là. » (Conf. XII, 25, 34 ). La communauté est une personne dont nous avons à écouter le cœur. Qu’est-ce que cela veut dire ? Nous le verrons plus loin.
La communauté dans la Bible « Faites attention à ce que vous entendez ! »
Avec Augustin, nous avons vu les fondements bibliques de la communauté. Par exemple, écouter chaque membre du Corps :
« Vous voyez dans vos membres comment chacun a sa fonction : l’œil voit, il n’entend pas ; l’oreille entend, elle ne voit pas… Quand il y a santé et concordance, les membres jouissent les uns des autres. Et si un membre a quelque souffrance, les autres ne l’abandonnent pas et y compatissent. Prétendra-t-il que, parce que dans le corps, le pied est bien loin des yeux, si par hasard une épine est entrée dans le pied, les yeux ne s’en soucient pas ? Ne voyons-nous pas au contraire que tout le corps se ramasse, l’homme s’assied, le dos se courbe pour chercher cette épine qui s’est enfoncée dans le pied ? Tous les membres font ce qu’ils peuvent pour retirer l’épine de ce membre infirme et humble. Ainsi donc, cherchons à être dans le Corps du Christ un membre bien adapté ; l’oreille ne le serait pas si elle cherchait à voir. On ne peut faire ce dont on n’a pas reçu le don » (Commentaire du psaume 131).
Je pense aussi à Marc 4, 3-9 : la parabole de la semence et l’explication donnée par Jésus (14-20) peut se transposer sur l’écoute de l’autre. Lisons-la… Ce que dit l’autre peut tomber sur le chemin, sur la pierre de notre cœur, nos épines,… et l’autre s’en va triste en sa solitude. La parabole est comme une inclusion entre : » Ecoutez » (3) et : » Que celui qui a des oreilles pour entendre qu’il entende ! » (9), et un peu plus loin : » Faites attention à ce que vous entendez ! »
Dans Jean 21, nous voyons comment Jésus restaure la vie communautaire de ses disciples : sa présence au milieu de leur vie de travail, le pardon, le repos eucharistique et tous les repas de la Résurrection. Jean » entend » que c’est le Seigneur, mais Pierre entend ce que dit Jean. Lire l’évangile de Matthieu avec ce thème de la communauté (l’Eglise) et de l’écoute.
L’écoute des autres « La première hospitalité n’est autre que l’écoute »
A. Les difficultés de l’écoute
° Ecouter quelqu’un, c’est être confronté à la différence ; c’est accepter d’entendre des choses hors de son système de référence habituel, en marge de sa zone de sécurité. Une telle situation peut devenir destabilisante, condamner à fuir ou à se protéger en essayant de récupérer l’autre dans son propre fonctionnement : » Si j’étais à votre place, je ferais… » Or, justement on n’est pas à sa place. S’ouvrir à l’autre, c’est accueillir l’étranger en soi qui risque de déranger nos certitudes et de toucher nos points de fragilité. Mais c’est aussi devenir libre. C’est donner l’hospitalité. C’est ouvrir la porte comme l’hôtelier (cf. Luc 10).
° Chacun de nous a un tempérament plutôt dépendant ou plutôt indépendant. L’écoute s’en trouvera différente. Peur d’entrer en relation, de se laisser aimer. Besoin d’affirmation ou d’approbation.
° Pour vraiment écouter, il est nécessaire de créer un espace, être trois : l’autre, la solitude et moi. Ne pas attendre de réciprocité ou la trouver seulement en Dieu.
° Un certain » amour-propre » est nécessaire, estime de soi. Pas besoin d’un personnage. Laisser tomber ses défenses ; les remplacer par des protections pour garder la salle au trésor, ce qui nous est le plus précieux.
° L’autre est un miroir, pas toujours très poli. Il nous révèle ce que nous ne voudrions pas, peurs.
° Se croire marqué, conditionné par le passé : « Je suis comme ça, je n’y peux rien ! » En fait, ce langage n’est pas chrétien. Lorsque nous prenons conscience de ce qui nous marque dans notre histoire, alors commence notre responsabilité. Oui, mon histoire a été ainsi, je ne peux pas la changer. Mais je peux l’intégrer dans ma vie… Aujourd’hui, quels sont le sens et l’orientation que je choisis de donner à ma vie, en m’appuyant sur la grâce du Seigneur ? Je suis libre de faire de mon passé une prison aux barreaux de laquelle je m’accroche… ou bien une plate-forme d’expérience et même un tremplin pour un chemin nouveau.
° Les non-dits. Ou les mal-dits, les mal-entendus. A l’image du Dieu-Parole, nous devons apprendre à nous parler. Cela suppose un réel apprentissage. Apprendre à se taire pour être présent à l’autre en profondeur. Laisser retentir ce que l’on entend, pour réaliser ce que l’autre balbutie. Ne pas avoir peur de ce que l’autre essaie de dire.
Nous sommes parfois responsables d’une certaine pollution de nos pensées. Si on me dit : » Je ne peux pas venir » et que j’entends : » elle ne m’aime pas « , je suis responsable et peut me torturer avec mon imaginaire. La garde des pensées (le bouclier de la foi) ! Fuir l’ennemi et se réfugier en Dieu : » Pourquoi êtes-vous bouleversés ? Quelles sont ces pensées qui surgissent en vous ? »
B. Les chances de l’écoute. Qu’est-ce que l’hospitalité ?
Au contraire, lorsque je m’efface pour écouter l’autre, lorsque je laisse la parole de l’autre se déployer dans le silence que j’ai créé, dans l’espace que je lui ai laissé, je deviens moi-même et offre une vraie écoute, une vraie hospitalité. Voici ce que dit Jean-Louis Chrétien, dans Christus n° 176 (octobre 1997) :
» La première hospitalité n’est autre que l’écoute. C’est celle que corps et âme nous pouvons donner jusque dans la rue et sur le bord des routes, quand nous n’aurions à proposer ni toit, ni feu, ni couvert. Et c’est à tout instant qu’elle peut aussi être donnée. De toutes les autres hospitalités elle forme la condition, car amer est le pain qu’on mange sans que la parole ait été partagée, durs et lourds d’insomnie sont les lits où l’on se couche sans que notre fatigue ait été accueillie et respectée. Et l’ultime hospitalité, celle du Seigneur, ne sera-t-elle pas de tomber, vertigineusement, dans l’écoute lumineuse du Verbe, l’écoutant pour parler, parlant pour l’écouter ? L’écoute est grosse d’éternité. »
Et dans un de ses livres, Henri Nouwen dit :
» Celui qui veut faire attention à l’autre sans lui imposer ses propres « intentions » a besoin d’être à l’aise dans sa propre maison, c’est-à-dire qu’il lui faut découvrir le centre de sa vie dans son cœur. La contemplation est aussi une condition absolument nécessaire à l’hospitalité. Quand nous sommes inquiets, agités, tiraillés par de multiples conflits, entre personnes, idées et problèmes de ce monde, comment pouvons-nous créer l’espace pour que l’autre puisse y entrer sans se sentir un intrus ?
Quand nous ne craignons pas d’entrer dans notre cœur et de nous concentrer sur les mouvements de notre esprit, nous nous rendons compte que vivre c’est être aimé. Cette expérience nous enseigne que nous pouvons aimer parce que nous sommes nés de l’Amour, que nous pouvons donner la vie parce que notre propre vie est un don et que nous pouvons ainsi libérer les autres parce que nous avons été libérés par Celui dont le cœur est plus grand que le nôtre.
Quand nous avons trouvé notre point d’appui, alors nous sommes libres de faire entrer les autres dans l’espace créé pour eux, de les laisser y danser leur danse, chanter leurs chansons et parler leur langue sans peur. Notre présence ne menace plus mais invite et libère.
Celui qui a fait face à sa propre solitude et est à l’aise dans sa propre maison, peut devenir un hôte à une quantité d’invités. Il leur offre un lieu amical où ils sont libres de venir et d’aller, d’être proches ou lointains, de se reposer ou de jouer, de parler ou de se taire, de dîner ou jeûner. Le paradoxe est en effet que l’accueil demande la création d’un espace où l’autre peut trouver sa propre âme. »
C. Les limites de l’écoute
Nous devrions écarter » l’utopie d’une écoute parfaite « . Une parole qui ne viserait que l’écoute serait une parole de captation, de séduction. Vous n’arrivez pas à parler à ceux qui savent tout très bien et connaissent tout d’avance, à ceux qui interprètent et finissent vos phrases. L’écoute serait vision, autopsie. La perfection de l’écoute est d’être imparfaite tant elle est respectueuse. Elle demande vide et désintéressement ; et non la mise en œuvre d’une » savoir écouter » acquis et possédé. Savoir qu’on ne sait pas, oui, c’est le seul savoir, savoir chaque fois apprendre. Savoir n’est pas un bagage, il est de perdre ses bagages. » L’hospitalité de l’écoute comme celle de l’Epiphanie, c’est l’hospitalité d’une étable, c’est-à-dire dans un lieu normalement inconvenant pour recevoir des Rois, une hospitalité en défaut, parce qu’elle n’a rien d’autre à offrir qu’un lieu vacant et sans apparat » (J. L. Chrétien).
C’est vers ce que moi-même je ne comprends pas et ne maîtrise pas que je dois tendre l’oreille. C’est la seule façon d’écouter car c’est ainsi seulement que je peux me laisser instruire et transformer par ce qui advient. J’écoute là où je n’en sais pas plus que l’autre sur ce qu’il me dit, là où je peux partager avec lui la surprise.
Ecouter n’est pas décoder car la parole n’est pas un code. Une machine peut décoder, elle ne pourra jamais écouter. L’écoute est » palpitante « , elle ne se peut faire qu’avec un cœur qui bat. La vérité toujours inachevée de l’écoute est un acte cordial.
L’écoute de la communauté comme personne
Nous sommes chacun responsable d’écouter la communauté, d’entendre son pas, son rythme, de remarquer ses moments de consolation, de désolation, d’écouter battre son cœur, ou aussi d’entrer chez elle comme dans un Temple, à genoux, en prière, ou encore de souffrir avec ce membre souffrant du corps que nous formons. Entendre le gémissement de la communauté (Rm 8), le cri non-audible, l’ » in-ouï » qui cherche à se dire. Il faut beaucoup d’amour.
Et par là même, croire que la communauté a quelque chose à me dire, que son histoire, ses épreuves, son chemin sont pour moi une Parole. Je peux croire que la communauté me transforme par cette Parole pauvre et vraie, parfois difficile, toujours différente, surprenante.
Pour cela, il faut prendre des moyens. Le Père Timothy voit la vie religieuse comme un » écosystème « . Un écosystème est ce qui permet à des formes de vie étranges de s’épanouir. » Une grenouille rare ne peut vivre, se reproduire et avoir un avenir que si elle dispose de tous les indispensables éléments de son écosystème : un étang, de l’ombre, diverses plantes, beaucoup de boue et d’autres grenouilles. » Etre religieux, c’est choisir une forme de vie étrange, et chacun de nous aura besoin de son environnement porteur : prière, silence, climat de confiance, le pardon ; et nous pouvons compléter cette liste.
Pour approfondir
Il est possible de faire ce travail de réflexion en communauté, au moins en partie.
- Quelques questions possibles :
– Quelle est la qualité dominante de ma communauté ?
– Qu’est-ce que je lui donne ?
– Qu’est-ce que je reçois d’elle ?
– Ce que la communauté a dû me pardonner ?
– Ce que j’ai dû pardonner ?
- Jean 21 : La communauté se refait. Comment ?
- Matthieu 5, 1-12 : Puis-je attribuer une Béatitude à chaque sœur de ma communauté ? Et une à la communauté en tant que personne ?
- I Co 12, 12-30 : Qui est quoi dans ma communauté ?
Saint Augustin, l’amour sans mesure un livre de Marcel Neusch, par Marie-Paulette Alaux
C’est du Augustin sur mesure que nous propose de (re)découvrir Marcel Neusch à travers son dernier ouvrage paru aux éditions Parole et Silence.
Le titre à lui seul résume bien la pensée de l’évêque d’Hippone : l’amour. Fidèle à tous les rendez-vous, au creux de ses errances comme au sommet de son bonheur, dans ses recherches comme dans ses combats…, l’amour chez Augustin est quête de prière incessante et objet de désirs éternels, à la fois misère et miséricorde, point de rencontre de tous les paradoxes où l’homme se découvre pauvre, avec un cœur » sans repos tant qu’il ne se repose pas en [toi] Dieu « , trop grand pour lui puisqu’il a été fait pour Dieu.
Quel que soit notre degré de familiarité avec les écrits d’Augustin, cet essai a le mérite de les rendre plus compréhensibles et invite à aller plus loin dans la pensée du Docteur de la grâce. Marcel Neusch, assomptionniste, dont la signature est familière aux lecteurs des Itinéraires Augustiniens, met ses compétences de spécialiste au service de la pédagogie, tout en gardant son style clair et soigné, rendant ainsi agréable l’aventure de la lecture.
Pas à pas, depuis le désir de Dieu jusqu’à la conversion, de l’inquiétude à l’action de grâce en passant par l’histoire comme lieu de rencontre entre Dieu et l’homme, sans oublier la découverte de la voie vers la patrie, ou encore l’expérience du Christ, seul médiateur entre Dieu et les hommes…, les grands thèmes chers à Augustin se dévoilent au fil des pages, pour donner, une fois la lecture achevée, l’itinéraire exceptionnel d’une âme ardente. Chemin faisant, passant de la » région de la dissemblance » à la ressemblance, sa recherche et » sa joie lente à venir » rappellent étrangement nos propres quêtes spirituelles.
Remaniés pour leur publication dans Parole et Silence, certains chapitres ont connu une première parution dans notre revue. Nos lecteurs ne seront donc pas dépaysés tout en découvrant de l’inédit, tel le chapitre sur Le Christ d’Augustin. Quant aux abonnés dernièrement venus et qui regrettent de ne pouvoir mettre la main sur certains numéros épuisés, voici en un seul volume de quoi combler toutes les frustrations ! A lire sans modération.